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Un souvenir d'enfance

 

LE MONDE SELON SERDAIGLE

(une recension d'Errata de George Steiner)


I - Un souvenir d'enfance

II - La question juive

III - Le droit à la camelote


Errata.jpg

« Si vous êtes sage et réfléchi, Serdaigle vous accueillera peut-être. Là-bas, ce sont des érudits qui ont envie de tout connaître », le Choixpeau magique dans Harry Potter.


Hygiène des hauteurs. Bonheur des cimes. Fête exigeante des sens et de l’esprit. Comment ne pas aimer George Steiner ? Lorsque je découvris Réelles présences lors de ces après-midi d’été 2000 au chalet de la cascade du Daro à Chamonix, ce fut comme une Confirmation. Enfin ce que j’avais toujours pensé, plus ou moins maladroitement, de la vie et de sa valeur purement artistique, trouvait sa légitimité.  L’art était une question d’amour et l’amour était une question de sens. L’on était en droit de comprendre le monde à travers les grandes œuvres. Shakespeare valait non seulement mille paires de bottes mais encore en savait-il plus sur la réalité que toute la science du monde. La culture pouvait être une mystique.


Karajan, Walkyrie.jpgUn souvenir d’enfance

Que l’art sauve l’existence, j’en étais persuadé depuis mon adolescence, et  soyons prétentieux, depuis mon enfance. Dès l’âge de huit ans, mes amis s'appelaient Richard Wagner, William Shakespeare et Michel Ange, sans oublier Moïse, Ulysse, et le comte de Monte-Cristo. Tout panégyrique d’un grand auteur relevait à mes yeux d’une prière. Toute écoute d’un disque de Mozart ou de Wagner était un acte de foi.  Mais une méfiance parentale ou sociale qui devait me polluer longtemps faisait que je n’osais jamais aller jusqu’au bout de cette idée. Ne m’avait-on pas un jour privé du coffret de La Walkyrie version Karajan que l’on venait de m’offrir quelques heures avant pour mon anniversaire ? Pour un préadolescent de onze ou douze ans, ce cadeau improbable avait paru un peu « too much » à mes parents pourtant mélomanes, et l’on demanda même à mon oncle (maternel) ce qui lui était passé par la tête pour qu’il complaise à mon désir « wagnérien ». Lui-même n’avait osé me refuser ce cadeau dans le magasin. Il est vrai que cet énorme coffret de cinq disques noirs représentant plus de quatre heures et demie d’audition (et avec cette magnifique couverture van goghienne qui me faisait délirer) outrepassait les capacités culturelles de ma famille. Sur la centaine de disques classiques que nous avions, il y avait bien quelques opéras, mais tous en extraits, et ce dont je rêvais, moi, était de me plonger dans une œuvre intégrale – par-dessus tout le Ring ou Parsifal dont ma mère me racontait avec ferveur les histoires. Qu’a-t-elle fait partie de ce complot ? Peut-être a-t-on pensé que je n’étais pas assez mûr pour me mettre à l’écoute d’une œuvre aussi monumentale que la première journée de la Tétralogie ? Peut-être aussi mes parents ont-ils pu se sentir un peu dépassés par un fils qui recherchait un peu trop le bonheur dans les livres et les disques et pas assez auprès de ses petits camarades - d’ailleurs quasi inexistants à l'époque. Quoiqu’il en soit, il fallut retourner  au disquaire de la ville pour rendre cette Walkyrie et choisir un autre disque à la place –  une stupide symphonie de Beethoven que je connaissais déjà.  Tant pis ! Ma découverte du Ring allait encore attendre quelques années. Pour l’instant, il ne fallait que ruser avec la famille, car si cela continuait comme ça, on allait bientôt surveiller mes lectures, et qui sait, confisquer mon unique exemplaire adoré des Infortunes de la Vertu (même pas caché dans ma bibliothèque !), et m’acheter un tome du Club des Cinq à la place. Pour le reste, je tombais évidemment amoureux fou de cette Brunehilde dont on m’avait privé, et qui, d’après ce que je connaissais d’elle - une grande et forte blonde armée jusqu’aux dents, hurlant des sublimes « Heiaha ! Hoïotoho ! » et venant sauver des garçons plus jeunes qu’elle des griffes de leurs Fafner et Fasolt de parents - me mettait dans tous mes états.

L’autre conséquence de cette privation inique (et reconnaissons-le, unique dans mon enfance) est que je me mis à me poser des questions sur les rapports entre « la vie », c’est-à-dire ce que je voyais des adultes, et l’art. Inutile de dire que j’adoptais dès cette époque toute opinion qui dévalorisait ou méprisait la vie au profit de tout ce qui pouvait surévaluer les grands auteurs et leurs grandes œuvres – et de fait, restais sans « camarade » pendant encore un bon bout de temps. Mais l’amitié est une perte de temps, a dit excellement Proust. Et tout ce qui n’est pas littérature et ennuyeux, et je le hais, rajoutait Kafka.

Cette question de l’importance de l’art dans l’existence est bien entendu celle de George Steiner. A la terrible interrogation qui a obsédé toute sa vie ce dernier, « comment peut-on écouter Schubert le soir après avoir torturé le matin ? », s’accompagne celle, moins tragique mais non moins polémique, « en quoi le mandarin doit-il l’emporter sur le philistin ? ». Si la première interrogation structure tout le sujet du travail de Steiner, la seconde pose plutôt le problème de son statut – et c’est celle-là que je voudrais, à mon niveau, reprendre dans cette présentation. Et pour ce faire, parcourir comme il se doit ce livre magistral qu’est Errata - récit d’une pensée, la meilleure et la plus stimulante introduction à l’œuvre du maître. On pourrait dire du Steiner d’Errata ce que André Mauroy, je crois, disait de Chesterton : « dix minutes de Chesterton et le sang et les idées sont plus claires ». Vingt minutes de Steiner et votre goût des belles choses est décuplé, votre jugement réenchanté, et votre intelligence rendue à son caractère érogène. Prévenons tout de même les steineriens qu’ils n’apprendront rien ici de ce qu’ils ne sachent déjà sur leur auteur, mais peut-être auront-ils plaisir à participer à ma célébration. Quant aux non-steineriens, ils ne le seront sans doute plus longtemps. Impossible, à moins de militer consciemment pour la médiocrité, de ne pas vénérer cette pensée et ce style. Encore que j’aimerais beaucoup rencontrer un ennemi absolu de la pensée de George Steiner, ce qui, dans notre canton, n’est pas si évident que cela. Mais un lecteur qui vomirait sur cette œuvre plaisante et profonde, qui trouverait odieuse sa conception de l’élitisme et abjecte ses fréquentations (Boutang, Rebatet), qui ne supporterait pas enfin qu’on puisse consacrer sa vie à la culture alors que les trois-quarts du monde crèvent de faim, qui estimerait, que tout cela n’est que de la « merde bourgeoise », oui, un triste sire aussi formidable serait le bienvenu dans le courrier.

Car enfin,


Proust adolescent.jpgCréer est-il adulte ?

On le sait, George Steiner se définit comme un « anarchiste platonicien ». On le sait encore mieux, Platon fut le premier ennemi des poètes – quoique poète lui-même. La raison ? La poésie ment, copie, drogue. Elle n’est qu’un décalcomanie honteux de la vérité - palliatif pour les faibles, mensonge pour les menteurs, opium pour quiconque se détourne de la vie, la vraie, la seule, la dure. Etre adulte, c’est s’occuper de politique, d’administration, de justice ou de science. Or, les poètes ne sont là que pour amuser. A la limite les reçoit-on les jours de fête mais c’est pour mieux les virer de la cité le lendemain. Il est remarquable qu’en tant que juif, George Steiner se pose aussi cette question essentielle de ce qui est « sérieux » et de ce qui ne l’est pas, et qui fait de lui un disciple du grand grec.

« Le judaïsme n’est pas tout à fait à l’aise avec la poétique de l’invention (fabulation), avec le grain de sénevé de la « fausseté » ou de la fiction, avec la rivalité à l’égard du Dieu créateur, qui est le propre des arts. Compte tenu des prodiges illimités de l’univers créé, alors que la raison a tant à faire pour inventorier et saisir la richesse des êtres réels, alors que l’histoire reste à démêler, le droit à clarifier, la science à creuser, l’invention de fictions, de la mimésis, est-elle une quête véritablement responsable, authentiquement adulte ? Freud, pour sa part, ne le croyait pas.»

La création artistique comme névrose infantile ? Certainement. Ecrire des vers ou de la prose n’est pas sérieux – qu’on s’appelle Dostoïevski ou Barbara Cartland. L’écrivain est un enfant qui préfère jouer plutôt qu’apprendre. Or, le seul apprentissage digne de ce nom est celui qui consiste à interpréter la création. Notre tâche, notre devoir, notre grandeur, c’est la lecture du texte de la nature et du texte de Dieu. Rajouter ses fantasmes à Son œuvre, c’est faire peu cas de ce devoir. D’ailleurs, aucun père de famille ne voit d’un très bon œil que son fils devienne écrivain (et ne parlons même pas de sa fille). Jusqu’à la mort du sien, Proust passa aux yeux de ce dernier comme un dilettante qui ne ferait jamais rien de sa vie (contrairement à son frère qui, médecin et marié, sauvait l’honneur de la famille !) - et de fait, n'a rien fait d'elle hors raconter dans un livre de deux mille pages qu'il voulait la raconter. Oui, la littérature est bien la vraie vie des gosses de riches.

Remarquons que ce soupçon anti-artistique est bien souvent celui de la critique. Sérieux comme un pape, dit-on. Sérieux comme un critique, dirait-on mieux. Le critique, quels que soient son mérite, sa clarté et son « exigence », souffre trop souvent  de cette gravité qui lui fait pénétrer les grands textes mais qui en même temps le laisse à la porte de l’esprit qui accouche de ces grands textes. C’est que le critique essaye de rationaliser l’acte créatif. Or, celui-ci est le propre de l’irrationnel, du ludique, de l’enfantin. Disons-le : le critique comprend l’art mais ne comprend rien à l’acte créateur. Lui se réfère toujours à sa culture, ses catégories, ses dogmes pour accéder à la compréhension de l’œuvre alors que l’artiste ne crée que selon son bon vouloir, ses caprices, ses fantasmes, ou même ce « démon » qui est en lui. Il ne cherche pas tant à réaliser un idéal objectif qu’à obéir à une nécessité intérieure. Quand Amélie Nothomb dit qu’est écrivain celui qui ne peut vivre sans écrire, elle tape, comme d’habitude, juste. Et pour le critique pour qui l’écrivain est d’abord celui qui écrit des choses intéressantes, la guerre est déclarée. L’incompréhension éternelle entre artistes et critiques vient de ce fait que le souci des premiers est d’accoucher de leurs enfants et que celui des seconds est de dire si ces enfants sont beaux. Sans doute en ont-ils le droit (après tout, la vie est aussi une question de jugement), et loin de moi l’idée de déconsidérer totalement le critique. Seulement force est de constater qu’entre le jaillissement de l’œuvre et sa valeur, il y a cet abîme qui sépare depuis toujours ceux qui créent, même mal, et ceux qui jugent, même bien. C’est la raison pour laquelle les premiers, du plus petit au plus grand, sont assez débonnaires les uns envers les autres, tandis que les seconds pèchent par une extraordinaire intolérance, d'ailleurs dirigée autant contre les auteurs qu'entre eux.

Le critique doit-il être alors chassé de la cité littéraire ? Non, bien sûr. Sa fonction de garde fou reste nécessaire surtout dans une société où tout le monde se prend pour un artiste (et, redisons-le encore une fois, ne confondons pas ceux qui créent humblement et ceux qui font semblant de créer). Mais peut-être devraient-ils repenser leur credo selon le conseil que donnait John Cowper Powys dans ses Plaisirs de la littérature (chapitre sur Homère) : « L’idéal en ce qui concerne notre culture personnelle, est d’avoir le moins de préjugés et de convictions littéraires possibles. » Un critique sans convictions littéraires ? On peut toujours rêver.


songe d'une nuit par Fussli.jpgShakespeare est-il sérieux ?

Shakespeare est sans conteste le plus grand créateur de la littérature occidentale, celui qui est arrivé à tout dire du monde, faisant du langage le plus grand filet de « choses humaines ». Aucun être, aucune émotion, aucun objet, aucun concept qui ait échappé aux mailles de son verbe immense et magnifique de vingt mille mots. Avec lui, on peut parler d’une « incorporation » du monde par le mot, ou comme le dit Steiner, d’une « condensation de l’universel en une habitation locale et un nom. »

Pour autant, ce génie adulé des hommes et des dieux, dont on joue « non stop » les pièces partout dans le monde depuis quatre cent ans, ne sera jamais pour un pape, un critique, un parent d’élève, ou tout être qui prend la vie vraiment au sérieux, qu’un danseur de claquettes, époustouflant mais vain. Et Steiner de rappeler que des notables des lettres aussi prestigieux que George-Bernard Shaw, le critique marxiste Lukas, ou le philosophe Wittgenstein, et même des génies tels que Tolstoï ou Claudel, ont eu plus que des réserves vis-à-vis du grand Will. Ce que globalement tous ces gens reprochaient à l’auteur d’Hamlet ? D’être inutile à la cité. Sa flamboyance amorale, apolitique, agnostique, tout cela était objectivement vain. Contrairement à Molière qui se moque du vice ou Racine qui le blâme ou Corneille qui exalte la vertu, Shakespeare fait des vices et des vertus autant de « lois » inhérentes à l’humanité qu’on serait bien en mal de réformer. « Dans les propos, dans la conduite des hommes et des femmes de Shakespeare, nous ne saurions glaner ni éthique cohérente ni philosophie adulte, encore moins quelque preuve représentée d’une foi transcendante », écrit Steiner. Shakespeare, en effet, peut bien posséder le monde par son Verbe, le problème est qu’il n’en « fait rien ». Nous-mêmes, assure Wittgenstein, ne pouvons rien y trouver qui soit conforme à la vie. Trop de mots, d’exclamations, de métaphores, "trop de notes", comme dirait l’autre, trop de virtuosité qui empêche le sens de jaillir. Non, un monde bariolé, baroque, qui varie à l’infini sans jamais se fixer, et qui, du coup, flirte avec la folie, sinon avec le néant. Comme l’a bien vu Claudel, Shakespeare loupe complètement la dimension verticale de l’homme. Et Kierkegaard écrit dans son Traité du désespoir que Shakespeare semble avoir reculé devant "les véritables conflits, les conflits religieux". Aucune transcendance ne traverse son théâtre. Sa scène est une anti-Cène absolue. Lear et Macbeth peuvent bien évoquer les dieux dans leurs accès de rage ou de désespoir, ce n’est jamais de Dieu dont il s’agit. Chez lui, la « religion » va de pair avec la superstition, la « foi » n’est qu’une humeur comme une autre, son univers est d’ailleurs plus magique que divin ou satanique. Au fond, la « philosophie » shakespearienne est celle de tout un chacun, c’est-à-dire de l’homme commun universel, qui ne fait jamais que s’adapter à la nature et à l’histoire – la religion n’étant que la suprême adaptation. Et de fait, comme le dit Powys qui accompagne ma méditation steinerienne, « cet agnosticisme, qui s’empare progressivement de nous à mesure que nous lisons le théâtre de Shakespeare, n’est rien d’autre au fond qu’une poétisation normale de l’individu moyen. » C’est clair, Shakespeare désacralise en poétisant. « Prenez n’importe quel individu dans la vie ordinaire, riche ou pauvre, heureux ou malheureux, bourgeois ou vagabond, et vous l’entendrez bientôt parler de Dieu sur le ton même de Shakespeare, c’est-à-dire sur un ton qui mélange la superstition naturelle, le respect conventionnel, l’émotion égoïste et l’agnosticisme le plus complet. » Et Powys de conclure que Shakespeare, c’est l’homme naturel, celui qui a besoin de Dieu comme de vin, qui est partagé entre la cruauté et la douceur, le pouvoir et l’amour, la science et les songes, et qui ne sera jamais… un adulte.


 

Marsyas, par titien 0.jpg

Fête de la musique.

« L’invention de la mélodie : le mystère suprême des sciences de l’homme », dit Claude Lévi-Strauss. L’on s’amuse souvent, entre lecteurs, à se demander quels livres on emporterait sur la fameuse île déserte. Et de citer en général,  pour bien prouver aux autres qu'on a le sens de l'éternité et de la transcendance, voire qu'on est plus transcendant que le voisin, les inoxydables Homère, Sophocle, Dante, Shakespeare, Dostoïevski, sans oublier la Bible ou le Tao. Pourtant, il suffirait de savoir lire la musique pour rajouter à ces éternels, Bach, Mozart ou Beethoven, sinon pour les remplacer – car la Passion selon Saint Matthieu, c’est l’Evangile plus la musique, les mots plus les notes, et les Quatuors de Beethoven, sur le plan de l'angoisse et de la spiritualité, valent Kierkegaard. Enfin, les Noces de Figaro n'écrasent-elle pas le Mariage de Beaumarchais ? Comme le rappelle Steiner, « le langage, au regard de la musique, « tripote ». Il recourt à la colle, à la ficelle ou aux clous rouillés qui sont plus ou moins à portée de main. » Face à la musique, le langage se retrouve frustré, en manque, impuissant. Shakespeare lui-même ne résiste pas à Verdi et il est permis de préférer l’Othello de l’italien à celui de l’anglais. Quant à Falstaff, il transfigure indiscutablement Les Joyeuses commères de Windsor. Que les shakespeariens se rassurent : Macbeth reste complètement à Shakespeare, l’opéra de Verdi étant pour le coup plus brillant que tragique – et le film de Kurosawa, Le château de l’araignée, reste une magnificence illustrative (ce serait en fait avec l’Idiot de ce même Kurosawa que l'on pourrait se risquer à la comparaison avec le roman de Dostoïevski, mais je m’égare…)

On ne refera pas ici le débat d’ailleurs passionnant du « prima la musica, dopo le parole ». Si avec Vico, Rousseau ou Schopenhauer, « l’anthropologie philosophique tient que la musique a précédé la parole », c’est parce que la musique précède les choses à la manière de l'essence qui précède l'existence. De plus, la musique est toujours « un chant de la terre » qui a existé avant l'homme et pourrait exister après lui (alors que le langage est l'attribut humain par excellence). Tout à notre animisme bon enfant, on aime à rappeler que le chant est le propre des oiseaux et de certains mammifères marins comme le rythme est le propre du galop du cheval. Certes, notre honneur d'humain est de parler, mais la singularité de la musique est qu’elle « gagne » toujours contre la parole même si elle n’est qu’un  accompagnement de celle-ci. « Consciemment ou non, la musique vise à se retirer dans sa propre totalité, à vider le texte de son sens lexico-grammatical traduisible. Elle cherche à vocaliser entièrement la phonétique, les syllabes signifiantes du langage. » La musique émeut quel que soit son discours – d’où son aspect « fasciste » qui a tant obsédé George Steiner. Wagner, évidemment, mais aussi Mozart. Même l’air de la Reine de la Nuit peut être politiquement utilisable. Une fois de plus, « la peur platonique de la musique avait sa raison d’être. » Pour le bien de l'humanité, il fallut un jour se débarrasser du grand Pan.

Est-ce la raison pour laquelle les origines mythiques de la musique soient si violentes – « gorgées de terreur et de sang » ? Apollon avait-il perçu les dangers du pouvoir de la flûte de Marsyas pour écorcher sans pitié ce dernier ? A la musique sauvage du pipeau qui entraîne et aliène tous ceux qui l’écoutent (et notamment les enfants - Comment ? la musique serait d’origine… pédophile ?) répond la lyre d’Apollon, instrument de l’harmonie raisonnée et des intervalles mathématico-pythagoriciens. Même la matière de ces instruments s’opposent. Le pipeau est en bois et chante la nature primitive, celle qui met en transe et qui en ce sens reste au seuil de la culture. Celle de la lyre modelée à partir d’animaux abattus (coquille de tortue, boyaux de chat) qui représente la nature maîtrisée et qui entraîne la musique vers la parole et la civilisation. Pour l’adulte apollinien, il fallait que l’enivrant chant de Marsyas ne soit plus qu’un lugubre hurlement de douleur. Ainsi, les enfants ne le suivraient plus ni lui ni quiconque qui ramasserait sa flûte.

Les enfants, non, mais les hommes ? Comme il est doux d’écouter le chant des sirènes et comme il est dur, impossible même, de s’en arracher ! Ulysse bouchera les oreilles de ses compagnons à la cire mais se fera, lui, attaché au mât de son bateau – manière de jouir (et de souffrir) au maximum de la voix des belles sans dommages ni conséquences mais qui provoquera le suicide de ces dernières.

Orphée, enfin, dont la lyre, donnée par Apollon, commande aux éléments et aux bêtes féroces, apaise Cerbère et les Furies quand il se rend en enfer pour ramener Eurydice, Orphée, donc, sera démembré par les femmes à qui il ne voulait pas se donner. C'est que la musique trouble le désir jusqu'à la mort. Et comme le dit un personnage de Sade, il n'y a rien de pire que d'exciter la volupté et de ne pas la satisfaire. Marsyas avait voulu combler les hommes et fut écorché par le dieu, Orphée renonça à son charme et fut dévoré par les femmes,  seul Ulysse échappa aux Sirènes. Le voilà le pouvoir irrésistible de la musique qui met l’univers aux pieds du musicien mais finit toujours par se retourner contre lui.

Trois mythes, trois voluptés, trois tortures. « Pourquoi cette sauvagerie, presque cannibale, dans les histoires sur l'aube de la musique et la naissance des modes et des instruments de musique ? », redemandez-vous George Steiner, alors que vous le savez mieux que nous. C’est qu’il fallait à tous prix faire comprendre à l’humanité que l’art des sons renvoie à cette inhumanité élémentaire dans laquelle nous sommes tout le temps susceptible de replonger.  La musique peut avoir une telle souveraineté sur nous et peut nous conduire à de telles extrémités ! « Un air, une cadence momentanée peut prendre possession de notre conscience, s’accrocher à notre mémoire que nous le voulions ou non, que nous ayons même eu conscience ou non de son charme lorsque, souvent par accident, nous l’avons entendu pour la première fois. » Cet air peut devenir une rengaine, une pub, un hymne, et peut, oui, en effet, nous faire écorcher, noyer ou démembrer quelqu’un ! Quel art équivoque ! Quel sublime douteux ! Signifiante au plus haut degré et en même temps vide de sens, capable d'invoquer les choses mieux que nul autre, mais s'en passant allègrement, la musique prouve la métaphysique en même temps qu'elle nous en montre l'illusion. En quoi, elle est bien une transgression qui se fait passer pour une transcendance.


[Ce texte, composé une première fois en juin 06, a été remanié pour un article dans Les carnets de la philosophie  (numéro six d'hiver 09) et intitulé "Le monde selon Serdaigle". Je le re-update une troisième fois ici.]


A SUIVRE : La question juive

 

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Commentaires

  • Une fois n'est pas coutume Montalte : pas mal du tout.
    Tu cherches un ennemi de Steiner ? Fais attention, je commence à le devenir, pour bien des raisons trop longues à expliquer. Du reste, on peut suivre, si j'ose, l'évolution de mon appréciation à l'égard de Steiner sur mon blog.
    Attention tout de même : je ne suis pas bien certain que Steiner ne tente pas, désespérément, à se raccrocher aux propres principales idées qu'il avance. Id est ?
    L'oeuvre d'art est amour, est don de l'Amour, l'art n'est plus rien sans la postulation d'une transcendance qu'il appelle, invoque et d'une certaine façon fait advenir MAIS Steiner n'est pas exactement un croyant fervent.
    Idem pour sa position face au christianisme. Idem pour sa fascination pour Rebatet et sa fascination/amitié pour Boutang.
    Si tu as aimé Steiner (qui hélas ne fait rien de plus que se répéter laborieusement depuis ses Grammaires...), tu aimeras Weidlé, que j'évoque (superbes Abeilles d'Aristée).
    A toi.

    PS : attention toutefois aux simplifications concernant, par ex., les pièces de Shakespeare. Il y a une transcendance, mais inversée, noire si l'on veut, dans Macbeth, contrairement à ce que tu prétends.

  • Ce que tu es aimable aujourd'hui dis-donc ! Et comme je suis bonne pâte, je vais prendre cette amabilité au premier degré...
    Un ennemi de Steiner, toi ? Disons plutôt un déçu ou un blasé. Sur l'essentiel, tu ne renieras, me semble-t-il, jamais les Réelles présences. Tout ton travail s'enchâsse sur le sien sur un mode sans doute plus âpre. Il se répète depuis quinze ans ? bah, c'est le propre du penseur. Et Steiner a indéniablement ce côté scrogneugneu auquel, si j'ose dire, sa pensée crépusculaire ne pouvait que tomber. Seulement, on ne peut renier l'éveilleur et le grand lecteur qu'il fut - et ma tendance à l'effusion, qui doit te paraître si vulgaire, passe largement sur les défauts pénibles du bonhomme que d'ailleurs je ne connais pas. Que celui-ci soit un caractériel insupportable, plein de vanité et d'autosatisfaction, qui pique des colères infantiles, finissant par fatiguer son monde et par galvauder son travail, ma foi, ça me fait penser à un blogueur bien connu de chez nous, pas toi ?
    Sur ses inconséquentes fascinations, là, je te suis parfaitement. A force de vouloir faire advenir la transcendance sans y croire lui-même, il finit par sombrer dans une sorte de paradoxe affecté de la pensée qui surtout n'a pas besoin de la pensée pour s'exprimer. Mon avis est que là sa trouve sa limite littéraire car c'est dans les romans et non dans les essais que ce paradoxe aurait pu pleinement s'exprimer. Car à la fin, toujours se demander pourquoi papa gaze les gens à midi et joue sa sonate au violon à dix-huit heures, ça finit par faire désespoir prisunic.
    Tout comme son souci de préserver les mariages juifs non-mixtes, position que l'on peut éthniquement comprendre, mais qui n'a plus grand chose à voir avec la transcendance du sens. Au fond, Steiner est de plus en plus platonicien et de moins en moins anarchique, c'est-à-dire de plus en plus du côté des Lois et de moins en moins du côté des Idées. En lui, le Juif errant qui civilise le monde et le Juif sionniste qui protège sa terre, ont du mal à cohabiter... Mais je reviendrai sur ces points un peu plus tard.

    Sur Shakespeare, là, il faudrait un débat de fond. La transcendance à l'envers dont tu parles, satanique donc ?, me semble trop littéraire pour être crédible. Je ne crois même pas que le diable, au sens bernanosien, intervienne dans les affres de Macbeth. Ou si diable il y a, ce n'est pas le diable chrétien, ce n'est pas Satan. Au mieux un mauvais esprit des bois. Alors que dans Don Juan par exemple, on peut vraiment frémir, j'entends catholiquement, de la présence du dieu vengeur et de l'enfer. Dans Macbeth, la panique qui nous prend est celle du néant triomphant. Mais pour ce qui est de Dieu, niet. A discuter évidemment.
    Bien à toi.

  • Oh, mon amabilité, tu sais, n'est jamais que relative. Disons qu'ayant bien gueulé chez l'anaximenbrane, je suis arrivé ici comme un agneau. Et puis, ton texte s'est débarrassé d'un certain nombre (pas tous) de tes tics solipsistes qui le rendent lisible et intéressant. Si Arnaud Viviant écrivait un bon texte, je te jure que je le clamerais sur tous les toits de chaumière virtuels, alors...
    Bien : Réelles présences, oui, trois fois oui, cette découverte, tardive, le bouquin ayant paru en 1991, a été une révélation même si, à ta différence, elle ne m'a pas conforté dans mes idées conçues dès avant ma mise au monde, je veux dire, dans le ventre de ma mère. Tu vois donc que ta précocité, comme mon amabilité, sont toutes relatives.
    Ce côté scrogneugneu, il l'a hélas de plus en plus. Pourquoi ? Réponse toute bête : il n'écrit plus sous la contrainte, c'est un penseur craint et respecté (surtout pas les journalistes...), couvert de prix, d'honneur et d'argent. Il n'y a qu'à lire les insupportables effusions, pour le coup, de Cécile Ladjali, qui ne semble être venue sur terre que pour flatter le Maître...
    Lis ou relis Boutang, voire Strauss, voire Kraus, Benjamin, etc. : qu'y vois-tu ? De vrais penseurs qui, pour écrire ce qu'ils estimaient devoir être écrit, étaient prêts à braver tous les interdits sociaux, voire les dangers. Steiner lui, il le dit d'ailleurs dans Errata, est un lâche : l'impressionnait, chez Boutang, sa force et son courage physiques.
    C'est aussi ce que je reproche à Steiner, à mesure que j'avance dans mes lectures d'oeuvres qu'il cite : nous sommes trop souvent à deux doigts d'un plagiat intelligent qui ne dit pas son nom...
    Macbeth : non, non et non. Le diable est réellement présent dans cette pièce. Dieu...? Peut-être pas mais l'inversion de la nature (patente, ne serait-ce que par la prééminence de la thématique d'une animalité dévoyée). Souviens-toi aussi que le dernier personnage accompagnant Macbeth proche d'être vaincu se nomme... Seyton...
    "What ? Can the devil speak true ?" "Not in the legions of horrid hell can come a devil more damned...", etc., je cite de mémoire, ainsi que des dizaines d'autres occurrences.
    Se pose bien sûr, non pas tant la question de la présence du diable, patente je le répète, que celle de la croyance en cette entité de la part de Shakespeare. Les avis divergent et, certes, la plupart des pièces semblent baigner dans une étrange lumière pré-chrétienne si je puis dire.
    Montalte : ne tourne pas autour du pot avec moi car, pour descendre aussi bas dans le Mal, et Dieu sait que Shakespeare y est descendu, et Dieu sait que tu sais de quoi je parle, il fallait tout de même ne pas croire, comme on le fait aujourd'hui, que Satan n'est rien de plus qu'un ectoplasme ne faisant même plus peur aux enfants.

  • Je ne pense pas que Shakespeare pensait que Satan était un ectoplasme, je pense que Shakespeare pensait que Satan était moins important que le mal, ou si tu veux, que le mal n'avait pour Shakespeare pas besoin de cette incarnation. Le mal, chez lui, est d'autant plus atroce qu'il ne se réfère à rien, il est entière liberté, entière méchanceté (Iago), mais sans avoir besoin d'un arrière-monde satanique. Dans Macbeth, C'est la volonté, la sienne et celle de sa femme, qui pousse celui-ci à agir tel qu'il agit, non un démon qui le possèderait plus ou moins malgré lui. Si enfer il y a, c'est l'enfer de la volonté qui ne connaît pas d'obstacle. "Je n'ai d'autre éperon, pour auiguillonner les flancs de mon projet, que l'ambition, qui, surtout en selle, dépasse son but et retombe de l'autre côté."
    C'est marrant : c'est moi le "catho" qui distingue entre un mal "d'inspiration" satanique (type Dostoïevski où là en effet le mal est sans pris dans sa problématique chrétienne, et bien sûr chez Bernanos), et un mal "athée" (avec certes des évocations "diaboliques" - dont la fameuse "bête" qui aurait poussé le héros à tout avouer à sa femme, I-7 - mais qui, selon ma lecture en tous cas, ne restent jamais que des évocations) et toi, le.... le quoi d'ailleurs ? le désespéré qui renifle Dieu sans l'avaler ? qui exige de voir le diable partout, plus sensible qu'il est au diable qu'à Dieu. Elle est là peut-être notre différence. Au plus profond de moi-même, je n'ai pas peur du diable, je ne sais même pas si j'y crois, c'est une notion presque fantasmatique pour moi, en revanche, c'est de Dieu dont j'ai peur, Son amour comme Ses anges exterminateurs... Et c'est pour cela que Don Juan devant le Commandeur m'inquiète beaucoup plus que Macbeth et ses esprits. En revanche, c'est la solitude de ce dernier, surtout après la mort de sa femme, qui me semble insupportable. Macbeth devient presque fou de douleur lui-même après tout ce qu'il a fait, "fou" c'est-à-dire "seul à mort" - et c'est ce principe de folie qui traverse les pièces de Shakespeare qui me semble bien plus patents qu'un principe "diabolique". Et encore une fois, l'un n'est pas l'autre - sauf à considérer selon un étrange monisme satanique que tout mal est satanique.

    A propos de Steiner et de Boutang, je n'aime pas du tout que tu accuses Steiner de "lâcheté" sous prétexte qu'il l'avoue lui-même. Il n'aimait pas faire le coup de poing avec les rouges - cela mérite-t-il que tu le juges en un coup de cuillère à peau ?? C'est d'autant plus déplacé que Pierre Boutang, que Steiner admirait en effet pour son courage physique, lui, ne le méprisait pas et était au contraire son ami (et dans cet extrait d'Océaniques avait les larmes aux yeux quand Steiner lui disait son admiration). En voilà une belle histoire "d'hommes" ! C'est très beau, je trouve, un "lâche" et un "fort" qui s'estiment et s'aiment. Alors que viens-tu l'accuser à la place de Boutang ? Enfin, si Steiner n'avait pas le courage de Boutang, au moins aura-t-il rendu compte de celui-ci, ce qui n'est pas si mal. Mais c'est bien dans ta manière "satanique" de reprocher aux autres les faiblesses qu'ils se reprochent eux-mêmes. Alors que si tu étais si fort que cela, tu prêterais à ces faibles un peu de ta force. Ce n'est pas de moi, c'est de Nietzsche.

  • C'est fou Pierrot comme tu reviens systématiquement à ton vomis... Tu ne peux évoquer Steiner et Boutang, Macbeth ou ma grand-mère en string sans immédiatement me chercher des noises en plaquant tes petites obsessions habituelles sur mon dos.
    Identifie-toi à n'importe quel taré ou losser dans la rue, tu n'auras pas de mal et surtout relis bien ton Macbeth : les trois sorcières ? Evidemment, le diable n'apparaît pas dans la pièce avec une queue fourchue mais il y a plus tout de même qu'un débordement du Mal. Non, non, non : l'instigateur des actes de Macbeth, lui-même le nomme, au moment de sa ruine : Satan. Shakespeare, génial tu ne me contrediras pas sur ce point, n'a tout de même pas la vulgarité de montrer le diable qui brille en quelque sorte par son absence même, comme dans Monsieur Ouine. Evidemment encore, le diable étant l'ami qui ne reste jamais jusqu'à la fin, Macbeth se retrouve seul et contraint, comme il le dit, de s'enfoncer un peu plus avant dans le Mal.
    Ce n'est pas le fait qu'il se retrouve seul qui est tragique, tu ne comprends décidément rien mon ami : c'est le fait qu'une telle béance paraisse affliger son esprit partagé entre l'action convoitée et l'acte commis. D'ailleurs, sa femme, qui ne semble pas souffrir d'un tel tragique écart, sombre justement dans la folie et se suicide. Macbeth est grand et tragique pour cela : ce n'est pas un démon incarné, il est même un guerrier redoutable et juste mais, dès le départ, il se laisse tenter par les voix des Weird Sisters... Trop tard : désormais il courra, littéralement, derrière l'acte entrevu en pensée.
    Putain, garde tes leçons de catéchisme pour ton cul mon gros. D'ailleurs mauvaises ces leçons : relis certaines déclarations provenant de la curie, par exemple, je travestis et simplifie mais l'idée y est bien sûr : il est hors de lenseignement de l'Eglise celui qui ne croit pas en l'existence PERSONNELLE du démon...

    [NOTE DE MONTALTE : Ici, quelques insultes sur mes "analyses à la con", mon "petit mode de merde", "les commentaires nullissimes de [mes] habituels fans", et par dessus-tout mon "petit marécage sado-maso-pseudo-littéraire" (qui l'obsède décidément plus que moi) et que je n'avais vraiment pas envie de passer... Désolé Juanito, je veux bien que tu viennes chez moi, y compris pour critiquer, mais si c'est pour faire ton Liberty Valance, je te fous dehors.]

    Je ne change pas d'avis sur Steiner : cesse de jouer au plus fin entre le récent mail où tu me disais que tu en faisais un peu trop quant à la célébration steinerienne et ton attitude publique qui pleure sur le bon, faible et lâche George... On voit, mon pauvre, que tu n'as rien vu de son attitude en public face à des personnes qui étaient encore plus faibles (je parle de complexion intellectuelle, de timidité naturelle, etc. : de grâce, puisqu'il faut tout préciser avec toi, je ne parle pas de moi, hein...) que lui ne le serait prétendûment...
    On voit aussi que tu ne sais pas grand-chose de la relation Boutang-Steiner... Océaniques ? Super ! Quel prisme, mes aïeux... Cette relation, je la respecte infiniment mais ai-je mis mon avis sous la plume de Boutang, mauvais lecteur ? Non, j'ai écrit : Steiner est un lâche, ce qui ne m'empêche point d'admirer leur amitié... complexe.
    Parle de ce que tu connais Montalte, vraiment, c'est le meilleur (et dernier, tu me fatigues si vite) conseil que je puis te donner et, sur le reste, ferme-la.

    [Ca, tu vois, à part la dernière phrase bêtement gratuite, c'est bien, j'accepte tout à fait car il y a matière à discussion, mais le reste, non. Capito ?]

  • Eh bien, fous-moi dehors, je n'ai déjà même plus envie de continuer à discuter avec toi.
    Insultes ? Belle blague : si tu ne plaquais pas, je te répète, sur mon cas, tes analyses à la *** (le fait que je sois un catho bizarre, ou pas catho du tout, ou catho obsédé par le diable, le fait que, si j'étais fort, je ne dirais pas..., etc.), tu ne te prendrais aucun retour de volée, seulement, comme il faut que tu aies toujours raison sur tout, y compris et surtout quand tu as tort, vois, je te le répète, je te laisse à tes fans, dont je ne vraiment suis pas, au cas où tu en douterais (ce qui semble, effectivement, être le...cas).
    Bises.

  • Tant pis. Sur la question du mal comme néant ou comme expression "obligatoire" de Satan, ou sur la relation Boutang-Steiner, cela aurait pu être intéressant... Après tout, c'est vrai, je t'ai un peu cherché. Passons. Une autre fois peut-être....

  • Le stalkère se vautre encore dans la vanité grotesque ; aucune colonne vertébrale. Un invertébré. voilà donc Juan l'invertébré, le sans-os, qui postillonne encore ses fades colères de colibri.

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  • La tragédie de Macbeth est celle d'un homme qui ne peut pas supporter l'idée du meurtre mais peut supporter l'acte tandis que sa femme peut supporter l'idée du meurtre mais s'effondre devant l'acte. L'instant tragique se trouve dans la congruence des deux. Mais Shakespeare en outre écrit des tragédies axées sur un choix: Macbeth tuera-t-il ou ne tuera-t-il pas?

    C'est en cela que Shakespeare est moderne: la liberté des protagonistes est absolue (dans la mesure ou la liberté d'un personnage fictif puisse exister). Alors que pour les Grecs (et plus tard Racine et, disons le, Molière) les personnages sont absolument dénués de choix; quelque soit la décision que prend Phèdre, elle se retrouve à la case départ. Dans le monde antique la liberté des hommes est nulle.

    Shakespeare finit par exploser la tragédie, car chez lui, rien n'est inexorable, même si certains personnages sont implacables. Est-ce pour cela que Dieu n'a aucune place chez Shakespeare? La question mérite d'être creusée...

    Je reste circonspect devant l'idée que la fiction est vaine est puérile, alors que seule la Loi et la Réflexion seraient de la province des hommes arrivés à l'age adulte. D'une part la pensée humaine procède plus par analogie que par déduction logique: la fiction n'est qu'un système analogique: un exemple à suivre ou ne pas suivre... D'autre part, surtout pour es croyants, l'homme est fait à l'image de Dieu. Et Dieu est avant tout le Créateur. Quel acte humain se rapprocherait plus de Dieu que la création artistique? Enfin c'est le caractère gratuit de l'art en général et de la fiction en général qui nous distingue des bêtes. L'homme crée parce que fraise. Il n'a aucune justification. Même des chimpanzés créent des outils à des fins utiles.

  • "Shakespeare finit par exploser la tragédie, car chez lui, rien n'est inexorable"

    Pas sûr. Relisez Macbeth et vous verrez que le destin funeste du "héros" est prédit dès le début de la pièce. Ce sont les sorcières qui lui annoncent qu'il portera le titre de roi. Mais aussi que son ami Banquo aura une descendance royale, ce qui montre que sa couronne est fragile. Tout d'abord, la prophétie est ambiguë mais au fur et à mesure que la pièce avance elle se fait de plus en plus précise. Plus les crimes de Macbeth se multiplient, et plus ses ennemis se font nombreux, jusqu'à ce qu'ils se coalisent pour l'anéantir. De sorte que le héros négatif de cette pièce n'est absolument pas libre. Dans l'acte II, vous remarquerez que c'est sa femme qui le pousse à assassiner le roi. Une fois le meurtre commis, il ne réalise pas son geste, comme si un autre que lui en était responsable. On voit bien qu'il agit sous l'impulsion d'une force étrangère à lui, dans une sorte de délire. Il tient des propos incohérents : « Mais pourquoi n'ai-je pu dire "Amen" ? », comme si c'était le moment de prononcer une bénédiction.

    En fait, plus les hommes s'éloignent de Dieu et moins ils sont libres. Plus la trancendance recule et plus les hommes sont livrés au destin, à des forces qui les dépassent, jusqu'à frôler les limites de la folie. La philosophie de Shakespeare est proche du nihilisme, quoique les allusions à la religion soient très nombreuses dans ses pièces. Mais elle constitue un simple référent culturel et non un motif d'action pour les héros. En quoi Shakespeare est très moderne, ce qui explique que ses pièces soient très jouées aujourd'hui.

  • Shakespeare est un poète-dramaturge exceptionnel dont les créations restent, encore et toujours, mystérieusement d'actualité. Il y a une hypothèse, maintes fois formulée par Herman Melville, qui me séduit beaucoup: à la manière d'un faiseur de civilisation ("un authentique Original") nous serions, c'est à dire, nous habiterions, dans le monde fictionnel que Shakespeare a esquissé.

  • Le destin de Macbeth est "prédit" en effet, mais que se serait-il passé s'il n'avait pas croisé les Soeurs Bizares sur son chemin? Macbeth choisit d'écouter les sorcières y compris cette quatrième - sa femme - qui le poussent au crime. La pièce se structure autour de ce Choix, qui prend des dimensions cosmiques. Tous les meurtres sont consécutifs au meurtre de Duncan, mais ils sont les conséquences de ce choix initial.

    Loin d'être nihiliste, ce qui est frappant chez Shakespeare, c'est au contraire son caractère chrétien et je dirais même parfois médiéval. Si Dieu chez Shakespeare n'est pas 'visible' ce n'est pas qu'Il est inexistant, c'est qu'on a le nez dessus. Nous faisons parti intégrante de la Création. Ce n'est qu'au fur et à mesure que l'on avance dans l'ère moderne que Dieu devient un entité externe, avec lequel nous avons des rapports privilégiés peut-être, mais qui en fin de compte est hors de nous. il n'y a pas transcendance (qui est en fait une idée moderne) chez Shakespeare, il y a complétude. "There are more things in Heaven and Earth..." Il partage cette notion de complétude avec les païens, et donc avec les tragiques grecs ("d'où sort la main de Shakespeare? De la poche d'Eschyle," disait Hugo.). Pour les grec, nous sommes les jouets de forces qui nous dépassent, les Dieux, et nous n'y pouvons rien. Racine est plus grec que janséniste...

    La grande révolution shakespearienne et le rôle du choix. Et c'est en cela qu'il est chrétien et qu'il finit par faire exploser la tragédie. Othello peut très bien renvoyer balader Iago et ne pas tuer Désdémone; il est tragique car il se laisse séduire par sa jalousie. Lear se laisse flatter par son orgueil; Roméo et Juliette se laissent emporter par leur amour... Mais il n'y a rien dans ces pièces et dans le monde de Shakespeare qui rendent ces situations inexorables. Le seul personnage tragique chez Shakespeare est Hamlet, car il est tétanisé par l'indécision (tout comme la pièce on pourrait dire).

    On peut très apporter des lectures nihilistes à Shakespeare, sa grandeur est suffisante pour cela, mais je crois que l'on ferait fausse route. La vision nihiliste aurait bien plus de poids chez Racine et Sophocle: chez eux on a beau faire de se débattre, on n'y peu goutte. Chez eux, la pièce est une machine infernale qui se referme sur les héros.

    (Et encore sur Sophocle, on est en droit de se demander ce qui serait arrivé si les parents d'Oedipe avaient dit merde au prêtre et gardé leur fils. Les Dieux auraient-ils trouvé un autre moyen de les damner?)

  • Très intéressant ce que vous dites de Shakespeare, Hawkeye. Je crois qu'il faudrait accorder au dramaturge une portée pédagogique, qu'à mon sens, il visait explicitement. Shakespeare relève du messianisme judéo-chrétien (kabbalistique peut-être), si toutefois, on veut bien apporter à ces notions (disciplines ? aspirations?) un effet concret. Quelque chose comme une mise en scène de haut vol des comportements humains en liaison avec les Écritures (Thora + Évangiles). La possibilité de "jongler" avec les Commandements, la Révélation, de les mettre à l'épreuve en conscience, avec toutes les difficultés et contradictions que cela implique dans la vie réelle. Il y a quelque chose du registre, sensible et moral, humain (évidemment) - de sa mise en transe et en pratique - que Shakespeare semble tester dans ses tragédies comme dans ses "comédies". Oui, la problématique du choix est centrale. Elle va très loin. Nietzsche est déjà contenu par et dans Shakespeare. Ce choix, ces choix, me semblent clairement adressés aux "lecteurs-spectateurs" que nous sommes. Quand bien même nous résistions à cette problématique...

  • "La grande révolution shakespearienne est le rôle du choix. Et c'est en cela qu'il est chrétien et qu'il finit par faire exploser la tragédie."

    Macbeth n'était pas obligé d'assassiner Duncan, vous avez raison de le souligner. En lui révélant qu'il sera roi, les sorcières ont réveillé son ambition et l'ont soumis à une terrible tentation. Mais il n'était pas obligé d'y céder. Et c'est en quoi cette tragédie est éminemment chrétienne. Si le héros chute, c'est à cause de son orgueil. Il est normal qu'à la fin il paye de sa vie tout le mal qu'il commet. La morale est sauve.

    Néanmoins, Macbeth est un héros tragique dans la mesure où deux forces s'opposent en lui, l'une qui tend vers le bien et l'autre qui tend vers le mal. La seconde finit par prendre le dessus sur la première et elle le poussera à commettre son premier crime. Ensuite, tout s'enchaîne et rien ne vient arrêter l'inéluctabilité du châtiment. C'est pourquoi je ne suis pas tout à fait d'accord quand vous dites que Hamlet est le seul héros tragique de Shakespeare. Ce n'est pas l'indécision qui fait le héros tragique mais le fait qu'il soit soumis à des forces opposées qui le déchirent, ce qui est le cas de Hamlet, de Macbeth, d'Othello, du Roi Lear, etc. En outre, Hamlet ne reste pas indécis longtemps, il finit par passer à l'action et par châtier son oncle qui a assassiné son père. Le héros tragique est livré à un conflit intérieur et il ne le résout qu'en agissant, soit pour le bien soit pour le mal.

    La philosophie de Shakespeare n'est peut-être pas totalement nihiliste, comme vous dites, dans la mesure où les méchants sont châtiés et où le bien triomphe à la fin. Mais les héros de ses pièces n'agissent pas selon des motifs éthiques, Steiner a raison de le souligner. Ils sont soumis à des forces (ambition, désir de vengeance, jalousie, etc), que le dramaturge se garde bien de juger. Et c'est en quoi sa vision du monde est très lucide et un peu désespérée, comme celle de Nietzsche.

  • Shakespeare est plus intéressant dans ce que ses personnages incarnent pour le public, de même que ses intrigues, sa langue, son vocabulaire, que dans l'en-soi de son propos. C'est un dramaturge. Sa pensée est en scène. Elle s'ouvre au monde plus ou moins consciemment, plus ou moins largement. Dans le cas de Macbeth, beaucoup d'éléments me semblent consciemment étudiés pour "éduquer" au sens plein, fort et noble, du terme. Y compris le métier, les ficelles, propre à la tragédie, ce qui marche à tout coup... Shakespeare ne refuse rien à son théâtre.

  • Oh, je ne pense pas que le Grand Bill cherchait tant à éduquer son public qu'à lui plaire. Toujours est-il qu'il est un artiste génial à une époque géniale (il est le contemporain de Cervantès, Rabelais et Vinci, ainsi que le sujet d'un des plus brillants monarques de l'histoire de l'Europe). Du coup, que son œuvre ait une force éducative, ou plus exactement catharsique est incontestable.

    Mais Sébastien a raison en remarquant que la dimension tragique de Shakespeare vient du fait que les situations dépassent l'ordinaire et que les questions se posent en termes d'absolu.

    Enfin je persiste à dire que Shakespeare est tout sauf nihiliste (quand bien même lucide et parfois pessimiste, mais ce n'est pas la même chose. Rappelons aussi que c'était autant une convention de l'époque que les personnages meurent à son époque que les 'Happy end' le sont aujourd'hui). Le nihilisme ne dit pas autant que le bien triomphera sur le mal (ou plutôt le contraire), mais en fait réfute les notion de bien et de mal et part de la logique qu'il n'y a aucun choix possible, que les dés sont pipés (a priori contre nous) donc à quoi bon? Racine est nihiliste, non Shakespeare. D'ailleurs Prospero finit par renoncer à sa colère et donc à sa vengeance destructrice, qui aurait fini par consumer ce qu'il aime autant que ce qu'il hait.

  • Eh bien chers amis élisabéthains, je suis impressionné. Et vraiment d'accord avec Hawkeye : Shakespeare n'est pas nihiliste. Son théâtre ne suscite d'ailleurs pas le désespoir comme ce peut être le cas avec celui de Racine, et pire, celui de Molière. Il y a certes beaucoup de morts, de cadavres, et de grands coups d'épée dans ses pièces, mais il y a encore plus de vie, de joie, de nature - même dans les pièces les plus sombres comme Lear. Alors que chez Bérénice ou chez Alceste, l'ambiance est ultra-glauque. Aucun cadavre, mais du néant partout.
    Très intéressante, également, l'idée que dans Shakespeare, l'on vit en Dieu plutôt que face à lui. Shakespeare n'est pas chrétien au sens kierkegaardien - au sens dialectique Dieu/moi/problème, mais il l'est au sens culturel. Ce qui nous renseigne grandement sur la mentalité du XVI ème siècle. Dieu était présent partout, mais sans qu'il soit une question existentielle. Bien au contraire, c'est à partir du moment où les temps se modernisent, se rationalisent, qu'il apparaît de plus en plus comme une question, un abîme, un choix. On ne peut imaginer Pascal au XVI ème. La transcendance, la vision verticale du monde - tout cela arrivera plus tard.

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