A Juliette C...., déterritorialisée d'élite.
Ce texte n'est qu'une prise de notes brute prise il y a quelque temps en réécoutant l'extraordinaire cours de Gilles Deleuze sur Leibniz, "âme et damnation", que l'on trouve en CD dans la collection "A voix haute", chez Gallimard, et qui fut pour moi une révélation absolue. Toute ma vie, j'ai attendu qu'on m'explique comment on pouvait concilier les idées de liberté et de damnation. Comment, surtout, on pouvait me rendre la possibilité de l'enfer acceptable. Comment le Dieu d'amour pouvait tolérer la damnation éternelle. Pour la lisibilité de l'ensemble, j'ai clarifié certains passages mais laissé les redondances et les phrases plus ou moins dictées par Deleuze - l'idée étant que "moi aussi" j'aurais pu être à ce cours magistral. Les entre-crochets sont des digressions personnelles, ce qui arrive toujours quand on écoute quelqu'un - puisque la pensée donne à penser et que j'ai un sacré esprit d'analogie.
Qu’est-ce que ça veut dire « le tissu de l’âme ? »
Un fourmillement de petites inclinations. Celles-ci ploient, plient l’âme dans tous les sens. Les petites perceptions, les petites inclinations. Multiplicité de petites tendances = tissu de l’âme.
L’inquiétude de l’âme, dont parle Locke, c’est ce fourmillement. On ne cesse de fourmiller. Par de petits ressorts. L’âme se plie dans tous les sens. On peut aussi appeler cette inquiétude de l’âme un prurit. Prurit de l'âme.
La taverne.
Vais-je faire cours ou vais-je aller à la taverne ? Poids A ou poids B ? Il faut voir si c’est égal. Or, jamais rien n’est égal dans mon âme. L’âme n’est pas une balance neutre qui enregistre tel poids. Ca balance déjà dans l’âme. Il y a toujours un poids plus fort. Il faut que j'en prenne conscience.
Qu’est-ce que j’entends au loin ? Le choc des verres, la conversation des bons amis, les cliquetis de la brasserie. Je pourrais les rejoindre au lieu de me faire chier sur mon blog.
Au niveau des petites perceptions, perception et imaginaire se confondent. Pas au niveau des grandes.
Ambiance de l’alcool, du zinc, de l’imaginaire, des compagnons de débauche. Toutes les inclinations sont là et me disent "viens". Mais l'ambiance du travail aussi me dit "vient". Bruit du papier, de la plume, du cliquetis des touches de l'ordinateur. Alors, que vais-je faire ?
Gian Lorenzo Bernini, dit Le Bernin, La Bienheureuse Louise Albertoni (1675)
La délibération.
Mon âme est ployée dans tous les sens. Délibérer, c’est de quel côté je vais ployer / plier mon âme. De quel côté je vais produire, avec toutes les petites inclinations, une inclinaison remarquable ? Une perception distinguée ? Avec tous les petits plis qui tordent mon âme à chaque instant, et qui constituent mon inquiétude, comment vais-je faire le pli décisif ? Quelle est l’action qui va remplir mon âme suivant son amplitude ? Le balancier comme amplitude de l’âme.
« Entre temps, la balance a changé ». La délibération est le résultat de ce balancement. C’est la durée qui fait changer les motifs. Les motifs sont là, s’entremêlent, et ensuite un d'entre eux apparaît plus fort, plus singulier, plus distingué.
Ce sont des inflexions.
Etre libre, c’est être incliné sans être nécessité. C'est "choisir" son inclination.
Lorsque je délibère et que finalement je choisis A, je ne reviens pas du tout au A de départ, ce n’est pas le même A. Le A a changé.
L’acte libre, ce sera celui qui effectue l’amplitude de mon âme au moment où je le fais. L'acte libre, il faudra s'en souvenir, se fait toujours au présent.
L’acte libre.
Intégrer les petites perceptions demande du temps. Il faut du temps pour être libre. La liberté arrive toujours à la fin [comme le salut]. Tout prend du temps pour Leibniz, même la transmission de la lumière. Temps électrique, temps psychique, temps « libre ».
Est-ce que je peux attendre ? Quand je vais à la taverne, je n’attends plus. Quand j'attends d'y aller, je suis déjà plus libre. [La liberté commence dans la suspension - l'époché. La liberté est épochale avant tout.]
Toutes les actions ne relèvent pas de la liberté. LA LIBERTE, C’EST POUR CERTAINS ACTES. La plupart des actes sont là pour calmer l’inquiétude : se lever, prendre sa douche, son café, sa cigarette, son journal. L’acte libre, c’est celui qui remplit l’amplitude de l’âme à tel moment. On n’est pas libre tout le temps. Donc, attendons, attendons. Attendons que le monde change et fasse que je me décide à intervenir en lui. C’est ce changement qui me fera décider. Quand je reviendrais au motif de départ, ce ne sera plus le même motif. Ce sera le motif d'un autre point de vue - d'un point de vue qui me convient et dans lequel je vais pouvoir agir. L’acte libre exprime toute l’amplitude de l’âme à ce moment de la durée. L'acte libre exprime le moi.
L’acte parfait.
L’acte libre exprime le moi, il est l’acte parfait ou achevé. Le livre. Le mariage. L’enfant voulu. L’entéléchie. Il est l’acte permanent, dit Aristote, par opposition à l’acte successif. Ce n’est pas l’acte une fois fait, au passé.
L’acte parfait est celui qui exprime l’âme dans toute son amplitude, le "vrai" moi. Acte au présent qui engage tout l’être. L’acte vrai est celui en train de se faire. [Mais a-t-il un rapport avec l'acte intransitif genre : « j’écris », « je voyage », « j’aime », « je crois » ??? La liberté est-elle intransitive ? La question que j'aurais posée.]
Liberté dans l'acte, soit inclusion du temps dans l'âme. Avant l’inclusion, la fermeture par la monade de ses prédicats. L’inclusion, condition du présent vivant, non du passé mort. L’inclusion, c’est la liberté. L’inclusion, c’est la condition de l’acte en train de se faire, non le résultat de l’acte passé. César qui franchit le Rubicond. L’acte libre est celui qui se fait en se faisant [et qu'on ne peut pas prévoir comme dans Minority report] + [Encore une tautologie. La vérité est toujours tautologique. Elle se plie mais elle reste identique à elle-même.]
Philippe de Champaigne, Cardinal Richelieu, 1640 [et je prends Richelieu que n'aurait certes pas pris Deleuze comme "exemple" de plis, parce que j'aime mettre l'Arché en plis - mais dans ce cas-là, peut-être aurais-je pu prendre Mazarin à la place, plieur politique en chef, mais non, Richelieu, c'est mieux.]
L’acte présent.
Il faut que son propre mouvement ait une unité. Il faut une unité du mouvement en train de se faire. Qu’est-ce qui donne de l’unité au mouvement ? Mais l’âme bien sûr. L’âme, unité du mouvement. Pas le corps qui est relatif. Le corps relativise ce que l’âme singularise. [L'âme veut mourir, le corps dit "nous verrons"].
L’acte parfait est celui qui reçoit de l’âme l’unité du mouvement en train de se faire. L’acte inclus dans l’âme. L’acte libre, c’est celui qui reçoit de l’âme, au présent, l’unité d’un mouvement en train de se faire. Donc, les actes libres sont rares. On est libre de temps en temps. Quand on l'a décidé ici ou là.
La question de la liberté.
La plupart de nos actes n'ont pas d’âme, ni d’amplitude. Marcher, aller dans la rue, à la taverne, c'est pas très amplitude. A un certain moment, il faut de l’âme, de l’amplitude. Impossible d’en avoir tout le temps car trop épuisant. La plupart du temps, on se contente tous d’une petite amplitude, ce qui n’est déjà pas si mal. C'est le début de la liberté. Etre libre, c’est avoir de l’âme, même la plus minime. Je me sacrifie, grande amplitude. Je vais acheter Causeur, petite amplitude. Je vais déconner sur Facebook, damnation - mais je discute avec Sophie B., amplitude relevée.
Amplitude // adéquation // inclusion // liberté.
La théorie du temps.
La plus difficile chez Leibniz. Je ne sais pas si j'ai très bien compris.
François de Nomé - Les Enfers, 1622
Les damnés sont-ils libres ?
Respecter la théologie, cette science logique. Logique de Dieu. Pas de logique sans paradoxe. La théologie fournissait les paradoxes à la logique : Trinité, Transsubstantiation, Résurrection. Paradoxes dangereux qui faisaient parfois finir au bûcher quand on les paradoxait trop ou du mauvais côté. [Attention aux mauvais plis. Le mauvais pli, comme le mauvais paradoxe, c'est le mal. Le mauvais paradoxe, c'est le paradoxe sans orthodoxie derrière, c'est le paradoxe gratuit, paralogique, idéologique, c'est le paradoxe du demi-habile.]
Croire en Dieu, c’est croire aux paradoxes.
On ne croit pas seulement en Dieu. On croit à l’ambiance de Dieu. Tout ce qui avec Dieu, comme l'unité et le corps. La logique paradoxale de Dieu.
Peut-on lever une damnation par la prière ? Des théologiens l'ont pensé. Et il y a encore ces monastères où des moines prient pour le salut des damnés.
La damnation est-elle éternelle ?
En vérité, les damnés sont aussi libres que les bienheureux. Dans la Théodicée, et aussi dans « Profession de foi du philosophe », Belaval, Vrin. Livre essentiel.
On pourrait croire que le damné paie pour un acte abominable. En fait, non. La damnation est au présent, le damné se damne au présent. En ce sens, il est libre, et même plus libre que n'importe qui. Et s'il n'est pas bienheureux, c'est un malheureux jouissant. On va y venir.
Le baroque : la mort en mouvement.
L’âme comme unité du mouvement en train de se faire. Voilà le baroque. Le mouvement saisi du point de vue de l’unité qui le définit en train de se faire. Saisi sur le vif. Le mouvement en train de se faire, fusse la mort. Peinture de la mort. Unité de la mort en mouvement, de la mort en train de se faire. Le squelette arrive après la mort. La mort concerne la chair. Le texte de Quevedo Y Villegas.
Vous êtes tous les morts de vous-mêmes. On meurt en vivant. Naître, c’est commencer de mourir. Vivre, c’est mourir lentement. Vous n’attendez pas la mort, vous l’accompagnez perpétuellement. La mort comme mouvement en train de se faire.
« Vous ne connaissez pas la mort - c'est la mort qui parle et qui dit : vous savez, vous me représentez comme un squelette, vous n'êtes pas raisonnables, je ne suis pas un squelette dit-elle ! (…) Ce que vous appelez mourir c'est achever de vivre, et ce que vous appelez naître c'est commencer à mourir, comme aussi ce que vous appelez vivre c'est mourir en vivant. Et les os, c'est ce que la mort laisse de vous-autres et ce qui reste dans la sépulture [c'est le une fois fait]. Si vous comprenez bien cela chacun de vous aurait, tous les jours, un miroir de la mort en soi-même, et vous verriez aussi en même temps que toutes vos maisons sont pleines de morts. Qu’il y a autant de morts que de personnes, et que vous n'attendez pas la mort, mais vous l'accompagnez perpétuellement. »
Judas pendu, Chapiteau de la cathédrale d'Autun.
Judas.
Le damné ne paye pas pour un acte qu’il a fait. Il paye pour son propre présent.
Adam ne peut être damné.
Si Judas est damné, c’est à cause de la disposition dans laquelle il est mort, à savoir la haine contre Dieu dont il a brûlé en mourant. Le damné, c’est celui dont l’âme est remplie par la haine de Dieu au présent– et qui, au fond, en est ravi. Cette haine de Dieu est son amplitude, minime mais réelle, et n’est pas au passé. Elle continue. Le damné est celui qui est mort en haïssant Dieu et qui continue à le faire « après » sa mort. Le quartier, département, petite région de la monade damnée est la haine de Dieu. Le damné est celui qui exprime clairement la haine de Dieu. Son seul prédicat, c’est la haine de Dieu. Il a tout perdu, sauf ça : la haine de Dieu [qui est une sorte de raison. Le fou est celui qui a tout perdu sauf la raison, dit Chesterton. La haine de Dieu comme seule raison qui lui reste.]. Sa seule clarté est dans sa haine de Dieu. La haine de Dieu remplit l’amplitude de l’âme. L’amplitude la plus étroite mais la plus claire, la plus singulière, et qui ne cesse de se refaire à chaque instant. Il est dans la joie de la haine de Dieu. Il faut concevoir les damnés jouissants.
[Vision classique de Judas, qui n'a rien à voir avec la "moderne", bernanosienne, ou kazantzákisienne, qui fait de Judas un héros incompris qui n'a vendu Jésus que sur ordre de celui-ci, et qui ne peut donc être damné.]
Le plaisir du damné.
Il est infect parce ce qu’il se plaint. Il fait semblant d’avoir mal, qu’on lui a fait du tort, qu'il croule sous les misères, etc. Mais en douce, il rigole. Il se complait dans la haine de Dieu et en jouit à mort. Il préfère souffrir le feu plutôt que renoncer à sa haine jouissive de Dieu. Joie de l’acte libre : « je hais Dieu ». Le damné ne croit pas à ses plaintes. Le damné tient à sa damnation comme à la prunelle de ses yeux. « Le damné n’est pas éternellement damné, mais il est toujours damnable et se damne à chaque instant. » Il est dans la joie haineuse. Son amplitude est remplie par l’affect de la haine.
En fait, à chaque instant, il pourrait tout à fait se « dédamner ». Il suffirait que son âme, au damné, cesse de vomir Dieu. Bref, que son amplitude d’âme s’élargisse, pour qu’il n’ait plus cette haine de Dieu en lui. Mais non, il n’y tient pas, car il tient trop à sa jouissance haineuse. Il renouvelle sa haine à chaque instant, car c’est ce qui donne le plus de plaisir et d’amplitude à son âme. PAREIL POUR TOUTES LES HAINES, la haine de Dieu étant le monogramme de toutes les haines. Voyez les méchants qui souffrent autour de vous. Plus ils souffrent, plus ils sont méchants, et réciproquement. Et il y a toujours une petite part de méchanceté dans la souffrance. On aime tous souffrir. On aime tous se damner, même à notre petit niveau.
Enfer, par Giovanni da Modena, 1415
La chanson de Belzébuth.
« Le venin s’insinue dans les membres et aussitôt la rage se déchaine dans tout le corps, etc…. »
Pour s’en sortir, il faudrait un peu ouvrir son âme… à autre chose qui est toujours amour de Dieu [car tout ce qui n'est pas haine est amour]. L’ermite qui arrive avec la grâce de Dieu va le demander à Belzébuth, mais Belzébuth ne veut surtout pas abjurer sa haine. Non, non, tous les supplices plutôt que renoncer à la haine de Dieu. Le damné, c’est l’homme du ressentiment, qui tient à son ressentiment comme à la prunelle de ses yeux. Encore une fois, voyez autour de vous, et voyez en vous.
Nietzsche.
Le ressentiment, c’est la haine vengeresse qui se donne une mauvaise joie. Se venger de Dieu, des autres, du monde, de tout. Et l’homme du ressentiment n’est pas l’homme du passé. Il est lié à la trace présente, il ne cesse de gratter cette trace au présent que le passé a laissé en lui. La plus petite amplitude pour le maximum de haine.
Bergson.
Liberté de Leibniz // liberté de Bergson.
Qu’est-ce qu’un acte libre au présent ? La plupart des contempteurs de la liberté disent des choses grotesques. La liberté, c’est le motif + la durée. La vérité est que le moi se modifie en fonction de la durée des motifs. C’est le résultat d’un processus dynamique d’états dans le moi. Rien à voir avec la liberté existentielle de Sartre.
(Episode des cachets pour la gorge.)
Les déterministes ne peuvent rien devant l’acte au présent – ils ne peuvent que revenir au passé et y voir des « causes » du présent. Or, à supposer qu’on connaisse tous les antécédents d’un acte, on ne peut pas prédire l’acte. Les antécédents de l’acte ne suffisent pas à déterminer l’acte. Personne ne peut penser l’acte avant qu’il ne se fasse - encore une fois, Minority report. Mais Dieu qui sait tout d’avance, comment ça marche ? Qu’est-ce que ça veut dire « savoir tout d’avance » ? Est-ce que cela implique que savoir les antécédents va avec le déterminisme de l’acte ? Dieu, qui sait tout, est-il capable de prévoir cet acte ? Pour un problème, c'en est un.
Whitehead.
La vérité est que Dieu passe par toutes les étapes des monades. Chaque monade est le résultat d’une vue de Dieu. Il y a un passage de Dieu dans chaque monade. A mettre en rapport avec le passage de la nature de Whitehead. Dieu passe dans chaque monade et dans tous ses états. Chaque monade inclut ce passage.
Dieu n'est pas moi, mais passe en moi // le royaume des cieux est en vous, mais pas vous.
Dieu est éternel, ça signifie quoi ?
Dieu passe par tous les états de la monade. Donc, il coïncide avec chaque monade. Il fait l’acte de la monade en même temps qu’elle fait cet acte. Donc, Dieu ne devance pas l’acte mais l’accompagne. C'est cet accompagnement qui est éternel. Dieu m'accompagne éternelle. Il me suit comme mon ombre. A moi d'être humble et de regarder par terre, et de le voir. L'ombre, c'est que je vois par terre mais qui est illuminée du ciel (Chabrerie.)
Devancer n’a, de toutes façons, aucun sens - même pour Dieu. Dieu accompagne le présent de l’acte en train de se faire. Dieu accompagne la monade (comme l’ombre accompagne ma silhouette – et mon ombre, c’est le Christ !) Le monde ne commence jamais plus tôt ou plus tard pour Dieu. Le monde commence au moment où il se fait. L’éternité ne devance pas, elle passe. L’éternité passe dans tous les états, dans toutes les monades. Dieu coïncide avec moi à tout moment. Dieu est là à tout instant. Dieu ne me devance pas. Dieu fait l’acte en même temps que moi (ou me voit le faire si je fais mal ?)
La liberté est donc un présent en acte ou un acte au présent.
La liberté, unité du mouvement en train de se faire.
L'éternité, c'est l'accompagnement de Dieu pour toutes les monades.
L'éternité, présent perpétuel.
La Chabrerie, Château l'Evêque.
La moralité comme progrès.
Mais si la liberté est sauvée, comment va-t-on sauver la morale ?
La morale n’est plus adéquation avec la nature mais progrès de la raison (en ce sens, Leibniz est très XVIIIème, pré-kantien).
Le meilleur des mondes possibles, c’est la suite la plus parfaite possible. Au sens musical.
Je progresse si mon âme augmente son amplitude – mon département, ma région éclairée, mon quartier. Je peux augmenter mon quartier - c'est là mon entière liberté : non pas être autre, mais être moi en mieux. Quoique ma région éclairée varie en fonction de mon âge, ma santé, ma forme, ma bonne ou mauvaise humeur. Il s’agit moins de l’étendre que de l’approfondir – en développer la puissance, « la porter à sa distinction », comme on dit au XVIIème.
Il faut que je trouve en moi ce qui se distingue... en moi. Quelle est la meilleure partie de moi-même ?
Augmenter l’amplitude de mon âme = donner un sens à la tendance au meilleur. Pourquoi vaut-il mieux travailler qu’aller à la taverne ? Parce que l’amplitude que donne la taverne est moindre par rapport à l’amplitude d’aller au travail. La tendance au meilleur, voilà la seule morale. Mais c'est une tendance personnelle. Par exemple, pour mon père, mieux vaut que je fasse des mathématiques plutôt que de la philosophie (sa morale à lui) alors que moi, je sais qu'il vaut mieux que je fasse de la philosophie plutôt que des mathématiques (ma morale à moi, mon amplitude.) Distinguer et affirmer mes amplitudes. Progression de l’âme.
Le truc, c’est que nos progrès s’entrechoquent. Parce que du fait que nous sommes dans le même monde, si je progresse ici, si je prends de l’amplitude là, j’en prends à mon voisin, et s'il en prend lui aussi, il m'en prend un peu à moi, et ainsi de suite. Il y a redistribution des progrès et des régressions.
Mais comment s’en sortir si l’on se bouffe chacun l’un l’autre ?
Qu'est-ce que c'est que cette lutte atroce pour l’existence morale et réelle ? Qu'est-ce que cette vie pourrie dans laquelle Dieu nous a mise où il faut tuer l'autre pour pouvoir exister ?
Non, il y a autre chose.
Je pré-existe à moi-même depuis le début du monde.
Les monades sont soumises à l’ordre du temps.
D’abord, il y a ma naissance civile (au sens juridique), soit le moment où je suis devenu créature réelle et raisonnable.
Mais mon âme est là depuis le début du monde, comme mon corps était là, infiniment replié dans la semence d’Adam. Mon âme existait en tant qu’âme sensitive et animale. Mon corps comme pli du Premier Homme. Ensuite, la création s’est dépliée, et je suis arrivé coucou me voilà. Et au fond, ma raison y a été déjà établie – préétablie. Mon âme, mon corps, et ma raison étaient scellés dans la semence d’Adam. L’histoire du monde n’est qu’un gigantesque dépliement, dépliement infinie. Le dernier né est déjà dans le premier né.
« La cause de Dieu défendue par la conciliation de sa justice avec ses autres perfections » & 82. Si j’existe depuis le début du monde dans la semence du monde, et avec une âme animale, la raison ne préexiste pas. Et pourtant…. Si. La raison est pré-établie sous la forme d’acte scellé « portant effet ultérieurement. » Bref, je pré-existe à moi-même depuis le début du monde, comme âme sensitive et animale mais aussi comme raison. Mais qu’est-ce qui distingue ces âmes destinées à devenir des humains à celles destinées à devenir des animaux ? Qu’est-ce qui distingue l’âme animale humaine et l’âme animale animale ??? Eh bien, simplement : cet acte scellé « portant effet ultérieurement ». Les âmes scellées seront élevées le moment venu.
Mais qu’est-ce que cet acte scellé ? Une lumière destinée à s’allumer plus tard. La raison comme lumière. Sinon, la monade est entièrement noire. Ma naissance est le moment de mon élévation à l’étage supérieur. Le moment où la lumière s’allume dans la monade noire.
Je dormais dans la semence de mes ancêtres, dans la nuit noire d’avant ma naissance. Je nais, mon âme devient raisonnable, la lumière s’annule. Et quand je meurs, j’involue à nouveau. Je redescends d’un étage, je redeviens âme sensitive et animale, je me replie….. MAIS comment Dieu va-t-il faire pour me retrouver si je retourne entièrement à ma nuit noire ? Par le nouvel acte scellé que j’emporte avec moi et qui n’est autre que mon acte de décès – c’est-à-dire ma dernière pensée raisonnable.
L’acte de décès, c’est ma dernière pensée raisonnable, et c’est pour cela qu’elle est capitale, car d’elle va dépendre mon éternité. Et si la dernière pensée d'un tel est « je hais Dieu » (ou Tartempion, papa, maman, trucmuche), il est mal parti. [Donc, on peut damner quelqu’un en l’envoyant à Dieu dans la haine // Hamlet et le roi : le tuer dans le péché, non dans la confession. Mais alors, on peut envoyer quelqu'un en enfer sciemment ? Il s'agirait de l'énerver, de lui faire commettre le pire péché et de le tuer à ce moment-là. Le truc, c'est que l'on risque soi-même de se retrouver en enfer plus que lui, sans "circonstances atténuantes."]
La résurrection.
Après le décès, toutes les âmes raisonnables repassent à l’étage du dessus, leurs corps se re-déplient en corps glorieux, subtil, ou infâme, et elles sont jugées. Et les damnés sont ceux qui se réveillent comme ils sont morts – en haïssant Dieu ou Trucmuche. Chacun se réveille selon sa dernière amplitude, et chacun est rétribué selon son dû.
[Et qu'en est-il du suicidé, mon Dieu, qui est mort... en se haïssant, lui ???]
Donc, chacun son dû. Et cela change tout. Car les damnés font de la place. Dès lors, mes progrès ne sont plus là pour faire régresser les autres. La vie n’est plus une lutte pour la vie, contre les autres (ce qui serait abominable, un monde capitaliste sans pitié où chacun ne pourrait exister qu'en prenant la propriété des autres). Non, mes progrès ne se font plus au détriment des autres. Et grâce à qui ? GRACE AUX DAMNES !!!
En fait, c’est parce qu’il y a des damnés que les bienheureux peuvent cohabiter sans se marcher dessus. L’amplitude du monde est ainsi respectée. Quand je fais du bien, je ne prends pas ce bien à un autre, non, je le prends grâce à celui qui fait du mal. On peut tous progresser grâce aux damnés. Parce que les damnés réduisent leur amplitude de leur âme au maximum, ils réduisent leur département à rien, sauf à la haine de Dieu - et c’est cette réduction d’amplitude qui permet d’élargir la nôtre. Ils renoncent à leur propre amplitude au crédit des nôtres.
Et c’est là, leur vraie punition. Ils servent à l’amélioration des autres, non pas en donnant un exemple négatif effrayant et édifiant – mais parce qu’ils fonctionnent comme une entropie négative. Ils déchargent dans le monde des quantités de progrès possible, utilisables pour d’autres. Ils déchargent des quantités de clarté auxquelles ils renoncent volontairement, par pure haine, et qui leur revenaient de droit. Les damnés ont renoncé à leurs propres droits. Personne ne prend rien à personne, tout le monde trouve son quartier et peut même l’élargir grâce aux damnés qui ont rétrécit le leur. On a plus de place parce qu’ils se sont exclus de la leur. On a plus de possibilité de s’aimer parce qu’ils ont renoncé à leurs quantités d’amour, et c’est nous qui les récupérons.
Bref, la punition du mal est qu’il sert le bien, à son corps défendant, son corps étroit, minable, haineux.
Les damnés se sont retirés volontairement de la progression de l’humanité et de fait ont permis aux autres d’user de leurs propres trésors. Le damné est celui qui abandonne son trésor au bienheureux. Et croyant faire le mal, il fait le bien - ou plutôt il fait que d’autres peuvent faire le bien à sa place. D’où le rôle « physique » des damnés. D'où le rôle entropique du diable – non pas punir le monde, mais le rendre plus clair et meilleur.
[Les damnés nous servent, mais il ne faut pas en abuser.
Mettre le diable à notre service (ou au service de Dieu) contre lui.
Jouer un bon tour au diable.
Faire souffrir le diable.
Devenir Merlin.]
Un bon site sur Deleuze : http://www.scoop.it/t/gilles-deleuze
Commentaires
Très beau texte. Merci de nous l'avoir diffusé.