Boue + salive = vue.
Matière + parole = vie.
Terre + eau = verbe.
Etc, etc.
Tout cela, très bien. Mais ce n'est pas le plus important.
Le plus important, dans cet épisode, c'est la faute.
La double faute, même.
Celle de l'aveugle qui ne doit pas être aveugle pour rien. Faute ontologique.
Celle du Christ qui ose le soigner un jour de sabbat. Faute religieuse.
Mais reprenons.
Franco Citti, Oedipe Roi (Pasolini, 1967)
Ieschoua et ses disciples rencontrent donc sur la route un aveugle de naissance.
La première réaction des disciples est de demander à leur maître : « À QUI LA FAUTE ? »
« Rabbi, qui est fautif
lui ou ses parents
pour qu'il soit né aveugle ? »
C'est typique de nous, ça, porcs d'humains que nous sommes ! Se demander tout de suite « c'est à cause de qui ? ». Chercher tout de suite le coupable, le méchant, l'individu à punir, le bouc émissaire. Et si ce n'est toi, c'est donc ton père ! Ou le cousin ! Ou le voisin ! Ou le prochain ! Ou Oedipe qui a couché avec sa mère ! N'importe qui mais quelqu'un ! Gibet, guillotine, roue, vite !
La recherche de la faute. Le besoin ontologique de la faute. La culpabilité originelle. C'est peut-être de cela dont le Fils tente de nous délivrer en vain, tant nous sommes structurés par celle-ci – péché originel s'il en est.
Le mal, c'est à cause.
Le mal, c'est mal.
Là aussi, Ieschoua bouleverse la donne.
Et si le mal était une cause de bien ? Et si le mal était une occasion de faire le bien ? Et si le mal était le kairos du bien ?
Et si, surtout, le mal était une façon pour Dieu de se manifester en nous et pour nous d'accepter cette manifestation ?
Non pas que cela soit formidable d'être aveugle – mais enfin cela peut être une occasion de « voir dans l'aveugle » (si j'ose dire), une occasion d'amour pur, gratuit, divin.
C'est un peu ce que semble expliquer le Christ à ses disciples ébahis :
« Ieschoua répondit :
Ni lui ni ses parents,
C'est pour qu'en lui soient manifestés
les oeuvres de Dieu. »
L'aveugle apparaît alors comme l'occasion d'une révélation divine. Par le miracle de la boue et de la salive, c'est entendu, mais aussi par l'exhortation à s'aimer les uns les autres. À se protéger. Se réparer.
Le mal comme ce qui peut nous réparer.
Pas du tout évident – mais rien n'est évident avec ce diable de Nazaréen.
Et comme il se doit, le miracle fait scandale.
D'une part parce que c'est quoi ce sorcier qui rend la vue aux aveugles ? D'autre part, parce qu'on est samedi, merde ! Et que samedi, il ne faut rien faire, Moïse, l'a dit. Samedi sacré !
Toute la suite du chapitre est une enquête acharnée des pharisiens en vue de prouver la forfaiture de Ieschoua qui n'a pas respecté le jour du shabbat. On interroge et réinterroge l'ex-aveugle pour qu'il confonde son guérisseur. On va même jusqu’à mettre ses parents en garde à vue pour leur faire avouer que leur fils n'a jamais été aveugle ! Et les parents ont tellement peur d'être excommuniés de la synagogue qu'ils lâchent leur enfant avec cette parole indigne :
« Il est assez grand, interrogez-le ! »
On réarrête celui-ci. On le force à avouer que celui qui l'a guéri est un imposteur, un traitre, un suppôt de Satan. Il a cette réponse sublime :
« Si c'est un imposteur, je n'en sais rien.
Ce que je sais :
j'étais aveugle,
maintenant je vois. »
Peu importe qui est le thaumaturge, et s'il est coupable ou innocent, il m'a fait du bien et c'est ça qui compte. La cause est moins importante que l'effet.
Les gars s'énervent contre lui. Comment a-t'il ouvert les yeux ? Dis-le ! Dis-le !
L'ex-aveugle tient bon, il est même assez insolent :
« Je vous l'ai déjà dit.
Vous n'écoutez pas. »
Et vlan dans votre gueule, les dogmatiques ! Ce sont eux qui s'aveuglent devant l'ex-aveugle.
Un peu plus tard, celui-ci retrouve Ieschoua qui lui dit cette parole mystérieuse :
« Je suis venu dans le monde
pour que voient ceux qui ne voient pas
et pour que ceux qui voient soient aveuglés ».
Mystérieuse et même scandaleuse parole car enfin... s'il est beau et grand de rendre la vue aux aveugles, il est peut-être spécieux de la prendre à ceux qui l'ont.
Non, ce n'est pas ça. Là, je m'aveugle. Là, je prends la parole au pied de la lettre.
Pire, je la prends comme une information alors qu'elle est une exhortation.
Un peu comme lorsque Ieschoua parle de l'enfer.
Il en parle pour qu'on l'évite.
Quand il dit qu'il est venu aveugler ceux qui croyaient voir, il veut dire que ceux-là ne voyaient déjà plus et qu'il n'a fait que les rendre encore plus aveugles afin qu'ils se cassent le nez et se rendent enfin compte qu'ils l'étaient – aveugles. Afin qu'ils prennent conscience de leur état. Qu'ils s'aperçoivent qu'ils sont dans le noir et que pire ils se vantent de l'être.
Alors qu'ils se mettent le doigt dans l'oeil, c'est le cas de le dire.
Et ça marche. Certains pharisiens commencent à douter d'eux-mêmes. La meilleure chose qui pouvait leur arriver.
« Les Pérouschim qui se trouvaient là
l'entendirent,
ils lui demandèrent :
sommes-nous aveugles nous aussi ?
Ieschoua leur répondit :
SI VOUS VOUS RECONNAISSIEZ AVEUGLES,
VOUS NE SERIEZ PAS ÉGARÉS ,
mais vous dites "nous voyons !",
votre égarement demeure. »
Ça, perso, j'adore.
C'est celui qui se reconnaît aveugle qui ne va bientôt plus l'être et c'est celui qui se croit « voyant » (ou libre, souverain, fort, volontariste) qui ne l'est pas. C'est celui qui croit qu'il est ce qu'il est qui ne l'est pas – et c'est celui qui commence à comprendre qu'il n'est pas forcément ce qu'il croit être qui le devient. Il faut douter de soi pour arriver à soi, se déconstruire pour se reconstruire. Comprendre qu'on est de la boue avant de voir quoi que ce soit. Pratiquer l'Aufhebung.
Le Christ est un Aufhebung.
Un Daredevil, même.
+ COMMENTAIRE DE JEAN-YVES LELOUP
« Passant
il vit un homme
aveugle de naissance.
Ses disciples lui demandèrent :
Rabbi, qui est fautif,
lui ou ses parents,
pour qu'il soit né aveugle. »
QUI EST FAUTIF ?
QUI EST COUPABLE ?
QUI DOIT-ÊTRE JUGÉ ? PUNI ? RÉPROUVÉ ?
Ainsi raisonnent les hommes. S'il y a du mal, c'est qu'il y a un coupable. Si cet homme est né aveugle, c'est qu'il est pécheur – ou qu'il paye pour les péchés de ses parents. Sa cécité est une dette, une punition, un rééquilibrage. Bref, il souffre et c'est justice. Dieu ne laisse rien impuni et châtie jusqu'à la quatrième génération (Exode 34, 6-7). Dieu est un Javert auquel personne n'échappe.
C'est cela que le Christ vient remettre en question – provocation insensée qui fait comprendre que les hommes l'aient foutu en croix. Remettre en question la cause du mal ?! Remettre en question même le principe de causalité ??!! Inadmissible. Hérétique. Absurde.
Et pourtant, à la question « qui est coupable ? », Ieschouha ose :
« Ni lui ni ses parents.
C'est pour qu'en lui soient
manifestées les oeuvres de Dieu. »
Réponse hallucinante (mais tout est hallucinant chez lui), « véritable koan* », comme dit Jean-Yves Leloup, « qui brise la loi de la cause et de l'effet, la loi de la relation entre la faute et le malheur, le péché et la souffrance », qui fout tout par terre : la morale, la justice, la raison même ! Le sens des choses – qui est et ne peut-être que logique, conséquentialiste, punitif ! TA SOUFFRANCE, TA FAUTE ! OU LA SIENNE ! C'est comme cela qu'on a toujours raisonné, pensé et construit. Si ce n'est toi, c'est donc ton frère, ton père, ta mère, quelqu'un ! Quelqu'un à châtier, à pendre, à rouer ! Il ne peut en être autrement.
[* Question, dans le bouddhisme, qui semble être empreinte d'une certaine absurdité et qui est posée par un maître zen à son élève, afin de l'aider par le biais même de cette absurdité, à appréhender la réalité.]
Et si, pourtant... Et qui est infiniment libérateur pour le malheureux et infiniment contrariant pour « l'heureux ». Car il s'agit pour ce dernier non plus de rechercher la cause du mal pour se donner bonne conscience (la bonne conscience du principe de causalité !) mais au contraire faire de ce mal quelque chose de bien – faire d'un mal un bien. Non plus descendre vers l'origine mais monter vers le but. Transformer le plomb en or ou la boue en lumière. Métamorphoser le monde. Et voir dans cette occasion une chance, un passage, un prétexte même pour s'accomplir en Dieu. Et ce faisant, déraciner en nous l'esprit d'accusation, de jugement, de punition. Nous déraciner en tout, d'ailleurs. Dieu – le grand déracineur.
Pourquoi suis-je comme ça ? Est-ce de ma faute ? De celle de mes parents ? De mon milieu ? De la société ? Qui est coupable, mon Dieu ? Mais personne, ducon ! C'est cela, la bonne nouvelle. Au diable, l'esprit qui cherche un coupable ! Au diable, le jugement ! « Ne cherchez plus ! » Ne perdez pas votre temps à chercher ! Regardez le monde et faites en sorte qu'il aille mieux. Offrez-vous une occasion de grandir. Passez de la dualité coupable à l'unité inocente ! Soignez et innocentez. Aimez et sauvez. Le reste, on s'en fout. Le mal est votre chance. L'aveugle est votre chance. Tout est sauvable en ce monde, tout est transfigurable. Même la boue.
Et Ieschoua de rendre la lumière avec de la boue et de la salive – Baiser de Dieu, s'il en est. Terre et Parole.
Parfum de femme.
Et encore une fois, peu importe ce qui s'est passé, l'origine, la cause, le péché. L'important, c'est la nouvelle vie, le mouvement, le devenir. L'ex-aveugle l'a bien compris. Quand on lui dit que celui qui lui a rendu la vue est un imposteur, il répond qu'il n'en sait rien, qu'il s'en fout, mais que la seule chose qu'il sait est qu'il ne voyait pas et que maintenant il voit. Le reste, la légitimation, c'est pour les cons.
Jusqu'au bout du monde (Wim Wenders, 1991)
À SUIVRE – JEAN X Gage et gratuité
À REPRENDRE – JEAN VIII La Femme adultère ou le Jugement dernier