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À Auteuil (notes sur L'Amour fou)

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Julien Pacaud - Rendez-vous

 

01 - Auteuil

Ce que j'aime le plus dans l'écriture et notamment la facebookienne comme naguère la bloggeuse : partir d'un texte, ici L'Amour fou d’André Breton, et le réécrire à ma manière. Mieux (ou pire) : noter tout ce qui me passe par la tête en le lisant et qui, à la fin, parfois, n'a presque plus de rapport avec lui. Autrement dit, le suivre sans le suivre. Prendre sa route pour partir sur la mienne. Lui être fidèle et adultère (une définition de l'interprétation, tiens.) L'interpréter pour m'interpréter. Comme si lui aussi me lisait et que nous faisions un enfant ensemble – un bâtard improbable auquel je serai très attaché parce que mien et conçu à partir d'une œuvre aimée, c'est-à-dire mienne aussi. Et avec quelques allusions incompréhensibles. 

Alors, je ne sais pas du tout si cela relève de l'écriture automatique. A priori, non, mais a posteriori, un peu quand même. Disons de la pensée automatique. De l'association d’idées, de l’analogie, de la correspondance. La correspondance est l'automatisme par excellence. Ça me fait penser à ci. D'une idée l'autre. D'un mot l'autre. D'un prélude une fugue. Je ne connais rien de plus jouissif – car de plus libre – pour l'esprit. Et c'est là mon idée de la liberté chérie. La liberté non pas arbitre, cette misérable illusion, mais subconsciente, imprévisible, miraculeuse, par laquelle s'accomplit mon être. Écrire comme vous aimez, c'est cela la vraie liberté, la vraie joie. Connexion des choses et des idées, des désirs et des plaisirs. Adéquation de Dieu et de la Nature, du réel et de la perfection. Spinozisme accompli. 

 

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Le 14 mars 2023, en revenant de chez Nefertiti à Auteuil.

 

02 - Porteurs de clefs

Et moi aussi, comme Breton, j'ai mes « êtres théoriques que j'interprète comme des porteurs de clefs » : Percey Mirrora, Hubert-Marie de la Branque, le colonel Kurtz, et aussi Aldona Fontana, Utelle Demijour, Paule de la Hanse et tant d’autres. Clefs de situations, de caractères, d'affects, d'espoir ou de désespoir. Comme des apôtres, des signes du zodiaque, des symboles – des Nadja. Personnes / personnages (un peu comme récit/roman, tiens.)

Le côté Jésus de Judas. Le côté Judas de Jésus. Il doit y en avoir un puisque le Christ est en chacun de nous et que chacun de nous est en lui. Impossible de ne pas penser par inversion, miroir – Mirrora, double, Delon (tant pis si je fais pitié). Impossible de ne pas voir le mélange des êtres comme les mélanges de l'être la fluidité, dirait-on aujourd'hui, un très beau mot qui ne me heurte pas du tout quand il n'est pas politisé, l'être aimé étant en effet celui « en qui viendraient se composer un certain nombre de qualités particulières tenues pour plus attachantes que les autres et appréciées séparément, successivement, chez les êtres à quelque degré antérieurement aimés ». Que contiens-tu, toi qui m'attires ? Que synthétises-tu, toi que je hais ? Pourquoi un tel nous est si déplaisant alors qu’il plaît visiblement à d’autres ? Pourquoi l'antipathie ou les atomes crochus ? Pourquoi ce poète et pas celui-ci ? Ce peintre et pas celui-là ? Pourquoi je n'aime ni Cézanne et Gauguin ?   [Je le sais : parce que la lumière acide de l’un, lumière trop naturelle, matérielle, pierreuse, d'autoroute –  comme dans certains Straub-Huillet en décors naturels : Moïse, Antigone, Othon –  me fait horreur et parce que l'opaque fluo de l'autre ne m'excite pas du tout alors qu'il le devrait.] Pourquoi cette excitation-ci ? Pourquoi cette main de femme-là ? Pourquoi le gant de Breton ? Pourquoi ces yeux « clairs, aube ou aubier, crosse de fougère, rhum ou colchique » ?

La belle inconnue qui me tape dans l'œil. Pas un jour sans tomber amoureux un instant d'une femme, intarissable coeur d'artichaud que je suis. Amours imaginaires et interchangeables, théoriques, yeux grands fermés. Masques et vitres. Zuckerberg. Encore que j'aime bien cette idée que l'amour, même fugace, est ce qui vient « me donner de mes nouvelles ». Preuve que je ne suis pas complètement mort à la chose, encore capable de quelques convulsions intérieures, fantasmes, vanités, rêves éveillés, c’est toujours ça. Il est vrai que le désir ne se refuse rien et préfèrerait se « briser les poignets » que de se renoncer. Le désir qui perfore (« performe » ?) le réel. « La vie n'est pas une question de sens mais de désir », disait Monsieur Verdoux à une jeune fille qu'il allait assassiner avant de se raviser. Le désir fou. « Merveilleux précipité du désir » 

Par ailleurs, je ne me plains pas du tout. Au contraire, je rends grâce. J'ai rencontré Aurora et écrit un livre sur elle. Je peux mourir en paix (enfin, façon de parler.) Ma vie est faite, donc elle commence. J'ai eu la preuve qu'un fantasme peut s'avérer – « Avé Rey ». Bon, elle est facile, je l'admets. Et elle me fait penser aussi « à Verré » – du nom de ce camarade de cinquième au collège de Sainte-Maxime, Emmanuel Verré, qui était le souffre-douleur de la classe et dont même moi j'ai pu me moquer avec les autres car cela aurait été trop horrible d'être à sa place et j'étais à deux doigts de l'être. C'était lui ou moi. Le malheureux a tout pris. Un matin, je m'en rappelle, il a vomi dans le couloir tant venir à l'école et « nous retrouver » devait le rendre malade. Je l'ai revu des années plus tard dans un salon de coiffure de Sainte-Maxime et il avait l'air encore plus mal dans sa peau qu'au collège. Il donnait l'impression d'avoir honte d'être là, se déplaçant comme s’il fuyait, avec cette coupe de cheveux affreuse au carré qui retombait sur les yeux (que moi aussi j’avais à l’époque – accusez nos mères) et faisait de lui un bouc-émissaire à vie et douloureux « porteur de clef ». D'ailleurs, je me demande si le bouc-émissaire n'est pas le « personnage théorique » par excellence. 

 

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Riton LIEBMAN dans Préparez vos mouchoirs (Bertrand Blier, 1978)

 

03 - Kaïros

« Pouvez-vous dire quelle a été la rencontre capitale de votre vie ? –  Jusqu'à quel point cette rencontre vous a-t-elle donné, vous donne-t-elle l'impression du fortuit ? du nécessaire ? », demande Breton au début du chapitre II de L'Amour fou.

Aurora Cornu, bien sûr.

Mais aussi Albine Gallois sans qui etc.

Puis, Etienne Ruhaud, directeur de la collection Éléphant blanc aux éditions Unicité à laquelle je m'honore aujourd'hui d'appartenir.

Le kaïros fait-il vraiment tout ?

On s’est tous posé la question du génie qui n'aurait jamais été révélé. Un Bach qui ne le serait pas devenu. Un Mbappé à qui on n'aurait jamais donné l'occasion de toucher un ballon. Un Napoléon qui aurait raté son destin – comme le montrait, je crois, un épisode de cette émission des années 60, La caméra explore le temps (ou une autre du même genre, je ne sais plus). La France est en guerre contre l'Autriche et la Russie, ça va plutôt mal, les généraux ne savent plus quoi faire. L'un d'eux se souvient alors de ce Bonaparte qui vivote quelque part avec sa petite famille en banlieue parisienne et dont ils se rappellent les dons stratégiques quand ils étaient à l'École Militaire.  Ils se rendent alors chez lui pour lui présenter la situation et le petit fonctionnaire leur explique avec une étonnante vivacité qu'il faudrait mener la bataille comme ci et comme ça autour d'une obscure bourgade du nom d'Austerlitz.

Peut-être est-ce cela qui fait que l'on se suicide ? Quand on est perpétuellement nié dans ce que l'on a de mieux, incapable de donner forme à notre forme, privé de tous les hasards qui conviendraient, mortifié dans sa nécessité. Là oui, on a envie de mourir et même si Napoléon a dit que "le suicide était une erreur de jugement". Mais lui a eu Austerlitz, Iéna, Joséphine, capable donc d'assumer Waterloo et même d'en faire une sorte de défaite triomphale, destinale, cosmique. 

Ce qui est sûr, c’est qu’il faut qu’il y ait coïncidence entre hasard et nécessité, désir et réalité, rencontre entre objectivité et subjectivité. 

« Il arrive cependant que la nécessité naturelle tombe d'accord avec la nécessité humaine d'une manière assez extraordinaire et agitante pour que les deux déterminations s'avèrent indiscernables. Le hasard ayant été défini comme la rencontre d'une causalité externe et d'une finalité interne, il s'agit de savoir si une certaine espèce de rencontre – ici la rencontre capitale, c'est-à-dire par définition la rencontre subjectivée à l'extrême – peut être envisagée sous l'angle du hasard sans que cela entraîne immédiatement de pétition de principe. »

Si je n'avais pas rencontré Aurora, je n'aurais pas été réaccouché. 

Si je n'avais pas rencontré Albine Gallois, je n’aurais pas écrit mon livre.  Celle-ci a beau me dire que même sans elle etc. , j'en doute fort. 

 [Et tout cela grâce au site de MEN de l'époque, un comble ! Je ne le dis pas dans mon livre mais c'est ça qui s'est vraiment passé : Albine m'a retrouvé parce qu'elle allait sur son site et que celui-ci ne cessait déjà de me prendre à partie, photos de moi à l'appui et grâce auxquelles elle me reconnut et reprit contact avec moi. Autrement dit, sans lui, je n'aurais pas retrouvé la femme sans qui je n'aurais jamais pu écrire.]  

Au kaïros Gallois s'ajoute le kaïros Ruhaud, directeur de la collection Éléphant blanc des éditions Unicité comme on l’a dit, et avec ce petit « magique-circonstanciel », extraordinaire de mon point de vue, assurément surréaliste, puisqu'Etienne est gardien de musée au Louvre comme je le suis à Orsay, et que même si nos deux musées sont trop loin l'un de l'autre pour qu'on s'y aperçoive, ils sont suffisamment en face, de part et d’autre de la Seine, pour qu’existent nécessairement deux fenêtres correspondantes donnant l'une sur l'autre (moi, ce serait de la salle 40 au cinquième étage) d'où nous pourrions malgré tout, même sans nous voir, nous faire coucou. Il faudrait organiser ça, trouver un horaire commun et se mettre à la même heure face à nos fenêtres respectives pour nous voir sans nous voir et tracer une ligne symbolique dans le pur esprit surréaliste de la "coïncidence exagérée".

A part ça, ce que me disait Gabriel Nerciat à propos de ma détestation du libre-arbitre.

Gabriel Nerciat. – Mais justement, il faut être aussi libre pour oser faire ce que l'on veut (au lieu de ce que l'on doit) que l'inverse. Vouloir se soustraire aux désirs d'amour-propre ou de vanité sociale que les autres nourrissent à votre endroit, surtout quand ils sont semblables à votre amiral de père, afin de privilégier sa propre vocation, c'est au contraire l'acmé du libre-arbitre. Aucune nécessité là-dedans, et assez peu de déterminisme (enfin, juste ce qu'il faut : vous êtes bien le fils de votre père, et vous avez VOULU ne pas lui ressembler - heureusement). En fait, vous vous présentez comme un pauvre diable perpétuellement écrasé par son destin et qui est le jouet d'on ne sait quelles fatalités cruelles, mais vous êtes exactement le contraire : un type qui sait très bien ce qu'il veut comme ce qu'il ne veut pas (les vocations négatives importent autant que les positives) et qui est capable de stratégies volontaires assez savantes et efficaces, bien que loufoques ou farfelues, pour l'obtenir. C'est finalement ce qu'on conclut à la lecture d'Aurora Cornu.

 

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Etienne et moi, le 06 avril 2023, devant la tour Saint-Jacques, en hommage à André Breton.

 

 

04 – Les objets méchants. 

« Tout sentiment de durée aboli dans l'enivrement de la chance ».

Chance et souveraineté, pensait Bataille (ne pas oublier que je suis venu à Breton par Bataille.)

« Je me juge à ma chance », disait le héros de La Côte sauvage.

Ne pas laisser « s'embroussailler derrière soi les chemins du désir ».

Ne pas galvauder son désir dans le dérisoire.

Le désir exige du sérieux et de la patience.

Le désir exige de l'ascèse.

L'attention aux choses (concept cher à Simone Weil).

Les objets qui réveillent notre nécessité, qui donnent littéralement envie de flirter avec eux.

Le fétichisme ontologique.

Le rôle cathartique et catalyseur de la trouvaille.

J'avoue que cet aspect-là de Breton ne m'intéresse que modérément car bien que n'ayant rien contre eux, je n'aime pas trop les objets. Le mobilier, la brocante, le marché aux puces, le Pavillon Amont au musée d'Orsay, le Village Suisse à côté de chez moi, ce n’est pas vraiment mon truc. Sans compter que les objets peuvent être méchants, comme le disait Jean Cocteau et comme l’a prouvé Joyce Mansour (quelle femme extraordinaire, elle ! Comme j’aurais voulu la connaître !)

Si, quand même, quelques objets trouvent grâce à mes yeux : chapeau Panama, baguettes magiques d'Harry Potter, masques vénitiens d'EWS. Mais nul fétichisme outrancier chez moi, pas même des gants de femme ou je ne sais quel fouet. Et je le regrette. Cela doit être extraordinaire d'être fétichiste. 

Quoique la pantoufle de vair de Cendrillon et des analogies qu'il fait, comme nous tous, entre vair et verre, fourrure et dioxyde de silicium, écureuil et cristal.

 

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Joyce Mansour par Man Ray dans les années 50.

 

05 - Génie du masochisme.

Le désir de donner du sens à tout (en quoi il est encore pieux), de lier tout (en quoi en il est encore religieux), de sacraliser l'arbitraire et de diviniser le hasard (en quoi il est providentialiste en diable). 

Non pas tant à travers la Croix que les surréalistes exècrent qu'à travers la conjonction, l'occasion, la chance, les mystères signifiants. 

Le surréalisme comme totalitarisme poétique qui crée « un sentiment de félicité et d'inquiétude extraordinaires, un mélange de terreur et de joie paniques. »

Le surréalisme comme vie versifiée, rimée - poétisée à l'extrême.

Le surréalisme comme percée (Persée, Percey) de la nuit. Parole de la nuit. Hegel.

« C'est comme si tout à coup la nuit profonde de l'existence humaine était percée, comme si la nécessité naturelle, consentant à ne faire qu'une avec la nécessité logique, toutes choses étaient livrées à la transparence totale, reliées par une chaîne de verre dont ne manquât pas un maillon. »

La nuit mais aussi le jour – et même la lumière de la lampe en plein jour.

Et encore et toujours la femme. La femme feu. La femme fougère. La femme éphémère. La femme fouet. 

Dans le masochisme, tout est permis sauf l'orgasme, disait Deleuze. Sauf le contact, dirais-je plutôt. On rétorquera que la cravache en est un, de contact - et de sacré. Certes, mais pour prévenir du vrai contact, justement (si tenté que la caresse en soit un). Pour l'interdire (« tu oserais me toucher, toi ? »), le scandaliser (« t'aimer, toi ? Même pas en rêve ! »), le mortifier (« aimer, toi ? Et puis quoi encore ? Faire du surf ? »), et donc, oui, le sacraliser. Le fouet sacralise l'amour au sens où il en fait un truc impossible, impensable, obscène. Le fouet rend intouchable. Mais aussi rêveur. Le rêve de l'amour interdit. L'indispensable simulacre pour y croire quand même. On n'aime pas le fouet pour le fouet (encore que...), on l'aime pour son double jeu répressif et révélateur. Qui ouvre à ce qu’il sanctionne. Qui fait penser à ce qu’il réprime (l'amour). C'est pour cela qu'on y tient. Mieux vaut la souffrance que le néant, mieux vaut la punition de l'amour que le désamour. Je me demande si ce n'est pas ça, au fond, qui fait que les catholiques tiennent tant à l'enfer. Au moins gardent-ils dans le feu un souvenir de Dieu. La preuve que s'il nous brûle, il est encore en nous. L’enfer comme preuve que nous tenons à Dieu. Quelqu'un qui se passerait vraiment de l’enfer ne croirait pas en Dieu (fatal pour moi, ça !). Puisque je ne peux aimer, ni femme ni Dieu, eh bien je vais profiter de ce que l'on châtie en moi pour les aimer. Je vais sublimer ce dont je suis incapable. Ce sera déjà ça de pris – et peut-être, peut-être, que ça me décoincera, qui sait ? Au fond, le fouet est comme un préliminaire, une forme d’espérance, un salut négatif. 

Encore faut-il croire. Et les hommes ont du mal.  Force est de constater que les femmes sont plus affectives, plus amoureuses, et donc plus masochistes que les hommes. Elles croient en l'amour, elles !

Alors que nous !

« Les hommes désespèrent stupidement de l'amour – j'en ai désespéré – ils vivent asservis à cette idée que l'amour est toujours derrière eux, jamais devant eux : les siècles passés, le mensonge de l'oubli à vingt ans. Ils supportent, ils s'aguerrissent à admettre surtout que l'amour ne soit pas pour eux, avec son cortège de clartés, ce regard sur le monde qui est fait de tous les yeux de devins. Ils boitent de souvenirs fallacieux auxquels ils vont jusqu'à prêter l'origine d'une chute immémoriale, pour ne pas se trouver trop coupables.

Et pourtant pour chacun la promesse de toute heure à venir contient tout le secret de la vie, en puissance de se révéler un jour occasionnellement dans un autre être. »

 

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Julien Pacaud, Ensemble

 

06 - Nuit du tournesol. 

Encore une rencontre « Nadja ».

29 mai 1934. Dans un café de la place Blanche, le Cyrano, Breton est ébloui par une femme qu'il trouve « scandaleusement belle ». Celle-ci est en train d'écrire – à lui, bien entendu ! Car si lui ne la connaît pas, elle le connaît. Bonheur sans nom d'être précédé –  prédéterminé ? – dans son amour. Ce visage qu'il a « follement craint de ne jamais revoir » et qui se retourne vers lui de « si près que son sourire à cette seconde [lui] laisse aujourd'hui le souvenir d'un écureuil tenant une noisette verte » (on est surréaliste ou on ne l'est pas). Rendez-vous à minuit, après son spectacle. Promenade toute la nuit de Pigalle à la rue Gît-le-Cœur en passant par les Halles et la Tour Saint-Jacques. Sublime ? Oui, mais doute et peur. Peur de ne pas être à la hauteur. Peur que tout cela ne soit un brin arbitraire. Peur, surtout, de décevoir.

 « Dans la mesure même où j'ai pu m'abandonner durant plusieurs jours à l'idée a priori purement séduisante que je puis être en quelque sorte attendu, voire cherché, par un être auquel je prête tant de charmes, le fait que cette idée vient de se découvrir des bases réelles ne peut manquer de me précipiter dans un abîme de négation. De quoi suis-je capable en fin de compte et que ferai-je pour ne pas démériter d'un tel sort ? Je vais devant moi mécaniquement, dans un grand bruit de grilles qu'on ferme. Aimer, retrouver la grâce perdue du premier instant où l'on aime...

Toutes sortes de défenses se peignent autour de moi, des rires clairs fusent des années passées pour finir en sanglots, sous les grands battements d'ailes grises d'une nuit peu sûre de printemps. Peu sûre : c'est bien, en effet, toute l'insécurité qui est en moi dès que, cette nuit-là, je me reprends à lire dans l'avenir ce qui pourrait, ce qui devrait être si le cœur disposait. La liberté à l'égard des autres êtres, la liberté à l'égard de celui qu'on a été semble ne se faire alors si tentante que pour mieux m'accabler de ses défis. Qui m'accompagne à cette heure dans Paris sans me conduire et que, d'ailleurs, moi non plus, je ne conduis pas ? Je ne me rappelle pas avoir éprouvé de ma vie si grande défaillance. Je me perds presque de vue, il me semble que j'ai été emporté à mon tour comme les figurants de la première scène. La conversation qui, tant que ma trop belle interlocutrice est demeurée assise en face de moi, glissait sans obstacle d'un sujet à l'autre, n'effleure plus maintenant que le masque des choses. Je me sens avec effroi la conduire à sombrer malgré moi dans l'artificiel. »

Exactement ce que j'écrivais dans mon Aurora Cornu. Mes doutes, mes tergiversations, mes complications avant, pendant et après notre rencontre. Ma panique de tout gâcher. D'apparaître sur mon jour véritable d'incompétent onto-théologique. Et que je ne suis pas digne. Et qu'elle va se lasser vite de moi. Et que notre histoire va durer le temps d'une seule rencontre. Et qu'elle annulera la seconde. Et qu'elle me remplacera par quelqu'un de mieux – par ce Percey Mirrora, tiens ! Ce « moi en mieux » détestable. Parce que tout cela, oui, André a raison, est foutrement artificiel.

« La vérité est que c’est moi qui crains qu’elle ne se lasse de moi, de nous deux, jugeant que cette histoire de fan et d’icône devient grotesque ou pire, qu’elle ne rencontre un de ces jours un autre type de mon genre, tout aussi admiratif et mystique que moi – MAIS EN MIEUX. Un beau gosse qui lui plairait bien plus que je ne peux le faire question style, gueule, aura et écriture. Un auteur balèze qui lui aurait écrit une lettre mieux torchée et moins tordue que la mienne. Un gentleman qui saurait jouer les Aladdin et la faire traverser le ciel de Paris sur son tapis volant à lui alors que le mien, de tapis, il ne peut que s’effilocher de partout et nous précipiter dans le mur. En un mot, un rival mille fois plus séduisant que je ne le serai jamais et qui, même en arrivant dans la vie d’Aurora après moi, me ferait passer au second plan – car ce n’est pas parce qu’on est le premier arrivé qu’on est le meilleur. Demandez donc à Jean-Jacques Rousseau auprès de Madame de Warens quand il revient d’un voyage et qu’il se trouve supplanté par un nouveau venu. Et d’ailleurs, le voici, il s’avance, ce Percey Mirrora redouté, mon double maléfique, mon William Wilson, qui va faire balancer le cœur de notre icône. Bientôt c’est lui qu’elle verra chaque semaine et moi une fois par mois, puis une fois par trimestre, puis plus du tout, car à ce moment-là, j’aurai su me retirer, les laisser tranquilles et renoncer à mon livre, laissant à Mirrora le soin de l’écrire à ma place et de connaitre tous les succès pendant que je me tailladerai en silence dans ma chambre pour avoir osé croire que je pouvais avoir une histoire amoureuse et littéraire, moi, moi, moi ! Quelle blague ! Il faut se rendre à l’évidence. Percey a toujours été plus avisé que moi. Même son suicide, il l’aurait réussi. Alors que le mien… J’ai beau tirer sur la veine de mon bras avec mon rasoir, dès que je retire celui-ci parce que cela fait trop mal, celle-ci revient soigneusement se remettre en place dans la chair charcutée et pendant que je me vide de mon sang. Pendant ce temps, Percey et Aurora ont retrouvé leurs vingt et quarante ans et font l’amour dans la maison Walter.

Je me réveille en sursaut. Percey Mirrora n’existe pas. Il n’est qu’une anagramme maligne qui s’est cachée dans mon nom pour me nuire. Mon ultime troll. Tant pis pour lui. »

 Aurora Cornu, page 260.

Grâce à Dieu, ça a marché entre Aurora et moi comme ça a marché entre Jacqueline Samba et lui. En passant devant la Tour Saint-Jacques, il pense à ce poème, Tournesol, qu'il avait écrit naguère dans Le Révolver à cheveux blancs et dans lequel il citait la dite tour. Bon sang mais c'est bien sûr ! Ce poème contenait cette rencontre, la préparait même ! Tout était écrit avant - et par lui. Le surréalisme comme méthode poétique d'auto-prédestination. 

« Que ce rideau d'ombres s'écarte et que je me laisse conduire sans crainte vers la lumière ! Tourne, sol, et toi, grande nuit, chasse de mon cœur tout ce qui n'est pas la foi en mon étoile nouvelle ! »

 

 

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Julien Pacaud - Spectrum 3

 

 

07 - Pull vert

À lire Breton, Dante et tous ceux qui ont célébré la femme et que j'aime et qui m'aime et qui n'est jamais ni tout à fait la même ni tout à fait une autre, on finit par penser que peu importe si celle-ci existe ou non. On espère en elle, on tend vers elle, on organise toute sa vie intérieure autour d'elle, on l'imagine nous accompagner à chacune de nos promenades et nous rejoindre tous les soirs sous les draps tout en se souciant de moins en moins de sa réalité. On croit en elle comme on croit en Dieu – sans en être vraiment sûr. On en fait un rêve, un vase, un graal. On s'imagine qu'elle nous donnera la félicité et on se fout de savoir si cela arrivera ou pas. La femme-foi, la foemme.

Encore que pour Breton, tout cela pourrait être réel. Il s'agit de faire la révolution. Ce qui freine l'amour, ce sont les conditions socio-économiques, le capitalisme, la domination, le mariage bourgeois – l'ignorance, surtout, en laquelle l'éducation religieuse nous tient, celle-ci veillant nuit et jour « à ce que l'être humain soit toujours prêt à différer la possession de la vérité et du bonheur » au nom d'un au-delà pratique et pervers. Notre manque d'amour est d'abord un manque de connaissance.  

En ce moment, je cristallise sur une fille du musée – une femme-fauve au coeur d'or qui me fait l'effet d'une sadique repentie. Appelons-la Sylvia Poels. Elle pourrait ressembler à la Berthe Morisot à l'éventail peinte par Manet : longs cheveux châtains, regard cruel sans aucune méchanceté, sourire terrible, silhouette pleine de menaces. A chaque fois que je la croise, c'est un choc (y compris si je l'ai déjà vu cinq minutes avant). Elle surgit dans mon champ toujours par surprise, mettant mon inconscient à nu en un clin d'oeil. Dès que je la sens, je ne maîtrise plus rien. Impression que je vais être frappé d'aphasie. Pourtant, elle n'a rien d'une Eva Prackowiack. Elle est douce, charmante - mais d'une douceur qui flagelle. Elle fut la première au musée à m'avoir acheté le livre. Elle l'a lu, je crois, avec grand intérêt. « Je ne voulais pas finir pour ne pas vous quitter, Aurora et toi », m'écrira-t-elle plus tard. Et aussi : « j'ai trouvé que derrière les drôleries il y avait un immense fond de tristesse » qui me l'a fait aimer encore plus. Depuis des mois, on tente d'organiser un verre mais nos horaires ne concordent jamais. Panthère nonchalante et panda fébrile. Hier matin, en sortant du montage Vuitton (23 h - 08 h du matin : 250 euros), je la croise derrière la vitre de sa loge. Pendant que mon collègue va chercher ses clefs de bagnole, on se salue muettement. Elle me lance son regard de feu bienveillant et je vis mon instant surréaliste. Son pull vert éclair me tue. Deux minutes après, je la vois entrer dans la voiture d'un autre collègue (juste un camarade) qui la raccompagne dans son XXème tandis que je m'installe moi-même dans l'auto de Fred Prosseigle qui me ramène à Suffren. Celui-ci sachant mes sentiments pour elle leur fait signe de ralentir, descend sa vitre, elle aussi, et lui lance qu'il faut un jour prendre ce verre "avec les autres". Elle acquiesce mais cet acquiescement me fait mal. Je ne sais quoi penser. Les vitres remontent. 

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Berthe Morisot à l'éventail, Edouard Manet.

 

08 - Style

Breton écrit-il bien ?

« Le pic du Teide à Tenerife est fait des éclairs du petit poignard de plaisir que les jolies femmes de Tolède gardent jour et nuit contre leur sein » (début du chapitre V, le plus beau, on va y rester un moment.)

On aime « le pic du Teide », « le petit poignard de plaisir » et par-dessus tout, l'image de ces jolies femmes qui gardent ce couteau « contre leur sein ». Mais « pic », « poignard », « sein », tout cela n'est-il pas un brin évident pour l'imagination sexuelle ? Ne nous enfume-t-il pas avec des mots trop efficaces qui prennent le pas sur la phrase elle-même ? Ne sont-ce pas de piquants simulacres destinés à faire passer un texte obscur peut-être insignifiant ?

« La pierre incandescente de l'inconscient sexuel, départicularisée au possible, tenue à l'abri de toute idée de possession immédiate, se reconstitue à cette profondeur comme à nulle autre, tout se perd dans les dernières qui sont aussi les premières modulations du phœnix inouï ».

Là aussi, on aime le « phœnix inouï », la « pierre incandescente », mais on se perd un peu dans le reste. Il faut un temps de réflexion pour comprendre que « les dernières » renvoient aux « premières modulations » et selon cet habitude qu'il a de poser le sujet ou le complément après la redite qui le contient (genre « tandis qu'elle rejoignait la sienne, il rejoignait sa chambre »). En même temps, l'idée du désir sexuel qui se reconstitue dans le non-particulier, pour ne pas dire l'anonyme de l'être, et hors de son acte (de sa possession – Breton, on l'a dit, est platonicien, sinon platonique), toute alambiquée qu'elle soit, a son intérêt. Oui, c'est cela le sexe, une force anonyme de l'être, un vouloir-vivre aveugle, une jouissance qui nous vient Dieu sait d'où.  Quelque chose qui n'a pas de causalité propre, interne, rationnelle. Ce qu'il y a de plus fort en nous et qui ne vient pas de nous - ce auquel on tient le plus.

Il est clair qu'il faut décrypter Breton, digne fils de Valéry et de Mallarmé. Écriture précieuse, mystérieuse, plein de diamants (parfois trop) qui brillent dans la nuit et qui rend un peu aveugle, lettre volée. Souvent comme ça avec la poésie : ça s’ouvre, ça se ferme, selon l’humeur.

 

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Julien Pacaud - Catastrophe lovers 24

 

09 - Esprit d'enfance

Comme Picasso, la corrida l'inspire.

« L'arène s'est déroulée à son tour selon la volute des chemins poudreux qu'ont remontés le dimanche précédent les acclamations de la foule, à cette minute où l'homme, pour concentrer sur lui toute la fierté des hommes, tout le désir des femmes, n'a qu'à tenir au bout de son épée la masse de bronze au croissant lumineux qui réellement tout à coup piétine, le taureau admirable, aux yeux étonnés. C'était alors le sang, non plus cette eau vitrée d'aujourd'hui, qui descendait en cascades vers la mer. Les petits enfants de la terrasse n'avaient d'yeux que pour le sang, on les avait menés là sans doute dans l'espoir qu'ils s'accoutumassent à le répandre, aussi bien le leur que celui d'un monstre familier, dans le tumulte et l'étincellement qui excusent tout. Faute de pouvoir encore répandre le sang, ils répandaient le lait. »

Décrire une chose pour en décrire une autre – c'est cela son art et c'est cela le surréalisme. Un jet d'eau qui devient une pensée. Un coquillage, un désir. Le lait maternel, une éjaculation. Dans Arcane 17, le paysage devient politique. Le rocher des oiseaux, une métaphore (métamorphose, plutôt) de la situation internationale. Parfois, c'est naïf. D'autres fois, c'est très fort. Tout n'est pas lisible mais ce qui l'est est fantastique. Et puis, il y a toujours une femme au bout de la phrase.

« Sable noir, sable des nuits, qui t'écoules tellement plus vite que le clair, je n'ai pu m'empêcher de trembler lorsqu'on m'a délégué le mystérieux pouvoir de te faire glisser entre mes doigts. A l'inverse de ce qui fut pour moi la limite de l'espérable à quinze ans, aller à l'inconnu avec une femme au crépuscule sur une route blanche, j'éprouve aujourd'hui toute l'émotion du but physique atteint à fouler avec celle que j'aime le lointain, le magnifique parterre couleur du temps où j'imaginais que la tubéreuse était noire. »

Ce genre de texte ne se comprend et ne s'apprécie, je crois, qu'à la seconde lecture (un peu comme l'encre invisible). À la première, on peut trouver ça compliqué et banal (ok, son truc est de se promener le soir avec une femme et ce qu'il ne pouvait pas faire ado il le fait adulte. À part ça, il s'excite avec du sable, temps qui s'écoule entre les doigts, toussa). La seconde fois, on peut s'émerveiller du clignotement des couleurs (noir et blanc), de ce résumé de l'adolescence en cinq mots et peut-être même de la vie tout court (« la limite de l'espérable »), de la rime interne (« but physique atteint à fouler avec celle que j'aime le lointain ») et par-dessus tout de ce « parterre du temps » – qui fait penser à « clair de terre », titre génial dont André Pieyre de Mandiarges disait que tout écrivain digne de ce nom devrait en être jaloux. Tout Breton est là, non dans l'ici-bas mais dans l'ici-haut ou mieux, le haut-ici, le haut-bas, l'immanence céleste, la lune terrienne.

Tant pis pour les obscurités ou les vanités. Ce que l'on comprend l'emporte toujours sur ce que l'on ne comprend pas. « Ce qui tendait à faire désespérément défaut valait surtout par ce qui existait si près à profusion. » On peut aussi appeler ça générosité.

Son côté Pierre Michon ne m'a pas échappé. « L'arbre immense qui plonge ses racines dans la préhistoire », « les rois de la faune jurassique dont on retrouve les traces dès que l'on scrute la libido humaine », « la réalité éternelle de tous les contes », la sève immémoriale de l'humanité, l'esprit d'enfance encore et toujours – ce qu'est aussi le surréalisme.

 

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Bonnard - L'enfant à la brouette (Orsay)

 

10 - Marxisme conjugal. 

L’amour sera révolutionnaire ou ne sera pas. Et Breton de faire dans le marxisme conjugal. Synthèse entre Engels, Freud et la sainte famille. « Amour sexuel individuel » et exclusivement hétérosexuel (Breton est un homophobe décomplexé !) considéré comme la panacée de l'humanité et monogamie, « cette forme supérieure des rapports sexuels », comme « le plus grand progrès moral ». Il suffira d'abolir la propriété privée pour y arriver. Car c'est le capitalisme qui crée l'adultère, le divorce, la confusion des sexes. L'amour fou, vrai, exclusif est celui, antibourgeois, transnational, interracial, d'Adam et Eve.  L'amour fou, c'est l'âge d'or contre l'âge de boue. C'est la guerre sentimentale et politique contre les dominations sociales, patriarcales et cupides. C'est l'arbre à pain, à lait, à beurre, à poivre, à sel – et même à saucisses – contre la loi du marché. C'est la nature liée à l'homme comme une mère (et non comme une marâtre). C'est la bonne auberge rimbaldienne du Cabaret Vert à cinq heures du soir. C'est toi et moi, c'est-à-dire l'humanité entière, contre le monde entier. C'est le savoir de l'amour en osmose avec nos deux systèmes nerveux. Car l'amour est savoir des sexes, conscience de l'univers, phénoménologie de l'esprit – on allait dire Evangile, mais André n'apprécierait pas. Alors, pour se faire pardonner, on le cite :

« Que le don absolu d'un être à un autre, qui ne peut exister sans sa réciprocité, soit aux yeux de tous la seule passerelle naturelle et surnaturelle jetée sur la vie. »

L'amour, surtout, est sensitif et non rationnel. L'amour est contre la raison. L'amour est scandale et folie. Ça fait mal au cul de le dire mais l'amour est communiste. Éloge de l'amour, par Badiou, par Godard.   

Éloge, cela va avec, du conte de fée. Contre tous ceux qui disent, rationalistes ! moraux ! triste-pensants ! cons ! que le monde a mué, que le conte de fée est fini et que seul compte le travail dans la morale et le devoir dans la responsabilité, Breton rétorque un superbe « fini pour eux ! ». Non, le conte de fées n’est jamais fini, le conte de fées est à refaire, le conte de fée est notre horizon. L'impossible doit devenir notre possible. La surprise de la vie doit être continuelle. Tout voir selon le ménure-lyre. Alors oui, communisme ! Révolution ! Abolition des classes ! Amour les uns les autres !

Sauf que cela marche aussi sur le seul plan individuel – et peut-être d'ailleurs beaucoup plus que sur le plan collectif. Hors ses délires politiques, Breton se lit comme Nietzsche ou saint Paul. L'homme appartient à la femme, la femme appartient à l'homme – égalité totale avec ou sans fouet. Communiste si vous voulez, mais à deux, seulement à deux, ou entre soi, en famille. Communisme pétainiste, nous voilà.  C'est moi qui dit ça, pas lui. 

Par ailleurs, désolé André, mais l'amour est au bout du compte foutrement individualiste. Aimer, c'est peut-être engager toute l'humanité avec soi mais c'est aussi la sacrifier à sa seule étreinte. Aimer peut être foutrement incivil et asocial. L'amour abolit la lutte des classes mais juste entre nous. L'amour est un « nous » qui qui ne dépasse pas deux. L'amour, unique et sa propriété. C'est moi qui dit ça, pas lui. 

Et c'est cette conscience de soi (c'est-à-dire de toi et moi) qui a fait que Breton n'a jamais pu être vraiment communiste et encore moins stalinien (on ne peut pas être communiste sans être stalinien de toute façon – c'est comme si on voulait être nazi sans être auschwitzien). Il a trop vu ce que ça niait en lui pour y adhérer. Il a préféré la poésie à la politique et ses femmes (Simone, Jacqueline, Elisa) à l'humanité. Et c'est ce que l'on a tout de suite compris au PC. Ces gens-là ne se trompent jamais. Si tu es marxiste, tu n'as pas besoin d'être poète. Entre le surréalisme et le communisme, il faut choisir. Franchement, ton joli coeur et ta poésie alambiquée - au fond, bourgeoise - on n'en a rien à foutre. Nous, c'est la justice sociale absolue qui nous importe et l'on va liquider tout homme qui s'opposera à celle-ci. L'on va tuer tous les injustes de l'humanité et rééduquer tous les autres. Cent millions d'injustes, cent millions de morts. On est communiste ou on ne l'est pas. Alors ta fougère, tu peux te la mettre où je pense. 

Et c'est pourquoi il n'a pu être communiste malgré toute sa bonne volonté car être communiste, c'était être stalinien (ça l'est toujours), et comme dans la cellule où le Parti l'avait relégué pour tester ses capacités de soumission et d'abrutissement à la cause, comme il le dit, il n'a pas pu. Et ce « je n'ai pas pu » est son honneur et son salut.

Non, vraiment, je l'aime beaucoup, cet homme.

 

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En face de sa maison de Saint-Cirq Lapopien, dans le Lot, là où il eut un coup de foudre et dit "j'ai cessé de me désirer ailleurs".

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11 - Mur de Léonard.

« Regarder de la terre un nuage est la meilleure façon d'interroger son propre désir. »

Un peu comme regarder un mur jusqu'à ce qu'un tableau apparaisse et que l'on puisse le peindre sur notre toile – la leçon de Léonard de Vinci à ses élèves comme chacun sait.

Attendre que la forme se détache de l'informe, l'objectif du subjectif, l'œuvre de l'esprit, le style de la substance, le sexe de l'ange. Attendre que ça vienne. Attendre et espérer, Monte-Cristo. Vivre dans l'espoir est une vie qui en vaut bien d'autres (Félicie). Ce que je crains le plus au monde n'est pas tant de rater ma vie que de ne plus pouvoir la rêver. Tant que je la rêve, je la vis – et parfois, il y a de vrais miracles, de vraies rencontres, mais j'ai déjà dit ça cent fois. 

« L'homme saura se diriger le jour où comme le peintre il acceptera de reproduire sans y rien changer ce qu'un ÉCRAN approprié peut lui livrer à l'avance de ses actes. Cet écran existe. Toute vie comporte de ces ensembles homogènes de faits d'aspect lézardé, nuageux, que chacun n'a qu'à considérer fixement pour lire dans son propre avenir. Qu'il entre dans le tourbillon, qu'il remonte la trace des événements qui lui ont paru entre tous fuyants et obscurs, de ceux qui l'ont déchiré. Là – si son interrogation en vaut la peine – tous les principes logiques, mis en déroute, se porteront à sa rencontre les puissances du hasard objectif qui se jouent de la vraisemblance. Sur cet écran tout ce que l'homme veut savoir est écrit en lettres phosphorescentes, en lettres de désir. »

J'affirme qu'il y a là, selon les jours (comme dirait Fabrice Moracchini) quelque chose d'antique (Amor Fati), de spinoziste (désir = réel = perfection), de calviniste (prédestination) et de taoïste (laisser faire, laisser venir, comme dirait Abacus Chapelle).

« Encore une fois les actes eux-mêmes, les actes à accomplir se détacheront impérativement du bloc des actes accomplis du jour où l'on se sera mis en posture de considérer ce bloc, comme celui d'un mur ou d'un nuage, avec indifférence. Du jour où l'on aura trouvé le moyen de se libérer à volonté de toute préoccupation logique ou morale. »

Et de partir à la recherche de la bien-aimée dans une salle de bain de buée. Mystique de la buée, de la vapeur, du brouillard, des fantômes. La femme-fantôme.  

« Mais je finirai bien par te trouver et le monde entier s'éclairera à nouveau parce que nous nous aimons, parce qu'une chaîne d'illuminations passe par nous. Parce qu'elle entraîne une multitude de couples qui comme nous sauront indéfiniment se faire un diamant de la nuit blanche. Je suis cet homme aux cils d'oursin qui pour la première fois lève les yeux sur la femme qui doit être tout pour lui dans une rue bleue. »

 

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Julien Pacaud - Le fond du ciel

 

12 - Sexualité 

« Il n'est pas de sophisme plus redoutable que celui qui consiste à présenter l'accomplissement de l'acte sexuel comme s'accompagnant nécessairement d'une chute de potentiel amoureux entre deux êtres, chute dont le retour les entraînerait progressivement à ne plus se suffire. Ainsi l'amour s'exposerait à se ruiner dans la mesure où il poursuit sa réalisation. Une ombre descendrait plus dense sur la vie par blocs proportionnés à chaque nouvelle explosion de lumière (...) [L'amour] s'éteindrait un jour, victime de son seul rayonnement (...) Rien de plus insensible, de plus désolant que cette conception. Je n'en sais pas de plus répandue et, par là même, de plus capable de donner idée de la grande pitié du monde actuel. Ainsi Juliette continuant à vivre ne serait pas toujours plus Juliette pour Roméo. »

Ce n'est pas un curé ni un imam qui écrit ces lignes ultraconjugales mais bien André Breton lui-même, le « pape » du surréalisme. Non, le sexe ne détruit pas l'amour. Non, les années n'altèrent pas la passion. Au contraire, plus on baise, plus on s'aime, plus on s'aime, plus on baise.

Encore faut-il s'aimer. Or, ce qui empêche l'amour, ce sont les conditions socio-économiques de l'époque, le capitalisme, la bourgeoisie. Tout est fait ici-bas pour qu'on ne s'aime pas vraiment (ou par devoir), pour qu'on baise encore moins (ou à peine et dans la peine – « mettons-nous au lit pour faire un chrétien »), pour qu'on réduise ce que l'on a de meilleur en nous, en fait de plus libre (l'amour est liberté), à une simple fonction sociale et morale ultra-régulée. L'amour est définitivement le péché par excellence et qui assure cléricalement la damnation. Paolo et Francesca dans l'enfer de Dante pour l'éternité – mais dans le cœur de tous les amants. Tant pis, on ira en enfer puisque Dieu condamne notre amour fou. Vive le fruit défendu !

Bien sûr, « il n'y a jamais eu de fruit défendu » comme il n'y a jamais eu de péché originel. En revanche, l'amour est bien le phénomène originel par excellence. Au lieu de l'enfermer dans le social (l'enfer, c'est le social), il faut le rendre à sa poésie et à sa science. L'amour est poétique et scientifique, cosmique et biologique – libéral et communiste (de ce communisme à deux dont nous avons parlé). Il faut à tout prix lui enlever cet « arrière-goût » amer qui empêche la réciprocité.

« L'amour réciproque, tel que je l'envisage, est un dispositif de miroirs qui me renvoient, sous les mille angles que peut prendre pour moi l'inconnu, l'image fidèle de celle que j'aime, toujours plus surprenante de divination de mon propre désir et plus dorée de vie. »

Ce qu'il y a de fabuleux dans ces pages est que Breton tente l'impossible : rejeter comme jamais le mariage bourgeois au nom d'un absolutisme conjugal qu'aucun bourgeois n'aurait jamais osé envisager et que même un psy contesterait. Car, hélas, si, va-t-on nous dire, « c'est prouvé », le désir finit toujours par s'émousser, l'amour ne dure que trois ans et Roméo et Juliette auraient fini par divorcer s'ils avaient survécu. L'amour fou et éternel, toujours renouvelé, n'est qu'un truc de romantique, de puceau attardé et de poète quelque peu hypocrite, sinon de bourgeois patenté – car enfin Breton a eu trois épouses dans sa vie et d'innombrables maîtresses. Breton a couru après toutes les femmes de Paris pour les persuader de l'amour éternel, le temps de les amener à l'hôtel puis de les abandonner avant de faire un livre sur elles. Breton est au pire un tartuffe comme les autres (pire que les autres), au mieux, un niais sentencieux. Tout comme en politique où il a cru que surréalisme et marxisme pouvaient aller de pair, que radicalisme et avant-garde étaient parallèles et que L'Amour fou était le pendant au Capital.

Et pourtant... Bigots et libertaires pourront en faire autant de gorges chaudes qu'ils veulent, ce que l'on aime chez lui, et qui le sauve à nos yeux, c'est cette volonté héroïque de concilier l'impossible avec le possible, l'infini avec le convulsif, la passion avec la fixité (Sollers !), Sade avec la Religieuse portugaise. On comprend mieux la fameuse phrase de Gilbert Lely : « tout ce qu'écrit Sade est amour ».  Prendre l'orgie sadienne comme un sacre du printemps ou un tableau du Tintoret – explosion de formes, de couleurs,  de vie révoltée et envoûtante – et non plus comme un camp de concentration. Lire les tortures sadiennes comme un blasphème fait aux tortures réelles. Le faux sublime contre le vrai abject. L'écartèlement fantasmé contre l'écartèlement réel de Damiens. Le langage orgasmique du bourreau contre le bourreau. C'était le propos du sublime Liberté d'Albert Serra.

Sade, Lautréamont, les Surréalistes – la plus grande offensive jamais faite contre le littéralisme, le puritanisme, le wokisme.

Donc, « aucune dépression ne suit la jouissance ». On le voudrait tant ! En fait, Breton est un enfant. Il veut le jeu sans la perte, l'accouchement sans douleur, la pensée sans la raison – la joie sans envers - ce « point » d'irrémédiable joie dont parlait Pascal.

« Qui aurait trouvé le secret de se réjouir du bien sans se fâcher du mal contraire aurait trouvé le point. C'est le mouvement perpétuel. » 

Ou la clé magnétique de tout.

Le champ magnétique – soit le lieu où tout se retrouve, se réconcilie, s'aime, se colorie de toutes les couleurs : « le moindre débris de verre trouve moyen d'être à la fois bleu et rose ». Le champ magnétique comme apocatastase. On pense au final d'Underground d'Emir Kusturica – la plus belle fin de l'histoire du cinéma avec le fœtus de 2001 et le mouvement de caméra fordo-spielbergien des Fabelmans. Bon sang mais c'est bien sûr ! J'avais tout pour être bretonien. Et comme par hasard, c'est à Saint-Malo que je l'ai redécouvert en janvier dernier – séjour historique d'après sleeve.

André Breton, mon inattendu de 2023.

« Et si c'est puéril, tant mieux » (note de Breton dans Clair de terre.)

 

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13 - Mauvaises ondes et maison hantée.  

Eris. La discorde. La pomme d'or. La vexation. L'inavouable. L'âme qui trébuche. Sa laideur qui remonte. Le prétexte de l'incident, du malentendu, de la fatigue passagère. Le silence réprobateur. Les paroles accusatrices. L'égoïsme odieux qui emmure. La beauté du visage qui se dérobe.  L'instant noir. L'horrible incompatibilité. L'engrenage atroce des négatifs les uns dans les autres. L'enfer des blessures qui hurlent leur légitimité. Tout ce qui nie l'autre sous prétexte que quelque chose qui n'est même pas lui nous nie.

De la surprise de l'amour à la surprise de la haine.

On peut y remédier par la connaissance de soi. André, conseiller conjugal.

« Étant donné la violence du choc qui, alors qu'ils ne s'y attendent aucunement, dresse l'un contre l'autre deux êtres jusque-là en parfait accord et qui, à la première éclaircie, demain, tout à l'heure, ne parviendront pas à s'expliquer leur réflexe, étant donné l'angoisse et ses constructions gigantesques de carton-pâte dans le style des termitières qui, en moins d'un baissement de paupières, remplacent tout, il me semble qu'on est là en présence d'un mal assez défini pour qu'on s'emploie à déceler ses origines, ce qui doit permettre ultérieurement de lui trouver un remède. Il y va de la nécessité de faire justice, je l'ai dit, de l'opinion très répandue que l'amour s'use, comme le diamant, à sa propre poussière et que cette poussière est en suspension dans le cours de la vie. S'il s'avère que l'amour sort intact de tels fourvoiements, sans doute n'en est-il pas de même de l'être qui aime. Cet être est sujet à souffrir, qui pis est, à se méprendre sur la raison de sa souffrance. De par le don absolu qu'il a fait de lui-même, il est tenté d'incriminer l'amour là où c'est seulement la vie qui est en défaut. »

La vie contre l'amour. La vie contre tout. Vérité, liberté, poésie, être – il n'y a rien qui ne résiste aux ravages de l'existence réelle. Même si on est le plus attentif possible, il y a toujours des fantômes, des mauvaises ondes, des chemins toxiques – et des maisons hantées.

Ainsi de cette mauvaise promenade que Breton et sa compagne font le 20 juillet 1936 sur la plage du bien nommé « Fort-Bloqué » aux alentours de Lorient. Pas perdus dans un site déprimant dont le paysage se développe sans se renouveler et qui rend tout déplaisant, y compris les oiseaux qui donnent envie à André de leur jeter des pierres (!!). Même un ruisseau « couleur de sucre candi » l'agresse. C'est qu'il est sensible, le père André ! Mais le pire, c'est cette maison isolée, dépressive au possible et qui provoque chez lui une panique subite et le besoin de rebrousser chemin aussitôt, craignant même qu'ils n'arrivent chez ses parents avant la nuit. « Je me suis rarement conduit d'une manière si déraisonnable ». Il suffit pourtant qu'ils s'éloignent de ce site sinistre pour que le calme revienne en eux. Le soir, autour de la soupe familiale, ils apprendront que cette maison fut le lieu d'un crime commis deux ans auparavant par Michel Henriot, drôle de loustic, fils du redouté procureur de Lorient (celui-ci surnommé « Maximum » à cause des lourdes peines qu'il demandait contre les accusés), ayant assassiné sa femme parce que celle-ci lui aurait refusé un rapport sexuel... mais aussi parce qu'elle était pourvue d'une forte dot. Tout cela constituant pour Breton l'exemple type du mariage bourgeois où les intérêts l'emportent sur les affinités, où l'on se contrefout de l'Éros, où l'on ne connait rien à la chair et où tout finit nécessairement dans le sang. Que cela soit ce drame qui ait rendu l'endroit maudit ou qu'il y ait eu malédiction originelle (à la Amityville), l'air y est devenu irrespirable et c'est celui-ci qu'ont dû respirer les Breton ce jour-là. « Je ne me dissimule pas ce qu'une telle façon de voir, aux yeux de certains esprits positifs, peut avoir de moyennâgeux. Que sera-ce quand j'aurai ajouté qu'on ce point précis de ces réflexions un trait fulgurant me traversa l'esprit ! » Et de rappeler avec le sérieux d'un pape qu'avant de partir en vacances chez ses parents, il avait relu deux livres bizarres, La Renarde de Mary Webb et La Femme changée en renard de David Garnett, qui contribuèrent sans doute à l'état d'esprit occulte, et donc ouvert à tous les démons, qui les frappa Jacqueline et lui ce jour-là. Y aurait-il un complotisme des choses visibles et invisibles ? Une intersectionnalité des mauvaises ondes ? Lui n'en doute pas.

« Tout se passe comme si, en pareil cas, l'on était victime d'une machination des plus savantes de la part de puissances qui demeurent, jusqu'à nouvel ordre, fort obscures. »

Il est vrai que la maison en question ne fait pas envie. Par contre, les deux livres au renard, si.

 

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14 - Paternité. 

Lettre du père à sa fille qui vient de naître. Aube (Aurore !) ne pourra la lire qu'à seize ans.

« Tous les rêves, tous les espoirs, toutes les illusions danseront, j'espère, nuit et jour à la lueur de vos boucles et je ne serai sans doute plus là, moi qui ne désirerais y être que pour vous voir. »

Quelle que soit la part, « jamais assez belle » que la vie lui accordera, l'important pour le père est que sa fille incarne « cette puissance éternelle de la femme, la seule devant laquelle je me sois jamais incliné. »

Tu seras un éternel féminin, ma fille.

Certes, elle lui reprochera sans doute un jour de lui avoir infligé la vie et comme lui a pu le reprocher à ses parents (Chateaubriand, sors de nos corps !), mais peut-être prendra-t-elle aussi conscience qu'elle a été conçu dans l'amour qui est plus fort que la vie – qui doit l'être si on ne veut pas se faire broyer. L'amour avant la vie – un peu comme l'imagination avant le réel.

« Ma toute petite enfant, qui n'avez que huit mois, qui souriez toujours, qui êtes faite à la fois comme le corail et la perle, vous saurez alors que tout hasard a été rigoureusement exclu de votre venue, que celle-ci s'est produite à l'heure même où elle devait se produire, ni plus tôt ni plus tard et qu'aucune ombre ne vous attendait au-dessus de votre berceau d'osier. »

Et de tenter de lui expliquer le pourquoi de leur misère matérielle dont sans doute elle aura souffert dans sa jeunesse mais qui n'était que « la rançon de son non-esclavage à vie » à lui et la preuve de la gratuité de sa naissance à elle, c'est-à-dire voulue et faite hors de tous les intérêts humains. 

« Il fallait qu'au moins de l'une à l'autre une corde magique fût tendue, tendue à se rompre au-dessus du précipice pour que la beauté allât vous cueillir comme une impossible fleure aérienne, en s'aidant de son seul balancier. »

Aube, enfant de l'amour, de la liberté et de la poésie. Enfant de l'enchantement et du nuage. « Il faut faire des enfants nuageux », dira-t-il à fin d'Arcane 17. Rien de plus surréaliste, au fond, que l'enfant. Plus que la femme, c'est lui qu'on aimera toujours. C'est lui qui permet ce « toujours » - le mot fétiche de Breton, sa grande clef. 

« Ce que j'ai aimé, que je l'aie gardé ou non, je l'aimerai toujours. »

Comme tout parent qui se respecte, il sait que son enfant souffrira un jour – loi de la vie. Il tente d'y parer par son fameux « point sublime dans la montagne », celui auquel il n'a jamais renoncé, qui lui a permis de voir l'impossible et mieux de faire voir celui-ci. Vivre et aimer au-delà de soi-même – quelles que soient les agressions de la vie et ses propres insuffisances, bassesses, renoncements.

« De l'amour je n'ai voulu connaître que les heures de triomphe, dont je ferme ici le collier sur vous. Même la perle noire, la dernière, je suis sûr que vous comprendrez quelle faiblesse m'y attache, quel suprême espoir de conjuration j'ai mis en elle. Je ne nie pas que l'amour ait maille à partir avec la vie. Je dis qu'il doit vaincre et pour cela s'être élevé à une telle conscience poétique de lui-même que tout ce qu'il rencontre nécessairement d'hostile se fonde au foyer de sa propre gloire. »

Et ici, je pense à la scène finale, infiniment douce et cruelle, de Lost city of Z. de James Gray, dans laquelle père et fils vont sans doute être sacrifiés par les indiens et où le père explique au fils que même s'ils meurent, ils auront eu une vie hors du commun.

En attendant, s'émerveiller de la menotte du bébé et voir en elle la future main de femme, ce qu'André chérit par dessus tout, et dans laquelle il voit le salut de l'homme.

« Cette main, quelle chose insensée et que je plains ceux qui n'ont pas eu l'occasion d'en étoiler la plus belle page d'un livre ! Indigence, tout à coup, de la fleur. Il n'est que de considérer cette main pour penser que l'homme fait un état risible de ce qu'il croit savoir. Tout ce qu'il comprend d'elle est qu'elle est vraiment faite, en tous les sens, pour le mieux. »

Ne lui reste plus qu'à souhaiter à Aube d' « être follement aimée ».

L'Amour fou, ode à la paternité, donc. C'est très beau. Ça me ferait presque regretter des choses. Tant pis.

 

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André Breton et sa fille Aube.

La première est une des photos les plus émouvantes que je connaisse. Le rapport de Breton à l'enfance en général et à sa fille en particulier, l'humanise, je trouve, prodigieusement.

La seconde est pris vers 1955 à Saint-Circq-Lapopie par Elisa.

 

PS - A ce jour, Sylvia Poels ne m'a toujours pas répondu. 

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