90 livres, 2000 articles, 350 entretiens. En cinquante ans, Alain n'a pas chômé - et on se met à rêver de cette puissance intellectuelle qui arrive à ingurgiter un livre par jour, un auteur par semaine, une science par mois, une matière par saison, une langue par an.
[Moi, là, je suis au Suffren et je débats avec X. sur Facebook en éclusant dangereusement. Celui-ci m'explique qu'en plus d'être stalinien et maurrassien malgré moi, je suis un calviniste qui s'ignore. Ce qui n'est pas si faux. Je n'en ai pas totalement fini avec la haine de Dieu (mais avec quoi en ai-je fini, je me le demande ?), je n'ai jamais cru au libre arbitre - et c'est même par admiration pour Blaise Pascal que j'ai adopté son propre pseudonyme "Montalte" utilisé dans Les Provinciales contre les Jésuites. Je crois à tout ce qui est plus fort que moi et je compte là-dessus. Quand ça vient de moi, ça ne marche jamais. Quand ça vient d'un autre, de Dieu, d'une femme ou d'un film, c'est différent. J'attends qu'on me fasse de l'effet pour produire mes propres effets. Voilà toute ma vie. Cette parenthèse n'a aucun intérêt. Encore que si.]
Encore une fois, Deub's en revient à sa détestation de l'Unique, son mépris des cultures hémiplégiques (qui ne connaissent que leur partie ou leur camp et pas celui de l'adversaire - attitude typique de la droite comme on l'a dit), frôlant tout de même un certain narcissisme normatif, à savoir cette propension que nous avons tous à nous définir hors étiquettes, hors camps, toujours ailleurs, toujours en lignes de fuite, toujours plus « complexes » que nous le laissons paraître, toujours Poissons en un sens (« vous me croyez là, alors que j'étais là, je vous ai bien eu ha ha ! ») ; mais aussi toujours en accord avec ce qu'il y a de bien dans chaque camp, toujours soucieux de démontrer qu'on n'oublie rien de ce qui est vrai ici et là, toujours synthétiques et souverains, toujours hors critique puisqu'on a prévu la critique dans notre credo, toujours propres. Or, ce que je crois, moi, est qu'un intellectuel doit être conscient de sa salissure. Doit savoir qu'à un certain moment, toute pensée belle, bonne et vraie contient son intolérance, son injustice, sa violence faite au sens commun. Doit reconnaître que sa vérité a ses exclus, ses blessés, ses cadavres. La pensée est une guerre, qu'on s'appelle Carl Schmitt ou Montaigne. A un moment donné, pour ne pas dire, tout de suite, nos bonnes intentions tuent. Notre merde est sacrée mais il faut savoir la fixer.
Alain s'est fixé sur la défense des valeurs européennes. Très bien. Le problème, c'est que son Europe à lui est anti-chrétienne. Autant affirmer l'Orient sans l'islam, l'Extrême Orient sans le bouddhisme ou se réclamer de la musique allemande sans Bach ni Wagner. Alain répond que Zeus et Apollon, sinon Thor et Odin, sont aussi importants que Christ et Marie. Ben non, justement. Car comme Chesterton le dirait (et je sais qu'Alain n'aime pas qu'on ne se réfère qu'à un auteur unique, mais quoi ? c'est ma limite, donc mon identité, donc ma vérité), on reconnaît la présence d'un dieu aux blasphèmes qu'il suscite, or, ceux qui « blasphèment » le nom d'Odin se font de plus en plus rares.
Alain continue en se définissant adversaire du nationalisme (au nom du régionalisme) et de l'Etat-Nation (au nom de l'Empire). Alain aime la Bretagne, le Languedoc et la Bourgogne tout autant que le Saint-Empire romain germanique ou l'empire des Hohenstaufen - mais pas la France ou l'Allemagne en tant que telles. Le nationalisme, pour Alain, relève d'une métaphysique de la subjectivité. Tout comme d'ailleurs l'individualisme qu'il honnit ainsi que le libéralisme qu'il vomit. Nationalisme, individualisme, libéralisme - sa trinité noire. Je commence à comprendre ce qui nous sépare vraiment. Alain déteste la colonisation qui n'est rien d'autre, pour lui, qu'une conversion forcée.
« Toute conversion est à mes yeux une forme de renonciation à soi », écrit-il.
Je dirais exactement le contraire : toute conversion est à mes yeux une forme d'affirmation de soi - ou, plus exactement, une forme d'affirmation des forces que nous avons tous en nous et qui ne demandent qu'à surgir, et qui surgissent dès qu'elles rencontrent d'autres forces contraires ou complémentaires. Cela peut donner la guerre comme l'amour.
cliquer sur l'image