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LE CONTE D'HIVER ou Le "branle-scène", de Shakespeare

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L’araignée de la croyance,

OU

Il faut freiner le temps,

OU

La Contre-Réforme en marche

 

 

«  Ce qui est mortifère, c'est la croyance réelle, écrivait Daniel Sibony à propos de La tempête. La croyance non réelle (celle qu'on a la faiblesse de croire...) est plutôt une forme d'amour. Mais la haine et le meurtre procèdent du flash narcissique issu de la croyance réelle : du réel granitique des croyances. (...) Fonder soi-même la valeur donne au réel des airs de mort. La mortification narcissique c'est de fonder soi-même la valeur : si ça réussit, c'est le délire ; si ça rate, on croit que ça peut réussir en s'y prenant mieux : d'où la répétition. »

Plus qu’à La tempête, c’est au Conte d’hiver que ces lignes fondamentales de Sibony conviennent d’abord. A Léontès, cet Othello qui n’a pas besoin de Iago pour se manipuler lui-même, roi de Sicile, qui va un jour se persuader tout seul que sa femme Hermione le trompe avec son ami d’enfance, Polixénès, le roi de Bohême -  et à cause de cette jalousie imaginaire, provoquer le malheur de deux royaumes, et le sien en particulier, avec la mort son jeune fils, Mamillius, et de sa femme Hermione.

La croyance réelle, c’est en effet la mort. Le délire. La folie. Non pas qu’il faille être athée (qui est une autre forme de croyance réelle), mais enfin, la foi n’a jamais été une affaire de certitude, ou de savoir, ou de preuve, mais de confiance, d’espérance, d’amour. Croire en Dieu a toujours été flou, même pour un mystique, même pour le Christ en croix dont il ne faut jamais oublier, comme le rappelle Chesterton, que lui-même, se sentant abandonné par Dieu, « ait semblé, pour un instant, être athée. » (Orthodoxie, Le roman de l’orthodoxie, page 210, Idées Gallimard.)

En vérité, il faut toujours mettre un peu d’irréalité dans sa croyance, si on ne veut pas à la fois y succomber ou la perdre. Il faut tenir les deux bouts, croyance et doute, illusion et vie – illusion vitale, foi vitale. En l’occurrence, dans cette pièce incroyable, faire semblant de croire à la résurrection d’Hermione - qui n’est pas une vraie résurrection, qui est un simulacre de résurrection, mais qui agit sur les autres comme une résurrection, soit quelque chose en quoi il sera doux de croire pour recevoir le pardon et se réconcilier avec soi-même.

Quoique l’enfant, lui, ne ressuscitera pas. Contrairement à sa mère, il était vraiment mort. De toutes les tragi-comédies de Shakespeare, celle-ci l’est vraiment. Tout le monde ne revient pas.

Mais reprenons depuis le début.

 

 

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Une pensée  tordue (car trop logique) a eu raison de Léontès.  Demandant à Polixénès de  prolonger son séjour chez eux, celui-ci répond qu’il se doit de rentrer chez lui. Léontès exhorte alors sa femme à convaincre leur ami. Complaisante à son mari, elle s’y essaye – et voilà que Polixénès accepte de rester. Volte-face de Léontès brutalement possédé par la jalousie. A moi, il m’a dit non, mais à ma femme, il a dit oui. Ils me trompent donc tous les deux.

 Il est vrai qu’Hermione avait employé des moyens piquants pour retenir Polixénès :

 

HERMIONE

(…) Vous resterez ?

POLIXENES

Non, madame.

HERMIONE

Certes, mais vous restez quand même ?

POLIXENES

Je ne peux pas, vraiment.

 HERMIONE

Vraiment ?

(…)

Me voilà forcée de vous garder comme prisonnier,

Et non plus comme hôte : ainsi vous paierez vos rais de séjour

Quand vous partirez, et ferez l’économie de vos remerciements. Qu’en dites-vous ?

Mon prisonnier ou mon hôte ? Par votre terrible « vraiment »,

Vous serez l’un ou l’autre.

POLIXENES

Votre hôte alors, madame.
Etre votre prisonnier impliquerait envers vous une offense,

Et il m’est moins facile de la commettre

Qu’à vous de la punir.

HERMIONE

Je ne serai donc pas votre geôlière,
Mais votre affectueuse hôtesse (…)

 

L’on a beau jouer le ton de la plaisanterie, c’est par ces mots, et ces propositions d’être prisonnier susceptible d’être puni, et de geôlière affectueuse, que Polixénès cède à Hermione.

Plus étonnant l’aveu de Polixénès, lorsque Hermione demande à celui-ci comment Léontès et lui étaient adolescents, soupçonnant que son mari était « le plus fripon des deux », et qu’il répond :

 

POLIXENES

We were as twinn'd lambs that did frisk i' the sun,

And bleat the one at the other: what we changed

Was innocence for innocence; we knew not

The doctrine of ill-doing, nor dream'd

That any did. Had we pursued that life,

And our weak spirits ne'er been higher rear'd

With stronger blood, we should have answer'd heaven

Boldly 'not guilty;' the imposition clear'd

Hereditary ours.

 

[« Nous étions comme deux agneaux jumeaux qui folâtraient au soleil

Et bêlaient l’un vers l’autre : ce que nous échangions,

C’était innocence pour innocence ; nous ne connaissions pas

La doctrine du mal, et n’imaginions pas

Que quelqu’un la connût. Eussions-nous continué cette vie-là,

Et nos faibles esprits ne se fussent-ils animés

D’un sang vigoureux, nous aurions répondu hardiment

Devant Dieu : “non coupable“, écartant jusqu’à l’héritage

Du péché originel. »]

 

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La tentation de l’innocence, tentation cathare s’il en est, suprême hérésie de hier comme d’aujourd’hui, et qui conduit toujours au pire mal – celui qui va arriver à l’instant même. Car si Léontès n’a rien entendu de cette conversation, il a vu sa femme donner la main à son ami, preuve de l’adultère.

Et c’est de cette jalousie imaginaire, bientôt meurtrière, sur fond de croyance en une ancienne innocence radicale, qui fait va faire le drame de cette pièce dont l’enjeu est bien de montrer que le mal peut venir de soi-même, sans l’aide d’un tiers, et particulièrement chez celui qui s’est cru hors du péché originel – car plus que Polixénès, c’est Léontès qui semble encore englué dans la croyance de son innocence originelle et qui ne peut dès lors penser que ce sont les autres qui sont coupables. Plus on se croit pur, plus on a tendance à croire en l’impureté des autres : Othello, trompé par Iago, ne fonctionnait pas autrement, ni même le Claudio de Beaucoup de bruit pour rien, manipulé par le bâtard Don Juan, et qui répudiera Héro. Léontès est de cette engeance. Un rien suffit pour provoquer sa pureté. Un regard mal compris l’a fait devenir dingue :

 

LEONTES, aside

Too hot, too hot!

To mingle friendship far is mingling bloods.

I have tremor cordis on me : my heart dances ;

But not for joy ; not joy. This entertainment

May a free face put on, derive a liberty

From heartiness, from bounty, fertile bosom,

And well become the agent ; 't may, I grant;

But to be paddling palms and pinching fingers,

As now they are, and making practised smiles,

As in a looking-glass, and then to sigh, as 'twere

The mort o' the deer ; O, that is entertainment

My bosom likes not, nor my brows! (…)

 

LEONTES, à part

« Trop chaud, trop chaud !

Pousser l’amitié si loin, c’est se mêler les sangs.
J’ai des palpitations : mon cœur danse,

Mais ce n’est pas de joie, non, pas de joie. Ce cordial accueil

A bien le droit d’aller le visage nu, d’emprunter ses libres manières

A la sincérité, à la générosité d’un cœur chaleureux

Et de faire honneur à celle qui l’offre : elle le peut, je l’accorde.
Mais se tripoter les mains et se presser les doigts,

Comme ils sont en train de le faire, avec tous ces sourires étudiés

Comme dans un miroir ; et puis ces soupirs, comme

Une biche à l’agonie… Oh ! Voilà un accueil

Que mon cœur n’aime pas, ni mon front. »

 

 

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[Et de demander alors à son garçon s’il est bien le sien :]

 

Mamillius,

Es-tu mon garçon ?

MAMILLIUS

Oui, mon bon seigneur.

LEONTES

Vrai de vrai ?

Oui, tu es mon beau petit coq. Mais quoi ? Tu t’es sali le nez ?

On dit qu’il est la copie du mien. Allons, capitaine,

Il faut prendre le taureau par les cornes ; non, ne parlons pas de cornes, je veux dire : il faut vous nettoyez, capitaine ;

Et pourtant le taureau, la génisse et le veau

S’appellent tous des bêtes à corne. – Toujours à pianoter

Sur la paume de sa main ! – Eh bien fringuant petit veau !
Es-tu mon veau ?

MAMILLIUS

Oui, si vous voulez, mon seigneur.

 

Apologie de l’enfance. Polixénès, aussi, a un fils.

 

POLIXENES

If at home, sir,

He's all my exercise, my mirth, my matter,

Now my sworn friend and then mine enemy,

My parasite, my soldier, statesman, all :

He makes a July's day short as December,

And with his varying childness cures in me

Thoughts that would thick my blood.

 

« Quand je suis chez moi, Sire,

Il est toute mon occupation, toute ma joie, toute ma pensée :

Tantôt mon ami juré, et tantôt mon ennemi ;

 

[Le fils ennemi du père, il ne croit pas si bien dire. Père et fils doivent de toute éternité se détester et se tuer symboliquement pour se retrouver, éventuellement, ensuite.]

 

Mon parasite, mon soldat, mon homme d’Etat, tout.
Il rend un jour de juillet aussi court qu’un jour de décembre ;

Et ses caprices d’enfance me guérissent

Des pensées qui sinon épaissiraient mon sang. »

 

 

Les pensées qui épaississent le sang, c’est exactement ce qui arrive à Léontès qui se met à délirer le monde et sa « paillardise ».

 

LEONTES

It is a bawdy planet, that will strike

Where 'tis predominant ; and 'tis powerful, think it,

From east, west, north and south : be it concluded,

No barricado for a belly ; know't ;

It will let in and out the enemy

With bag and baggage : many thousand on's

Have the disease, and feel't not.

 

« C’est une planète paillarde qui frappe

Là où elle a de l’ascendant ; et elle est puissante, croyez-moi,

D’est en ouest, et du nord au sud ; conclusion,

Pas de barricades pour un ventre. Sachez-le,

Il laissera entrer et sortir l’ennemi

Avec armes et bagages : plusieurs milliers d’entre nous

Ont la maladie, et ne la sentent pas. »

 

Le pur persuadé qu’il sent l’impureté des autres qui eux ne la sentent pas.  L’auto-innocent qui devient alter-culpabilisant. L’obsédé qui devient harceleur – d’autant plus solitaire que personne, autour de lui, ne le croit (ce qui d’ailleurs rassure le spectateur : Léontès est fou, mais le monde lui résiste encore) A commencer par son ami Camillo, à qu’il demande d’aller assassiner Polixémès, et qui n’en croit pas ses oreilles. Rage de Léontès. L’auto-innocence ne supporte pas la vraie innocence des autres :

 

LEONTES

Make that thy question, and go rot !

Dost think I am so muddy, so unsettled,

To appoint myself in this vexation, sully

The purity and whiteness of my sheets,

Which to preserve is sleep, which being spotted

Is goads, thorns, nettles, tails of wasps,

Give scandal to the blood o' the prince my son,

Who I do think is mine and love as mine,

Without ripe moving to't? Would I do this ?

Could man so blench ?

 

« Doutes-en autant que tu veux, et va au diable !

Crois-tu que je sois assez bête, assez perturbé,

Pour me jeter de mon propre chef dans ce tourment, pour souiller

La pureté et la blancheur de mes draps,

Qui, préservée, serait mon repos, mais qui une fois salie

Ne me sera qu’aiguillons, épines, orties, dards de guêpes,

Pour jeter le scandale sur le sang du prince, mon fils,

Qui est de moi, je le crois, et que j’aime comme mien,

Sans y être incité par de mûres raisons ? Irais-je faire cela ?

Un homme peut-il se fourvoyer à ce point ? »

 

Quand un homme croit à sa croyance plus qu’à toute autre chose, oui. Il oblige les autres à le trahir par loyauté envers l’homme qu’il était. Comme le Pisanio de Cymbeline, il pourrait dire : « Ma tromperie est probité ; je suis loyal de ne pas l’être » (Cymbeline, IV – 4). Loin d’aller tuer Polixénès, Camillo ira au contraire lui révéler les desseins funestes de Léontès et l’aidera à fuir.

 

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L’acte II commence par la scène la plus touchante, et rétroactivement, la plus tragique, de la pièce - l’échange entre Hermione et son fils, et qui sera le dernier entre eux, à qui elle demande de leur raconter, à elle et ses dames, un conte. Mamillius, l’enfant qui contient la mamelle, la mère, dans son prénom, et qui détient aussi le pouvoir des contes, la croyance aux contes, et qui mourra peut-être aussi pour cette raison  - car dans le monde des croyances réelles et morbides, celles de son père, les contes, qui sont ces histoires « de bonnes femmes » auxquelles on croit sans croire, ne sont plus de saison. C’est là toute la différence entre les femmes et les enfants qui savent garder leur distance avec leurs croyances, les unes pour tromper, les autres pour jouer, et les hommes qui y croient dur comme fer – et finissent par tuer en leurs noms.

 

HERMIONE

….. Allons, monsieur, maintenant

Je suis de nouveau à votre disposition : je vous en prie, asseyez-vous près de nous,

Et racontez-nous un conte.

MAMILLIUS

Gai ou triste ?

HERMIONE

Aussi gai qu’il vous plaira.

MAMILLIUS

Un conte triste convient mieux à l’hiver : j’en connais un avec des esprits et des lutins.

HERMIONE

Eh bien, écoutons celui-là, mon cher monsieur.
Allons, venez vous assoir, venez donc et faites de votre mieux

Pour me faire peur avec vos esprits : vous vous y entendez assez bien.

MAMILLIUS

Il était une fois un homme…

HERMIONE

Et venez donc vous asseoir, allez, continuez.

MAMILLIUS

Qui habitait près d’un cimetière… Je vais vous le raconter à voix basse,

Comme ça, les sauterelles là-bas n’entendront pas.

HERMIONE

Allons-y, dites-le moi à l’oreille.

 

Mais Léontès et sa cour entrent sur scène et interrompent ce moment de complicité filiale, le dernier donc, entre la mère et son enfant, le roi retirant violemment celui-ci à celle-ci, avant de l’accuser d’adultère devant tout le monde, et d’une grossesse qui n’est pas, croit-il, de son fait à lui (Hermione est en effet enceinte de neuf mois, la durée du séjour de Polixémès !).

 

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Pour le fou, les apparences sont cohérences. Les soupçons, preuves. La jalousie, vérité. La croyance, araignée.

 

LEONTES

How blest am I

In my just censure, in my true opinion!

Alack, for lesser knowledge! how accursed

In being so blest! There may be in the cup

A spider steep'd, and one may drink, depart,

And yet partake no venom, for his knowledge

Is not infected: but if one present

The abhorr'd ingredient to his eye, make known

How he hath drunk, he cracks his gorge, his sides,

With violent hefts. I have drunk,

and seen the spider.

 

« Comme je suis comblé

Dans mon juste pressentiment ! dans mon opinion véridique !

Hélas, je préfèrerais en savoir moins ! Et quelle malédiction

D’être ainsi comblé ! Il se peut qu’il y ait une araignée

Qui macère au fond d’une coupe, un homme peut y boire, et s’en aller

Sans ressentir les effets du venin (car sa conscience

N’en est pas infectée) ; mais que quelqu’un présente

L’ingrédient abhorré à ses yeux, qu’il lui apprenne

Ce qu’il a bu, le voilà qui se racle la gorge et crache ses poumons

Avec de violents hauts-le-cœur. J’ai bu et vu l’araignée. »

 

La fausse croyance (c’est-à-dire la croyance qui ne doute pas un instant de sa réalité) est d’un trait, d’un bloc, d’une toile. La fausse croyance (qui est une croyance hystérique en soi et seulement en soi) agit comme une toile d’araignée dans laquelle on fonce comme une mouche. La fausse croyance est une négation de l’autre – et de fait, Léontès accuse Hermione devant tout le monde comme il accuse le monde qui ne veut pas le croire (« You’re liars all. [vous êtes tous des menteurs.] ». Car personne ne croit Léontès – même pas les dieux.

C’est la révélation de l’acte III. Cléoménès et Dion qui reviennent du temple d’Apollon sont formels. Le dieu de la lumière a innocenté Hermione. Les ténèbres se dispersent. La vie pourrait être belle. Et cela dès la première réplique de l’acte III qui est aussi la première réplique heureuse de la pièce.

 

CLEOMENES

The climate's delicate, the air most sweet,

Fertile the isle, the temple much surpassing

The common praise it bears.

 

« Le climat est délicieux, l’air extrêmement doux,

L’île fertile, et le temple bien au-dessus

Des éloges qu’on en fait communément. »

 

Mais Léontès n’en a cure. Sa croyance en lui est toujours plus forte que celle dans les dieux. L’oracle ment. L’araignée, non. Il faut alors que le dieu sorte de ses gonds et agisse contre l’homme. Tout va s’accélérer.

 

[Entre un serviteur]

LE SERVITEUR

Mon seigneur le roi, Majesté !

LEONTES

Qu’y a-t-il ?

LE SERVITEUR

Oh ! Sire, vous allez me haïr de vous l’apprendre !

Le Prince votre fils, à la seule idée, à la seule crainte

Du sort qui attendait la reine, s’en est allé.

LEONTES

Comment, s’en est allé ?

LE SERVITEUR

Est mort.

LEONTES

Apollon est furieux, et les Cieux eux-mêmes

Frappent mon injustice.

 

Une mort. Une réplique. Une prise de conscience – et peut-être la possibilité d’un salut. Mais la volte-face est si totale et si instantanée qu’elle en serait presque comique. Nous ne sommes certes pas dans une pièce psychologique, mais dans une pièce symbolique, cela va quand même un peu vite. Et ce n’est pas fini. Apprenant la mort de son fils, Hermione s’évanouit. Réaction de Léontès.

 

LEONTES

Qu’y a-t-il maintenant ?

 

PAULINA

Cette nouvelle a tué la reine : abaissez vos regards

Et voyez ce que fait la mort.

 

LEONTES

Emportez-la.
Son cœur n’est qu’oppressé, elle va revenir à elle.

Je me suis trop fié à mes soupçons.

Je vous en supplie, prodiguez-lui tendrement

Les soins nécessaires pour la ramener en vie.

Apollon, pardonne

Ma grande profanation de ton oracle.

Je vais me réconcilier avec Polyxénès,

Faire à nouveau la cour à ma reine, rappeler le bon Camillo

Que je proclame un homme loyal et miséricordieux (…. ) »

 

Comique symbolique de la folie qui se transforme en sagesse, de la haine en amour, du désordre en ordre. Tout allait mal, tout va de nouveau bien. 

Enfin, bien…. Mamillus est vraiment mort. Et Hermione, assure Paulina, l’est tout autant.

Etrange cette Paulina qui devient brutalement la conscience de Léontès et la Deus ex machina de la pièce – celle qui va remettre le conte en branle, quoique perdant elle-même son propre mari, ce brave type d’Antigonus qui, chargé par Léontès d’abandonner le bébé d’Hermione dans la nature, sera bouffé par un ours, tandis que le bébé sera sauvé par un berger.

 

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Là aussi, tout est allé trop vite. L’univers menace lui-même de glisser dans l’abîme. Comme le fait remarquer Clown (« Le rustre ») à son berger de père :

 

CLOWN

I have seen two such sights, by sea and by land!

but I am not to say it is a sea, for it is now the

sky: betwixt the firmament and it you cannot thrust

a bodkin's point.

 

LE RUSTRE

J’ai vu deux choses si extraordinaires, sur mer et sur terre !
Mais je ne devais dire la mer, car il n’y plus maintenant que le ciel : entre elle et le firmament, on ne pourrait même pas glisser la pointe d’une épingle.

 

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Et de mettre en parallèle le naufrage du navire et la dévoration d’Antigonus par l’ours.

 

 

CLOWN

(…)

And then for the

land-service, to see how the bear tore out his

shoulder-bone; how he cried to me for help and said

his name was Antigonus, a nobleman. But to make an

end of the ship, to see how the sea flap-dragoned

it: but, first, how the poor souls roared, and the

sea mocked them; and how the poor gentleman roared

and the bear mocked him, both roaring louder than

the sea or weather.

 

« (…) Et pour ce qui était du service sur terre, il fallait voir comment l’ours lui arrachait l’os de l’épaule, comment il m’appelait à son secours, et me criait que son nom était Antigonus, et qu’il était noble. Mais pour en finir avec le bateau, il fallait voir comment la mer l’a gobé ; mais d’abord comment ces pauvres âmes  hurlaient, et la mer se moquait d’eux ; et comment le pauvre gentilhomme hurlait, et l’ours se moquait de lui, l’un et l’autre hurlant plus fort que la mer ou la tempête. »

 

 

A quoi le berger lui répond :

 

SHEPHERD

Heavy matters! heavy matters! but look thee here,

boy. Now bless thyself: thou mettest with things

dying, I with things newborn. Here's a sight for

thee ; look thee, a bearing-cloth for a squire's

child! look thee here; take up, take up, boy;

open't. So, let's see: it was told me I should be

rich by the fairies.

(…)

 

« Tristes choses ! tristes choses ! Mais regarde ici, mon gars. Réjouis-toi : tu as rencontré ce qui meurt, moi ce qui vient de naître. Voilà un spectacle pour toi ; regarde un peu, une layette de baptême digne de la fille d’un seigneur ! Regarde un peu ici ; ramasse, ramasse, mon gars ; ouvre ça. Et voyons : on m’a prédit que je serais riche par les fées.»

 

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Tristesses et réjouissances. Mort et naissance. Petite fille et fées. La vraie féérie, c’est le cycle de la vie – mais à condition que la vie souffle un peu. Pour cela, il faut freiner les événements. Il faut freiner le temps. Ou plutôt, il faut que le Temps lui-même apparaisse et rappelle à l’univers, aux dieux comme aux hommes, que tout dépend de lui, y compris la loi et la coutume,

 

 since  since it is in my power

To o'erthrow law and in one self-born hour

To plant and o'erwhelm custom. 

 

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« Puisqu’il est en mon pouvoir de renverser la loi, et en une heure que je puis seul concevoir de planter ou d’extirper la coutume »

Voir « ternir l’éclat du présent »

(« and make stale The glistering of this present. »)

 

Et c’est le fabuleux acte IV, dont Henri Fluchère déclarait qu’  « il se pourrait bien que cela ne soit la chose la plus merveilleuse que Shakespeare ait écrite. »

 

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Celui où en effet tout se mélange dans une grande fête paysanne, d’ailleurs plus estivale qu’hivernale,  où tout n’est plus que fleurs, danses, amours – et contrariétés paternelles, Polyxénès se révélant père tyrannique et castrateur, « ennemi de son  fils », comme il le disait au premier acte, refusant que celui-ci, Florizel, épouse cette Perdita, la fille adoptive du berger, et qui n’est autre que celle d’Hermione et de Léontès, ce que personne ne sait – sauf le spectateur. Et c’est la grande douleur de ce dernier, qui, comme d’habitude au théâtre, se demande, tel un dieu impuissant, quand la vérité finira-t-elle par être révélée auprès de ces personnes éprouvées que sont par excellence les personnages, et comme nous-mêmes pouvons l’être pour les dieux. Pour cela, il faudra un fripon, un factotum, voleur et bonimenteur à ses heures, par qui les vérités seront volées, diffusées et sauvées - cet Autolycus qui jaillit sur scène et qui tient autant de Falstaff que d’Ariel, bouffon et passe partout, « montreur de singes » et « Enfant prodigue », fou chantant mercurien qui célèbre les ailes et les oiseaux :

 

 

AUTOLYCUS

When daffodils begin to peer,

With heigh! the doxy over the dale,

Why, then comes in the sweet o' the year;

For the red blood reigns in the winter's pale.

The white sheet bleaching on the hedge,

With heigh! the sweet birds, O, how they sing!

Doth set my pugging tooth on edge;

For a quart of ale is a dish for a king.

The lark, that tirra-lyra chants,

With heigh! with heigh! the thrush and the jay,

Are summer songs for me and my aunts,

While we lie tumbling in the hay.

 

AUTOLYCUS

Quand la jonquille vient à percer,

Ohé ! la gueuse, viens au vallon,

C’est la douce saison de l’année,

Pâle hiver cède au sang vermillon.
Le drap blanc qui sèche sur la haie,

Ohé ! les oiseaux chantent pour moi !

Aiguise mon envie de voler ;

Un pot de bière est un plat de roi.

Et quand l’alouette s’égosille,

Ohé ! avec la grive et le geai,

Ce sont chansons d’été pour mes filles,

Quand nous roulons dans le foin coupé.

 

 

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Et qui se fout du puritain que l’on reconnaît toujours à sa façon de chanter « chanter des psaumes au son de la cornemuse » (NDLR : de « parler du nez »). Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Régler son compte aux puritains -  ces gens pour qui la repentance n’aboutit jamais au pardon, et comme l’illustrait Pandosto, la pièce de Robert Greene, rival malveillant de Shakespeare, qui le traitait de « branle-scène » (« Shakescene »), et qui inspire son propre Conte d’hiver ! Dans la pièce de Greene, nul pardon, miracle, réconciliation ou résurrection. Pandosto (Léontès) se suicide comme Judas. Dns le monde protestant montant, la miséricorde, comme l’artifice, n’existent pas. Tout n’est qu’orgueil et damnation, voire orgueil de la damnation.

Et dans laquelle Léontès est prêt lui aussi de tomber, après seize ans d’affliction. Comme le lui rappelle Cléoménès au début de l’acte V, le plus dur, c’est de se laisser pardonner.



CLEOMENES

Sir, you have done enough, and have perform'd

A saint-like sorrow: no fault could you make,

Which you have not redeem'd; indeed, paid down

More penitence than done trespass: at the last,

Do as the heavens have done, forget your evil;

With them forgive yourself.

 

CLEOMENES

« Sire, cela suffit, et vous avez montré

L’affliction d’un saint : nulle faute commise

Que vous n’ayez rachetée ; à dire vrai vous avez acquitté

Une pénitence plus grande que l’offense. A la fin,

AGISSEZ COMME LE CIEL, OUBLIEZ LE MAL QUE VOUS AVEZ FAIT ;
ET COOMME IL VOUS PARDONNE, PARDONNEZ-VOUS. »

 

Mais comment le pourrait-il, sans cesse pris à partie par la véhémente Paulina qui lui rappelle sans cesse ses anciens forfaits ? Etrange relation quasi sadomasochiste avec cette femme Érinyes (« une mégère à la langue déchaînée, qui vient de battre son mari, et maintenant me harcèle », disait-il d’elle à l’acte deux) à qui il a fait allégeance depuis la mort de sa femme et à qui il a promis de ne se remarier qu’avec son consentement ?

 C’est pourtant d’elle dont viendra la délivrance.

Après avoir retrouvé sa fille Perdita (dans une scène qui, l’on sait, n’est pas vue par le spectateur mais longuement racontée par des témoins qui ont assisté à ces retrouvailles, le théâtre de Shakespeare devenant ici entièrement romanesque mais encore « pynchonien » avant la lettre, le récit étant rapporté par un tiers, ce qui ne va pas sans le rendre, chez Pynchon comme chez Shakespeare, un brin ennuyeux – mais peut-être aussi parce qu’entre les deux scènes de retrouvailles, celles avec la fille puis celles avec l’épouse , il fallait choisir et préférer la plus spectaculaire et la plus mystique, la seconde, donc, d’autant que Shakespeare avait déjà traité la première dans Périclès, Prince de Tyr), Léontès est amené dans la maison de Paulina. Celle-ci tire un rideau derrière lequel une statue d’Hermione  apparaît. Chacun est stupéfait par le travail du sculpteur qui non seulement a respecté les rides du visage, dues aux seize ans passés, mais qui semble encore avoir réussi à rendre sa respiration, « et dans la fixité de son regard un mouvement, comme si l’art se moquait de nous », dit Léontès qui demande à Paulina de pouvoir regarder cette œuvre le reste de sa vie : « Toute la calme raison du monde ne peut égaler le plaisir de cette folie. Laisse-moi ce plaisir. »

 

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Et le miracle a lieu : sous l’ordre de Paulina, la statue s’anime, tend la main à son mari et à sa fille, les embrasse, les bénit et parle. Réenchantement du monde. Réconciliation totale des êtres. Reprises de l'art dans la nature et de la nature dans l'art. Mariages en rafales (Léontès avec Hermione, Perdita avec Florizel, mais aussi Paulina avec Camillo). Renaissance. Ricorso.

Le truc, c’est qu’on ne saura jamais ce qui s’est vraiment passé -  cette résurrection relevant autant de l’artifice que du miracle, de la magie que de la miséricorde, de l’image que de la chair. Qu’elle se soit cachée aux yeux du monde pendant seize ans ou qu’elle soit réellement revenue des morts, peu importe puisque Hermione est de nouveau là, parmi nous, et pour nous aimer. Conte de bonne femme si on veut (Paulina figurant en quelque sorte une « coléreuse commère de Sicile »), mais surtout retour à la vie par l’amour et le pardon. Acceptation catholique du pardon.

Le conte d’hiver ou la Contre-Réforme en marche.

 

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LES DEUX NOBLES COUSINS ou Le nouveau viol de Lucrèce, le 17 octobre 2016

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