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Douces amertumes - Sur Claude Sautet, du film noir à l'oeuvre au blanc, de Ludovic Maubreuil

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À mon vieil ami Didier M. qui avait compris Sautet avant moi.

 

On a tous snobé Claude Sautet. Dans les années 70, ou quand nous avons découvert les années 70, on considérait son cinéma comme académique, normatif, « giscardien ». Et puis, on a grandi, on a vécu, on ne s'est pas toujours réalisé, on a beaucoup perdu en temps, en argent et en non-amour, on s'est retrouvé à l'automne de nos vies sans passer par l'été et l’on s’est rendu compte que ce cinéma-là parlait de nous avec une profondeur inattendue, frôlant parfois l’abîme ou la folie – et via une virtuosité visuelle bien supérieure à celle de nos maîtres nouvelle-vagueux d’antan. C’est toute notre « pratique cinématographique » qui a été alors « réorientée », « [nous] faisant délaisser les esthétiques miroitantes, à la sidération instantanée, pour guetter désormais, sans relâche, le motif dissimulé sous le tapis » et telle que l’énonce la belle écriture de Ludovic Maubreuil, essentialiste du cinéma, dans son superbe et savant Claude Sautet – Du Film noir à l’œuvre au blanc (Editions Pierre-Guillaume de Roux).

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Motif de la femme qui dort et que l’on regarde avec un serein désespoir, motif de l’homme isolé à jamais derrière la vitre, motif des miroirs qui multiplient les reflets et qui sont autant de gouffres que de « faillites de l’être ». Motif de la pluie, « annonciatrice » de « tourments ou plus exactement de tournants dans le cours de l'histoire » ou du « feu communautaire » qui soude les personnages (celui, accidentel, allumé par les enfants au début de Vincent, François, Paul et les autres ou celui, païen s'il en est, allumé par les adultes pour se réconforter après un embourbement de voitures dans Mado).

Parce qu’il a l’air sérieux et adulte, le cinéma de Sautet semble compassé alors que sa « mécanique de précision n’est pas tant à la merci des dérèglements qu’elle ne les inspire ». Précision de Max, de Simon ou de Martial à conspirer contre les braqueurs (Max et les ferrailleurs), les affairistes (Mado) ou les bourgeois malhonnêtes (Quelques jours avec moi). Précision de Stéphane qui ne réaccorde les violons que pour compenser ses désaccords affectifs (Un cœur en hiver). Précision de Monsieur Arnaud qui croit tout maîtriser des autres et de lui-même alors qu'il ne sort pas de sa prison de verre en laquelle il veut aliéner en vain tout le monde. Dans ce cinéma qu'on dirait apollinien, l’exactitude va de pair avec le détraquage, le traquenard (policier ou amoureux) avec le désastre  et l'accident toujours possible.

 

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Parfois, aussi, les femmes déraillent (Hélène dans Mado ou Catherine dans Un mauvais fils), mais généralement ce sont elles qui tiennent le bon bout et qui, après s'être sauvées des hommes (Marie qui quitte Georges tout en gardant l'enfant dont elle est enceinte à la fin de Mado), tentent de les sauver à leur tour : Catherine qui aide financièrement Vincent via son père dans Vincent, François, Paul et les autres ; Camille qui tente « d’exciter » Stéphane par tous les moyens dans Un cœur en hiver autant pour le faire venir à elle que pour le faire revenir à lui. Toujours, ce sont elles qui cherchent à dédramatiser une situation qui l’est déjà suffisamment : Léa Massari, dans Les Choses de la vie, qui jette la lettre de rupture que son mari avait écrit à sa maîtresse et sans se douter qu’elle accomplit là le souhait ultime de celui-ci, ou Rosalie qui accepte, peut-être, d'aimer deux hommes en même temps (César et Rosalie). Rien de moins vengeresse ou d'emmerdeuse qu'une femme de Sautet. 

 

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Bouleversante cette scène de Nelly et Monsieur Arnaud lorsque Emmanuelle Béart, après que Michel Serrault lui a hurlé « allez-vous faire sauter ! », se retourne tendrement vers lui comme si elle lui pardonnait dans l’instant cette parole odieuse et lui répond : « à la semaine prochaine », comprenant plus que quiconque sa détresse de vieil homme desséché.  De même cette scène où elle se réveille dans son lit et le surprend en train de la regarder. Au lieu de s’indigner de ce qu'on appellerait aujourd'hui un male gaze, elle lui demande de rester et va jusqu’à lui prendre la main. La compassion féminine, verlainienne, devant le désespoir masculin.

 

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La morale supérieure des films de Claude Sautet : chercher toujours à diminuer le mal, surtout celui qu’on aurait pu faire. Dans Max et les ferrailleurs, Pierre préfère devenir assassin plutôt que Lily (qu’il a pourtant trahie) soit suspectée par la police. C’est qu’on ne veut jamais réellement faire le mal dans cet univers (sauf les malfrats des deux premiers films - mais qui sont des polars - et l'effrayant Lépidon, incarné par le génial Julien Guiomar, dans Mado) même si on s’y prend mal pour l’éviter : ainsi Bruno (Patrick Dewaere) qui veut se réconcilier avec son père (Yves Robert) dans Un mauvais fils et ne parvient qu'à l'exaspérer encore plus ; César qui cherche à faire ami ami avec David parce qu’ils aiment tous les deux la même femme (César et Rosalie) ; ou même Martial qui, après avoir un peu inquiété Raoul (Jean-Pierre Marielle) à cause des malversations de ce dernier, en fait son compère (Quelques jours avec moi). Il y a une indulgence du cinéma de Sautet, c’est-à-dire une innocence accordée aux personnages. « Pourquoi veux-tu que cela soit la faute de quelqu’un ? » demande Marie (Romy Schneider) à Serge (Claude Brasseur) dans Une histoire simple.

 

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C’est pourquoi ces films réputés « tristes » se terminent relativement « bien » ou, disons, moins « mal » que prévu. Le pire n'est pas toujours certain. Réconciliation symbolique dans Les Choses de la vie (Hélène souffrira de la mort de Pierre mais en ne sachant jamais qu'il a voulu rompre avec elle) ou réelle dans Un mauvais fils (Bruno et Catherine sont sortis de la drogue et Bruno veille désormais sur son père). Sauvetage existentiel possible (Hélène entre en cure de désintoxication à la fin de Mado). Et au dernier plan de Vincent, François, Paul et les autres, les dits personnages traversent la rue, toujours ensemble malgré tout. La vie, comme l’on dit, continue. L'ordre finit par l'emporter sur la discordance. Les disputes tournent court (Vincent, François, Paul et les autres), les bagarres n’aboutissent pas (César et Rosalie, Un cœur en hiver), les rêves, parfois, se réalisent (Garçon !), les couples (et même les trouples) se reconstituent (César et Rosalie), les naissances suivent les avortements (Une histoire simple). Même s’il y aussi des succès qui laissent un goût amer (Mado), des suicides réels (Une histoire simple), des nouveaux départs improbables, au fond, régressifs (Nelly et Monsieur Arnaud), des impasses émotionnelles dues peut-être à un blocage physique (Un cœur en hiver), l’impuissance masculine étant à peine voilée dans nombre de ces films. D’où le plan récurrent de la femme endormie dont ne voit jamais que le dos ou la nuque et que l’on s'abstient de toucher (exception faite de l’ouverture sublimissime de Mado où Mado fait l’amour à Simon mais là aussi, c’est plus elle, étant sur lui, qui donne l’impression de le faire que lui.)  

 

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Si le cinéma de Sautet est dit « réaliste », c’est qu’il est celui de l'inconséquence, du hasard, du destin (et donc de l’accident – Les Choses de la vie) et qui va parfois jusqu’à se mélanger les genres comme dans Quelques jours avec moi, film « laboratoire » s’il en est, qui tient autant de la satire sociale que du film noir (avec la scène du bordel très « lynchéenne ») et qui oscille entre la comédie labichienne (« la noce » improbable dans l’appartement de Martial) et le drame dostoïevskien (Martial endossant, sinon doublant, le rôle du meurtrier pour sauver Fernand.)

Cinéma du mouvement, donc, mais non de l’image-mouvement au sens où Gilles Deleuze l’entendait – soit une action continue qui raconte une histoire logique avec des personnages clairement définis. Rien de tel chez Sautet où l’opacité prime sur la psychologie et où l’imprévisible menace la narration. Si les personnages sont toujours en action, leurs corps vacillent en permanence, particulièrement dans Vincent, François, Paul et les autres : « celui de Vincent, qui accélère, hésite, s’interrompt, s’effondre, reprend sa course de plus belle ; celui de François qui, tout en gardant une certaine raideur, s’incline, s’affaisse, se recroqueville sur lui-même ; celui de Paul, maladroit, titubant, toujours à se blottir ou à prendre appui sur celui des autres » – sans parler de cette scène cocasse où Paul, faisant l'imbécile sur un petit pont de bois pourri, tombe à l'eau, emportant un des compères avec lui, et qui affole les corps de tous les autres.

 

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Mais cinéma, aussi, du temporel et du spirituel, du quotidien prosaïque (« l’argent ! l’argent ! l’argent ! » clame Lily dans son bain dans Max et les ferrailleurs) et de la mystique discrète (Max étant une sorte d’ange exterminateur qui se transforme en martyr tout comme Martial dans Quelques jours avec moi et même Stéphane dans Un coeur en hiver qui aide à faire mourir son ancien mentor) sans pour autant se confondre totalement avec elle à la manière d’un Dreyer ou d’un Tarkovski. Le dernier mot (ou dernier plan) reste urbain (Vincent, François, Paul et les autres, Nelly et Monsieur Arnaud) ou/et existentiel (Les choses de la vie, Une histoire simple.)

De même, si Sautet refuse la psychiatrisation outrancière de son univers, son cinéma n’en explore pas moins des comportements proprement schizoïdes et qui n’ont pas échappé à Maubreuil, critique de nuit mais neurologue de jour. De la violence, limite meurtrière, de César à l’autisme affectif de Stéphane, en passant par l’obsession justicière et finalement criminelle de Max ou la rechute dans la drogue de Bruno et Catherine, les personnages de Sautet se révèlent souvent border line, laissant vraiment des plumes à leurs aventures. Pour autant, ces situations douces-amères ne vont pas sans une sérénité étrange et en laquelle l’auteur du Cinéma ne se rend pas ne voit pas moins qu’un passage alchimique entre deux états psychiques où le personnage, à travers un « processus d’individuation » amoureux, criminel ou schizoïde, « quitte l’existence séparée pour atteindre le Soi » – un peu comme le Plume de Michaux, le livre que lit précisément Martial au début et à la fin de Quelques jours avec moi.

 

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Et Maubreuil de revoir alors toute la filmographie de Sautet à travers une ou deux couleurs primordiales et selon une méthode que n’aurait pas dénié Goethe, auteur comme on le sait, d’une Théorie des couleurs. Ainsi, Les Choses de la vie se révèleront un film « blanc », symbole de vie après la mort autant que d’espace vide ou de silence stérile. Vincent, François, Paul et les autres sera vu comme un « film noir avec des échappées vertes » (les scènes dans la nature, bien sûr).  De même, Mado où l’on passe de la pénombre à la prairie alors qu’Une histoire simple ira plutôt du vert au blanc, ou plus exactement du verdâtre clinique (scènes de l’avortement) au blanc immaculé (Marie de nouveau enceinte et cette fois-ci radieuse de l’être). Garçon ! oscillera entre le blanc des chemises des serveurs et des nappes de restaurant et le jaune des lumières de la brasserie et des accessoires du parc d’attraction qui marquent le triomphe d'Alex. Quelques jours avec moi mélange les couleurs mais va globalement du noir au blanc, du meurtre à l'asile, pourrait-on dire d'abord, mais aussi du renfermement en soi au sacrifice de soi. La difficulté, au fond, c’est l’Oeuvre au rouge qui marque la plénitude de l’être à travers l’union du masculin et du féminin, ce qui n’arrive presque jamais dans ce cinéma de l'écueil. Dans Un cœur en hiver, Camille a beau se farder pour attirer Stéphane, celui-ci reste incapable de l’atteindre. Et Nelly et Monsieur Arnaud en restera au noir et au jaunâtre – soit au jaune « décevant », un peu sale, usé comme son personnage principal.

 

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Cinéma de l'amertume, sans doute, mais teinté aujourd'hui de nostalgie et qui suscite une sorte de bien-être perdu à la manière d'un « doudou » et comme l'écrit justement Sophie Bachat dans sa recension subtile et énamourée du livre de Maubreuil sur Causeur, 

« Cependant, chez ceux de ma génération, Sautet reste un cinéaste réconfortant, un peu "doudou". Car c’est la France des jours heureux, celle que nous avons connue enfant et qui nous manque cruellement. Le temps des brasseries bruyantes et enfumées, et Piccoli la clope au bec à longueur de films. Avec la petite musique à la fois lyrique et étouffée de Philippe Sarde. » (Claude Sautet, l'alchimiste)

C'est qu'en ce temps-là, l'amertume était douce, le contact possible, la tristesse habitable. On croyait encore en la beauté des femmes et au désir des hommes (ou l'inverse). On ne culpabilisait pas. On ne faisait pas la leçon à chaque travers de l'être. Au contraire, on magnifiait cette « douleur d'exister ». Et c'est pourquoi nous avons besoin plus que jamais de ce cinéma de la « modernité entravée » et que donne envie de redécouvrir en son entier le beau livre de Maubreuil – dernier joyau édité par le regretté Pierre-Guillaume de Roux, trop violemment disparu.

 

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