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L'amour à mort (sur anéantir de Michel Houellebecq)

 

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https://www.rtl.fr/actu/international/guerre-en-ukraine-le-point-sur-la-situation-a-kiev-7900136251

 

 

« Il n’y a pas de doute que vous avez identifié une structure. »[1]

 

À Jean-Marc Z., mon cher dentiste de Sainte-Maxime, désormais à la retraite, et qui s’occupa, avec beaucoup de dextérité et d’humour, de mes dents de quinze à quarante-cinq ans.

 

 

Cela va être difficile d’être au niveau d’anéantir.

Roman total, comme on l’a dit, cosmogonique et psychologique, politique et théologique (le diable partout), urbain et bucolique, carte et territoire comme jamais (de Bercy au Beaujolais), chaotique et destinal, « avec ce pénible déterminisme qui caractérise en général le destin »[2] et à la fin plus bouddhiste que chrétien – car l’anéantissement, c’est autant la destruction que le nirvana, le terrorisme que la transmigration des âmes, le cancer que l’acte de chair. Comme toujours chez l’auteur de La Poursuite du bonheur, c’est ce qui nous dissout qui nous rend heureux ou du moins nous console, que cela soit le clonage, l’islam ou la sérotonine. L’auto-désintégration de l’Occident est souhaitable, le néant apaisant, la mort désirable – à condition qu’il y ait de l’amour, à condition qu’il y ait Prudence.

 

 

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Matrix, les frères, désormais soeurs, Wachowski (1999)

 

1 – La sorcière

Prudence, le plus beau personnage des romans de Houellebecq, sa Marguerite, sa Marie-Madeleine, sa Trinity – et qui a les traits de Carrie-Ann Moss, l’actrice qui incarnait cette dernière dans Matrix. Pourtant, au début, cela commence mal. Son mariage avec Paul Raison bat de l’aile. Prudence est devenue vegan, wiccan, lit Sorcellerie magazine, a renoncé au sexe (ce qui est contraire à sa nature profonde, estime Paul) et n’est pas loin de penser, à l’instar de la nouvelle génération asexuelle qui est en train de triompher, que « l'idée en soi d'une relation sexuelle entre deux individus autonomes, ne dût-elle se prolonger que quelques minutes, [n'apparait] plus que comme un fantasme daté, et pour tout dire regrettable. »[3]

La haine de la sexualité comme premier signe d’agonie civilisationnelle, nouvelle soumission à l’excision matriarcale, chasteté nihiliste – et pour le couple « désespoir standardisé »[4].  Pas de doute, on est bien dans un roman de Houellebecq.

Tout comme le néant se fait passer pour une morale supérieure, le mal est toujours un bien forcé – ou idéologisé. Et dans anéantir, le mal, c’est Indy, sans doute la plus fieffée vilaine de toute l’œuvre houellebecquienne, celle que Paul appelle « sa conne de belle-sœur »[5], virago vivre-ensembliste qui a épousé Aurélien, le frère cadet de Paul, et lui a imposé une GPA avec un géniteur noir au nom de « sa volonté́ d’affirmer son indépendance d’esprit, son anticonformisme, son antiracisme », utilisant ainsi « son enfant comme une sorte de placard publicitaire, (…) un moyen d’afficher l’image qu’elle [souhaite] donner d’elle-même – chaleureuse, ouverte, citoyenne du monde », en plus d’humilier son mari avec une rare férocité, faisant savoir à tous « dès la première seconde, qu'il n'était, ne pouvait en aucun cas être le père véritable de l'enfant » [6] –  alors que celui-ci, on l’apprendra par la suite, n’était même pas stérile. Mais c’est ainsi que fonctionne l’abjection du bien et qui constitue l’un des enjeux d’anéantir – à savoir que le mal ne vient plus de l’extérieur ou de l’étranger (l’islam) mais bien de l’intérieur, de l’intra-muros, de nos valeurs devenues folles et de nos tricoteuses progressistes. Il y aurait mille définitions à donner du nihilisme mais celle de la morale qui se retourne contre elle-même, de la civilisation qui se retourne contre la civilisation, semble ici la mieux convenir. Le mal est moins « grand-remplaciste » que confusionniste, trouvant ses racines dans nos propres gènes et algorithmes. Qu’importent alors que les nouveaux terroristes soient d’ultra-gauche ou d’ultra-droite, sataniques, catholiques ou écologiques,  puisque dans tous les cas c’est nous qui les avons engendrés ou programmés. Baphomet a remplacé Mahomet comme les trolls ont remplacé les islamistes. L’« écologie profonde » (ou deep ecology) a viré anarcho-primitivisme (John Zerzan) qui a lui-même viré terrorisme (Theodore Kaczynski « Unabomber ») via quelques agencements néonazis (Savitri Devi). Au nom d’un brin d’herbe, on prône l’extinction de l’humanité.

Pour autant, la protection de la nature n’est en soi pas à proscrire. « On ne pouvait malheureusement pas s’empêcher de constater qu'un paysage agréable aujourd'hui était presque nécessairement un paysage préservé de toute intervention humaine depuis au moins un siècle. », constate le narrateur [7] Si l’écologisme progressiste est un contresens nihiliste, l’écologie réelle, vivante et humaine, relève de la tradition. Bien malin celui qui saura décrypter « l’idéologie » de Houellebecq, accusé à tort et à travers de valeurs actuelles rances alors que c’est au contraire l’idéologie des autres qu’il révèle. Après tout, on peut penser qu’Indy a raison et que c’est elle qui est dans le vrai contre « l’avis » même de l’auteur. De même, on aura le droit de dire qu’il est regrettable qu’un personnage aussi prometteur que Prudence, de femme libre et émancipée, se transforme en sainte chaudasse. Comme quoi, il y a les bonnes et les mauvaises sorcières. Magie noire de l’idéologie, magie blanche de l’humanité vraie.

 

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V pour Vendetta (James McTeigue, 2006)

 

2 – Les Démons

On ne saura le fin mot de l’enquête mais quelle importance ? Ce qui intéresse Houellebecq n’est pas tant la résolution du mal que sa description générique, anonyme, banale – à l’infinitif : anéantir. Où John Cowper Powys dit que le réalisme est l’art de l’inconséquence ? Dans le roman comme dans la vie, l’organique n’est pas toujours logique. Le romancier avisé met tout en lien mais en faisant bien attention que ce lien ne soit pas forcément causal ni rationnel et en gardant à l’esprit que le livre se fait aussi dans la tête du lecteur. La résolution de l’énigme des pentagrammes terroristes n’aurait eu, sur le plan métaphysique, aucun intérêt. C’est que le démoniaque ne se résout pas mais se dissout – après s’être largement diffusé, il est vrai. Car c’est bien aux Démons de Dostoïevski, auquel Houellebecq se réfère explicitement dans un entretien accordé à Jean Birnbaum dans Le Monde, qu’anéantir, après Les Porcs de Marc-Edouard Nabe (décidément, ces deux-là sont complémentaires !) fait penser et cela autant sur le plan de sa trame (le complot, la révolution, la terreur) que sur celui de sa structure.

« Souvent l’auteur croit contrôler les personnages, mais les personnages imposent leur être à l’auteur. On voit très bien ça dans Les Possédés [Les Démons] de Dostoïevski. Il veut faire un livre contre le nihilisme et la gauche en Russie, il commence par décrire les conspirateurs comme des démons, mais, à un moment donné, ses personnages se mettent à manifester un pouvoir de séduction extraordinaire, et le livre se casse complètement la gueule, en tous cas d’un point de vue militant. Pour moi, c’est la même chose. Si le livre bifurque comme ça à la fin, c’est parce que j’ai de plus en plus aimé le personnage de Prudence. »[8]

Le personnage qui fait une OPA sur le récit – il est là le charme impérieux de ce livre, pas tant le meilleur de son auteur que le plus beau, le plus noble, le plus compassionnel, et qui aurait pu tout aussi bien s’intituler apaiser, accompagner, adoucir.

C’est que le monde, comme le roman, n’en finit pas de se mouvoir. Malgré son titre à l’infinitif qui lui donne cette dimension inerrante et qui faisait dire à Emmanuel Carrère que la force de l’écriture houellebecquienne, à la fois neutre et prophétique, résidait dans le fait qu’elle donnait l’impression d’être une vérité indiscutable, délivrée du « haut de la montagne et digne du Bouddha »[9], anéantir est le contraire d’un livre figé.  Tout y bouge lentement et longuement, avec des surprises tragiques ou miséricordieuses, passant d’une réalité l’autre, pour ne pas dire d’un métavers l’autre – le virtuel étant désormais la structure du réel tout comme le faux un moment du vrai. C’est un article atrocement antifa d’Indy, mais fondamentalement vide de réalité, qui provoque le suicide d’Aurélien. Ce sont des vidéos aux effets spéciaux particulièrement bien faits qui préludent aux attentas réels.

Alors certes, le virtuel a ses limites, comme le pense Solène Signal, la conseillère politique de Benjamin Safarti (mixe de Cyril Hanouna et de Benjamin Castaldi), ex-animateur télé et candidat improbable à la présidentielle de 2027 et qui serait un peu le Medvedev d’Emmanuel Macron. Pour autant, on ne saurait complètement se passer de lui.

« Internet constituait cependant une sorte de passage obligé d'un point de vue fictionnel, un élément nécessaire de la story ; mais il lui paraissait suffisant, et même préférable, de faire savoir qu'on était populaire sur le Net, sans que cela ne corresponde à aucune réalité. On pouvait annoncer sans crainte des chiffres de centaines de milliers, voire de millions de vues ; aucune vérification n'était envisageable. »[10]

 

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Paul Delvaux, Ombres, 1965

 

3 – L’interprétation des rêves

Dans un monde virtualisé à l’excès, où la rumeur des chiffres l’emporte sur les chiffres eux-mêmes, c’est la réalité elle-même qui devient double, « schizophrène »[11] ou tout simplement onirique. On a beaucoup parlé des rêves que faisait Paul et qui interrompaient la narration au risque d’irriter le lecteur. Outre que la fiction dans la fiction (ou « récit enchâssant », comme on dit à l’université) est un vieux procédé romanesque (se rappeler les Mille et une nuits, Don Quichotte ou aujourd’hui certains romans de Thomas Pynchon), la fonction de ces rêves, moins rebutants à la seconde lecture qu’à la première, est de flouter encore plus le réel, de le révéler dans ce qu’il a de plus imprévisible, acausal, effectif – et comme l’illustre le sixième rêve dans lequel Paul, après avoir recherché toute la nuit une « amante russe » sans jamais la retrouver, s’en prend  « au concepteur du rêve » qui est évidemment lui-même :

« cette histoire de plans de réalité parallèle était peut-être intéressante en théorie, lui disait-il, mais dans la réalité, enfin, dans la réalité du rêve, il n'en avait pas moins éprouvé un douloureux regret d'avoir perdu son amante russe ; le concepteur du rêve s’en montrait désolé, sans pour autant réellement présenter ses excuses. »[12] 

Quelle meilleure définition de la poétique houellebecquienne et de la réalité du monde (pléonasme, car Houellebecq, n’en déplaise à ses contempteurs, c’est la réalité sans excuses) que cette « histoire de plans de réalité parallèle » ? Déjà, dans La Carte et le territoire (avec qui anéantir a tant de liens : les rêves, la vieillesse, l’impossible communication entre les pères et les fils – sans parler du « chauffe-eau » qui fait sa réapparition[13]), la réalité alternative pointait. Depuis l'avènement d'Internet, nous sommes en effet comme jamais dans cette « ère des possibles » (clinamen ou physique quantique, comme on voudra) où toutes les croyances sont permises[14], où toutes les virtualités sont actualisables, où la bifurcation psychique et sociale est désormais la règle et tout cela sous couvert de menace de fin du monde – et d’abattoir désirable comme dans un autre rêve où Paul se voit en cochon industriel :

« Lui aussi, au même titre que les mini-porcs, va être entraîné vers l’abattoir ; il le sait, mais il semble accueillir cette perspective avec sérénité, voire avec une jubilation secrète. »[15] 

On dirait une phrase de Kafka.

 

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Mélancolie, Edvard Munch (1894)

 

4 – Description d’un combat

Définitivement à côté de la plaque ceux qui continuent de considérer que le style de Houellebecq n’existe pas alors que l’on pourrait dire au contraire qu’il est parfois presque trop reconnaissable. D’un côté, le ton prophétique car neutre dont parlait Carrère ; de l’autre, l’indécision permanente. D’un côté, la marche du monde (et du risque de sa fin) ; de l’autre, la suspension existentielle. D’un côté, la brutalité des événements ; de l’autre, les atermoiements « kafkaïens » du personnage. Comme nous les aimons ces gens qui se parlent à eux-mêmes, se cherchent, se questionnent, tentent de se trouver une réponse, tout en s’interrogeant immédiatement sur sa réponse. Ces « au fond, pas tellement », « en fait, pas du tout », « finalement, peut-être que si » qui mettent le lecteur non seulement « au milieu du monde » mais « au milieu de l’âme », la vraie, celle qui se demande ce qu’elle fait là.

Pauvre Paul égaré dans son mariage…

« … avoir deux enfants était un projet classique, et même l'archétype du projet classique, si Prudence et lui avaient eu des enfants, ils n’en seraient pas là, en réalité sans doute que si, au contraire même, ils se seraient probablement déjà séparés, les enfants aujourd'hui ne suffisent plus à sauver un couple, ils contribuent plutôt à le détruire, de toute façon les choses avaient commencé à se dégrader entre eux avant même qu'ils ne l'envisagent. »[16] 

… sa sexualité…

« La sexualité n’avait pourtant pas joué un grand rôle dans sa vie, enfin peut-être que si, à un niveau inconscient éventuellement, on pouvait du moins le supposer, mais en tous cas il n’avait pas tellement baisé (…) tout moment sexuel avait été dans sa vie une incongruité, une rupture dans l’ordre normal des choses »[17]

Mais « l’ordre normal des choses »… C’est cela qui fait mal, c’est cela qui donne envie de pleurer – bien plus que le terrorisme et les vicissitudes de l’Histoire.

« Paul se souvenait encore du jour où son dentiste lui avait annoncé son départ à la retraite. À l'époque, il n'avait pas encore rencontré Bruno, ses relations avec prudence étaient inexistantes, sa solitude était presque absolue. Lorsque le vieil homme lui avait annoncé qu'il cessait son activité, il avait été envahi par une vague de tristesse disproportionnée, affreuse, il avait failli fondre en larmes à l'idée qu'ils allaient mourir sans se revoir, alors qu'ils n'avaient jamais été particulièrement proches, que leurs relations n'avaient jamais dépassé celle d'un praticien et de son patient, il ne se souvenait même pas qu'ils aient eu de véritable conversation, qu'ils aient abordé ensemble des sujets non dentaires. Ce qu’il ne supportait pas, il s'en était rendu compte avec inquiétude, c'était l'impermanence en elle-même ; c'était l'idée qu'une chose, quelle qu'elle soit, se termine ; ce qu’il ne supportait pas, ce n'était rien d'autre qu'une des conditions essentielles de la vie. »[18]

Déjà, dans La Carte et le territoire, le narrateur s’émouvait de la « mort » de certains produits manufacturés telle sa chère parka. C'est que dans notre monde « qui va à cent à l'heure » et qui a fait de l'innovation permanente son seul devenir, tout est susceptible de destruction, de changement, d’anéantissement : l’anonyme comme le matériel, le fondamental comme le relatif, les sociétés humaines comme une feuille printanière.

« C’était encore très vague, mais on sentait le début du printemps, il y avait une douceur dans l'air et la végétation le ressentait, les feuilles se dépouillaient de leurs protections hivernales avec une tranquille impudeur, elles exhibaient leurs zones tendres et elles prenaient un risque, ces jeunes feuilles, un coup de gel soudain pouvait à tout instant les anéantir. »[19]

D’ailleurs, rêver d’être un arbre, voilà la félicité – ou « à la rigueur, une tortue, quelque chose en tout cas de moins agité qu'un homme, avec une existence soumise à moins de variations ». Et pourquoi pas l’enfance ?

 

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Félix Vallotton, L'enfant à la balle (Orsay)

 

5 – Heureux qui comme Ulysse ! 

Le père de Paul, ancien de la DGSI et le seul qui aurait peut-être pu résoudre l’énigme terroriste, ayant fait un AVC, toute la famille se retrouve dans sa région originaire du Beaujolais. Certes, celle-ci a bien changé. « Il y avait des Arabes, beaucoup d'Arabes dans les rues, et cela c'était certainement une innovation par rapport à l'ambiance générale du Beaujolais, et de la France tout entière. »[20]  À ceux qui, comme à Mediapart[21], se sont évanouis d’horreur en lisant cette phrase, nous demanderions pourquoi trouver raciste un constat que n’importe qui, raciste ou antiraciste, ferait même sans se l’avouer ? Pourquoi nier les perceptions primales ? L’écrivain est aussi là pour faire ressortir le chien qui est en nous. Surtout que quelques lignes plus loin, parlant justement du problème des EPHAD où nous, « Français de souche », concentrons nos vieux depuis cinquante ans, il précise que pour les Maghrébins, « confier leurs parents à une institution aurait constitué pour la plupart [d’entre eux] un déshonneur, c’est du moins ce qu’il avait pu conclure de la lecture de différents magazines de société. »[22]

Pour l’heure, c’est l’arrivée au hameau Saint-Joseph de Villié-Morgon et pour Paul, l’occasion d’un éblouissement – qui constitue l’un des sommets du livre. Motif des lumières, ô combien significatif, sur sa campagne natale[23], sa maison paternelle, sa chambre d’enfance et qui finissent par lui faire mal au coeur[24]. Plus tard, ce sera celle de la lune qui peut rendre fou[25] et celle sur les vignes, « atroce de beauté »[26]. Ô souvenirs ! printemps ! aurore !

L’enfance, le retour aux sources, le fantasme du « vivre entre ses parents le reste de son âge » cher à l’Ulysse de Du Bellay, le parler « papa » qui revient :

« (…) ça y est il se mettait à dire papa lui aussi, c’est sans doute agréable, au fond, de retomber en enfance, c’est peut-être ce que tout le monde souhaite, en réalité. »[27]

 Sans compter le désir régressif, du reste très proustien, de recoucher dans sa chambre d’ado (comme le personnage de Michel Houellebecq dans La Carte) sous les affiches de Matrix et du Seigneur des anneaux[28] que ses parents n’ont pas eu la cruauté d’arracher.

« Plusieurs fois au cours des dernières années, il avait rendu visite à son père ; mais à chaque fois, il avait préféré dormir dans une chambre d'invité, jamais il n'avait remis les pieds dans la chambre qui avait été la sienne, enfant, puis adolescent, cela faisait vingt-cinq ans qu'il ne l'avait pas revue. C'était probablement mauvais signe d'avoir envie, comme ça, de se replonger dans ses années de jeunesse, c'est probablement ce qui arrive à ceux qui commencent à comprendre qu'ils ont raté leur vie. » [29]

C’est en tous cas dans ce lit d’adolescence que Paul et Prudence recommencent à s’aimer – et comme si l’affiche de Carrie-Anne Moss agissait sur Prudence. Quoi de plus troublant que de faire l’amour à la femme qui ressemble à son actrice préférée et qui polluait nos nuits de seize ans ? Ici aussi, réel et virtuel se doublent, s’emboitent, se télescopent – et cela au profit du premier.  

« Leurs corps ne s'étaient pas véritablement mélangés, cela viendrait plus tard, mais ils s'étaient longuement touchés et il en demeurait des traces, des odeurs ; cela participait du rituel d’apprivoisement des corps. On observait le même phénomène chez d'autres espèces animales, en particulier chez les oies, il avait vu un documentaire là-dessus, il y a longtemps. »[30]

 

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Egon Schiele, Liebespaar, 1913

 

6 – Métaphysique du sexe

C’est à ce moment-là qu’anéantir commence à vraiment donner du bonheur. Tant pis pour les grandes affaires du monde. Le suspense n’est plus policier et historique mais affectif et sexuel. On veut le bonheur des personnages. On est heureux qu’ils se retrouvent. On vénère ces femmes salvatrices. Prudence mais aussi Maryse, l’infirmière béninoise qui, elle aussi, a su donner un instant de félicité à Aurélien :

« Au bout d’une à deux minutes elle décida de prendre les choses en main, déposa des baisers sur sa poitrine et sur son ventre, puis le prit dans sa bouche, les choses se déroulèrent ensuite avec une facilité déconcertante, il ne savait pas du tout que la sexualité pouvait se passer avec cette simplicité, cette douceur, ça ne ressemblait pas du tout à ses anciens rapports avec Indy, pas davantage aux quelques pornos qu'il avait pu voir sur Internet, peut-être à quelques descriptions qu'il avait lues dans des livres, mais au fond pas tellement non plus, c'était un autre monde, dans lequel il plongea complètement et il avait oublié beaucoup de choses, presque tout en réalité (...) »[31] 

Pleure, lecteur ! Et bifurque à ton tour, réécris le livre à ton image. Espère, toi aussi, rencontrer ta Maryse, ta Prudence, ta Trinity. Crois au retour sur soi, à la rencontre, à la chair. Crois à l’étreinte, à l’effusion, à la consolation. N’aies pas peur de te laisser anéantir par le plaisir. Rappelle-toi Marylin Prigent, l’attaché de presse de La Carte, d’abord décrite comme un laideron malheureux, « pauvre petit bout de femme au vagin inexploré » et qui, grâce au tourisme sexuel, devient une femme neuve, épanouie, « chaude ». Rappelle-toi le vers ultime de La route dans La Poursuite du bonheur et qui est un peu le Fiat Lux de Houellebecq : 

« Et le sexe des femmes inondé de lumière. » 

Et revoilà donc Prudence, sauveuse buccale que recherchent tous les hommes – et celle qui, en effet, fait bifurquer le roman du thriller politique à la piéta sexuelle. 

« Elle serait heureuse jusqu’au bout de lui montrer ses seins et son cul, fière jusqu’au bout de le faire bander. Lui-même était stupéfait de bander, c'était imprévu et même absurde, insensé, grotesque, en un sens presque indigne, ça ne correspondait pas du tout à l'idée qu'il se faisait de l'agonie ; décidément l'espèce poursuivait ses propres buts, tout à fait indépendants de ceux des individus ; mais elle leur permettait la tendresse, aussi, l'encourageait, même, ainsi, le plaisir sexuel pouvait sous un autre angle leur apparaître comme un simple prolongement de la tendresse. »[32] 

Comme d’habitude, mon article est beaucoup trop long et a tendance à s’enliser dans les citations – mais tant pis, c’est comme ça que j’ai toujours aimé procéder.  M’insérer dans les livres ou les films que je vénère, les réécrire à ma pauvre façon, en faire des laboratoires  « cormaryens » (oui, je sais, c’est prétentieux), vivre les livre. Vivre anéantir.

Encore une citation, donc : 

« Cela n’allait probablement pas marcher, lui dit-il ; elle eut une moue dubitative, défit le dernier bouton. À sa grande surprise, il banda presque aussitôt et en moins de cinq minutes, ses pensées de mort s'étaient évaporées ; c'était invraisemblable, obscène, absurde, mais c'était comme ça. » [33]

Encore et toujours, la renaissance, la résurrection, par le sexe. Honte à ceux qui prennent Houellebecq pour un vulgaire pornographe alors que chez lui, le sexe a toujours été synonyme d’amour, de tendresse, de bénédiction des hommes par les femmes (et le contraire), de survie pure et dure, de ce qui, à la lettre, empêche de mourir – et dans le cas d’anéantir, ce qui va aider Paul à mourir. C’est pourquoi on a pu dire, à juste titre, que ce roman était le moins désespéré de son auteur, en tous cas le plus « schopenhaurien », compassionnel, consolateur.  

 

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Kundun, Martin Scorsese (1997)

 

7 – Le livre des morts tibétains

Ah ! La consolation ! Le premier affect houellebecquien, ce pour quoi nous l’aimons avant tout et qu’Agathe Novak-Lechevalier a si bien thématisé dans un essai majeur[34] – et qui pour autant constitue le véritable clivage entre houellebecquiens et anti-houellebecquiens. Pendant longtemps, j’ai vu en tout contempteur de Houellebecq un ennemi symbolique. Et encore aujourd’hui, lorsque j’en rencontre un, j’ai l’impression qu’il lui manque une case. C’est que Houellebecq, comme Pascal, est un danger mortel pour ceux qui ne reconnaissent pas leurs misères, leurs fêlures, leurs manques. S’il arrive qu’ils l’apprécient, notamment « à droite », c'est souvent pour de mauvaises raisons idéologiques car pour le reste, le vrai, le beau, l’émouvant, ils n’aiment pas. Ils détestent, même. Pas assez viril, martial, moral, incel pour eux. Trop négatif, complaisant, bassement vivant – et tellement obsédé sexuel. Et d’un christianisme douteux. Là-dessus, ils n’ont pas tort.  

On a peut-être eu trop tendance, y compris l’auteur de ces lignes, à voir en Houellebecq une sorte de « chrétien » errant, pré-converti malgré lui, croyant qui s’ignore. Qu’il y ait eu de sa part recherche spirituelle est indéniable, mais comme il le dit un jour dans un entretien fameux à La Revue des deux mondes : « Dieu ne veut pas de moi »[35]. C’est que Dieu est trop exigeant pour celui qui en a « un peu marre » de l'existence. C’est que Dieu se propose de nous « sauver » (et sous quelles éprouvantes conditions) bien plus que de nous consoler. Or, ce n’est pas tant le salut qui intéresse Houellebecq que le bonheur, la paix, l’ataraxie. Au christianisme, religion sotériologique par excellence, s’oppose, ou se substitue, le bouddhisme, « religion », s’il en est, de la consolation – et des morts.

Loin de la résurrection et de ses crucifiantes conditions, c’est l’EMI (« Expérience de mort imminente » ou Near Death Experience), et telle que Raymond Moody et Elisabeth Kübler-Ross l’ont rapportée dans La Vie après la vie, qui se révèle l’horizon d’anéantir, sinon de toute l’œuvre houellebecquienne. Déjà, dans La Carte et le territoire, pointait un intérêt pour l’Asubhà, cette prière bouddhiste sur les cadavres, censée établir un contact quasi-gémellaire entre vivants et morts - espérance peu chrétienne.

Du reste, comme le dit Brian, le personnage qui organise l’enlèvement du père de Paul de son EPHAD et sorte de super héros des vieux, l’espérance, « c’est le péché originel du christianisme »[36].  Sous prétexte qu’un Sauveur va advenir, on se résigne « au monde présent, aussi insupportable soit-il, dans l’attente d’un avenir hypothétique ». Surtout, on ne supporte pas l’absurde. On préfère le jugement dernier et son feu éternel à l’absurde. 

« Oui, c'était absurde, Paul en avait été immédiatement convaincu dès qu'il avait vu le corps d’Aurélien pendu à la poutre de la grange, sa mort avait été aussi absurde que sa vie ; et il s'était dit, en même temps, qu'il ne pourrait jamais faire part de ce constat à Cécile. Les chrétiens ont du mal en général, avec l'absurde, ça n'entre pas vraiment dans leurs catégories. Dans la vision chrétienne du monde, Dieu prend les événements en main, parfois le monde semble temporairement abandonné au pouvoir de Satan, mais dans tous les cas les choses ont un sens fort ; et le christianisme a été conçu pour des êtres forts, au vouloir nettement marqué, parfois orienté vers la vertu, parfois malheureusement vers le péché. (…) » 

CQFD. Contrairement à ce qu’il raconte depuis des siècles, le christianisme est fait pour les âmes fortes, dures, aguerries – et pas du tout pour les faibles, les impuissants, les vrais désespérés, les déjà-damnés. Le christianisme, religion féroce pour tous ceux qui sont trop faibles pour croire en lui. Le christianisme, religion des durs et des impitoyables. Rarement on n’aura lu pages plus définitivement antichrétiennes (bien plus profondes que Nietzsche), car touchant la doctrine évangélique en son cœur.

« Il n’y avait de toute façon pas de place, dans la typologie chrétienne, pour des êtres comme Aurélien, dont l’adhésion à la vie était faible, toujours sujette à caution, qui avait au fond moins cherché à participer au monde qu’à s’y soustraire. (…) » 

Se soustraire à la croix, voilà ce qui pour un chrétien pur et dur peut conduire à la croix éternelle.

« Son suicide n’avait décidément rien de surprenant, il semblait déterminé par la nature des choses ; [Paul] n'en avait pas moins eu tort d’en parler en ces termes à Cécile. Le déterminisme, pas davantage que l’absurde, ne fait réellement partie des catégories chrétiennes ; les deux sont d’ailleurs liés, un monde intégralement déterministe apparaît toujours plus ou moins absurde, non seulement à un chrétien, mais à un homme en général. »[37]

Grâce à Dieu, si j’ose dire, il y a aussi le bouddhisme et ses lois karmiques qui assurent aux êtres un passage moins éprouvant et qui n'est rien moins qu'une continuité dans la fusion à travers toutes les vies et les morts à venir. « L’espérance », la vraie, ce n’est plus ressusciter auprès d’un dieu dantesque, avec le risque d’être séparé des êtres aimés, mais se retrouver entre soi et transmigrer ensemble et longuement en attendant le nirvana – soit l’anéantissement orgasmique dans l’âme du monde 

C'est à cela que Prudence et Paul se préparent dans leurs câlins souverains.

« Un chemin aussi long, aussi ardu, il était en effet préférable de le parcourir à deux. »[38]

Vérités avérées ou merveilleux mensonges, au lecteur de choisir. En tous cas, amour à mort.

 

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L'amour à mort, Alain Resnais (1984)

 

[1] Page 576.

[2] Page 88.

[3] Page 32.

[4] Page 35.

[5] Page 35.

[6] Page 206.

[7] Page 93.

[8] Le Monde, vendredi 07 janvier 2022 : « Michel Houellebecq : c’est avec les bons sentiments qu’on fait de la bonne littérature. »

[9] Emmanuel Carrère, L’Atelier Houellebecq à Phuket, Cahier de l’Herne consacré à Michel Houellebecq, page 192.

[10] Page 123.

[11] Page 536.

[12] Page 204.

[13] Page 275.

[14] Il y aurait tout un aspect occulte, gnostique des romans de Michel Houellebecq à déchiffrer. 

[15] Page 492.

[16] Page 97.

[17] Page 194.

[18] Page 523.

[19] Page 351.

[20] Page 195.

[21] https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/030122/houellebecq-l-ehpad-la-critique-en-soins-critiques

[22] Page 196.

[23] Page 137.

[24] Page 159 et 161.

[25] Page 242.

[26] Page 698.

[27] Page 91.

[28] Pages 158 et 159.

[29] Page 148.

[30] Page 350.

[31] Page 415.

[32] Page 720.

[33] Page 726

[34] Agathe Novak-Lechevalier, Houellebecq, l’art de la consolation, Flammarion, Champs Essais

[35] https://www.revuedesdeuxmondes.fr/article-revue/michel-houellebecq-dieu-ne-veut-pas-de-moi/

[36] Page 454.

[37] Page 510.

[38] Page 729.

 

 

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Peinture chinoise traditionnelle

 

 

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