En 1947, le festival de Cannes existe depuis un an mais l’on ne parle pas encore de Palme d’or – il faudra attendre 1955 avec Marty de Delbert Mann interprété par Edward G. Robinson pour que celle-ci apparaisse et devienne l’emblème de celui-ci. Pour l’heure, on décerne des « Grands Prix » de genres, ce qui est très pédagogique mais fort peu ludique. Ainsi, sur les vingt-quatre films en compétition cette année-là, sont récompensés Antoine et Antoinette de Jacques Becker (« Grand Prix - films psychologiques et d’amour »), Les Maudits de René Clément (« Grand Prix - films d’aventures et policiers »), Crossfire d’Edward Dmytryk (« Grand Prix - films sociaux»), Ziegfield Follies de Vincente Minnelli (« Grand Prix - comédies musicales »), Inondations en Pologne de Jerzy Bossak et Wacław Kaźmierczak (« Grand Prix - documentaires »), et… Dumbo de Walt Disney, ou plutôt de Ben Sharpsteen (« Grand prix du dessin animé »). La « googlisation » étant désormais inévitable, c’est Dumbo qui est retenu par les sites cinémas quand on lance la recherche « palmes d’or » et c’est Dumbo que nous aurions de toutes façons choisi parmi les primés de 1947.
Contrairement à la peinture ou à la musique, le cinéma est le seul art auquel un jeune enfant peut être immédiatement sensible et grâce auquel il peut commencer à former son goût et sa critique du jugement. Les Grands Classiques, ça commence à quatre ans, et les seuls Grands Classiques que peut intégrer un enfant de quatre ans sont les dessins animés de Walt Disney. Puisqu’il paraît que tout se joue avant cinq ans, alors autant faire jouer l’intelligence et la mémoire du petit d’homme avec ce qu’il y a de meilleur dans le monde, c’est-à-dire ce qu’il y a d’éternel. Ce n’est pas un des moindres mérites de Disney que d’avoir donné mouvements, formes et couleurs aux personnages de la tradition populaire occidentale et cela pour encore au moins dix générations*. Un bambin qui préfère Dumbo ou Bambi aux Bisounours sera à coup sûr un adulte qui préfèrera Elephant Man de David Lynch aux Bronzés III. Rien de plus structurant pour un individu en effet que les contes de fées ou les fables animalières - hors peut-être les critiques kantiennes.
Le moyen aussi de résister à l’éléphanteau muet ? Car, on le sait, il ne dit pas un mot, le petit Dumbo tout au long du film, ce qui permet aux enfants du monde entier de s’identifier à lui. Pur personnage d’animation dessinée et non d’animation numérisée (c’était le temps où les vingt-quatre images secondes se faisaient entièrement au crayon et à la gouache et avaient un charme fou), il évolue dans le monde apparemment le plus simple mais qui rend compte à merveille de toutes les essences de la vie : l’origine, le lien filial, l’amitié, les obstacles sociaux, la volonté de les surmonter, le corps à la fois comme impuissance et comme puissance vitale - chez Dumbo, les oreilles handicapantes qui se révèleront des ailes. Pour autant, la simplicité filmique peut se dérégler comme dans la célèbre et fabuleuse séquence « psychédélique » dite « la marche des éléphants roses », ou Disney semble avoir voulu continuer les expériences visuelles de Fantasia, sorti l’année précédente et qui n’avait remporté qu’un succès d’estime.
Donc, Dumbo se tait. La parole, il la laisse aux autres, à son ami d’abord, la souris Timothée, toujours là pour lui remonter le moral, mais aussi aux commères éléphantes qui snobent sa mère, aux clowns qui se servent de lui pour leur numéro, aux corbeaux qui le charrient mais qui finiront par l’aider, et par-dessus tout aux enfants méchants qui le persécutent. Si tous les enfants du monde, persécutés ou non, se reconnaissent en Dumbo, je me suis toujours demandé en quoi se reconnaissaient les enfants persécuteurs**. Elle pleurait aussi aux aventures de l’éléphanteau volant, cette petite brute qui tape son camarade ? Ah ! La divine pornographie lacrymale de Walt Disney ! Que n’a-t-on dit sur sa façon de nous prendre en otage, de nous faire pleurer malgré nous, de nous forcer à retrouver l’état de petit enfant que l’on arrache à sa maman ! Il n’y a que Charlie Chaplin pour avoir autant fait dans la poignance sirupeuse, le dégoulinage abject, la branlette à chagrin. Tant pis. Tant mieux. Comme le disait Marc-Edouard Nabe dans Chacun mes goûts à propos de l’auteur du Kid, on peut dire tout le mal qu’on veut de Walt Disney, c’est toujours lui qui gagne à la fin.
* Sauf si bien sûr les tenants du pouvoir culturel et éducatif décident un jour de supprimer Walt Disney des programmes pour enfants pour cause d’incompatibilité idéologique entre les valeurs dites «universelles » drainées par ces dessins animés et celles du « vivre ensemble » pour qui l’universalisme n’est qu’un impérialisme, donc un racisme à combattre, et pour qui la culture se réduit de plus en plus à la communauté.
** Dumbo lui-même, avec son air de fils à maman qui pleure une image sur deux, n’a-t-il pas idéalement cette « tête de victime » que les casseurs de banlieues, ceux qui ont sévi notamment pendant les manifestations anti CPE en mars 2005, disaient avoir envie de cogner ? Dumbo, stéréotype de l’enfant ultra protégé, qui de plus, lorsqu’il se met à voler, décide de devenir vedette de cirque, au lieu précisément de s’envoler vers d’autres contrées ? Dumbo, symbole du capitalisme larvé ? Dumbo, héros des enfantins nantis ? Décidément, nous ne faillissons pas à la règle de la politisation générale qui touche tous les domaines et même les dessins animés….
(Cet article est paru dans le hors-série n°2 SPECIAL FESTIVAL DE CANNES de la Revue du cinéma d'avril 2007)
Commentaires
Le film familial le plus émouvant de l'année.
Je lis, mais sans connaissance de cause, pas vu le film... Mais ce qui apparait toujours dans ces dessins animés ce sont des morales pseudo infantiles faites pour eduquer nos enfants, mais cette education n'est que le reflet d'une morale conservatrice qui aboutit dans l'absolution du mal qui est sous de belles images toujours lié à une pensée religieuse se référant a la bible, le méchant est diabolisé, il est le diable de la fable, ce nest pas tout, il s agit aussi d'une éducation politique, en effet par exemple, durant la période de guerre froide je doute fort que les dessins animés de cette époque traitant un même sujet soit retranscrit de la meme manière, tout est fait pour nous éduquer dans le sens du poil et cela commence dès notre plus jeune âge, en effet une population éduquée est bien plus difficile a contrôler qu'une population contrôlée par des codes moraux de bas étage............. MANON E
Hello Manon !
Alors comme ça, tu trouves que les "morales" de Peter Pan et d'Alice au pays des merveilles soient de "bas étage" ? Et tu penses vraiment que la Bible soit une si mauvaise référence que ça ? Tu ne crois pas au diable non plus ? Fais attention car lui risque de croire en toi. Quant à nos populations si abruties et si contrôlées que ça, ne crois-tu pas que c'est ce que précisément tout le monde pense ?
Bien à toi.
"Je lis, mais sans connaissance de cause, pas vu le film..."
[.......... PAS DE BOUCHERIE INUTILE S'IL VOUS PLAIT - INSERT DE MONTALTE]
On constate que ce qui se conçoit mal s'exprime obscurément ( le pompon c'est "pseudo infantile"... Toi-même ! )
Patrice pas triste, n'ayant pas revu Dumbo
PS : ...oui, parce ce Disney-là, je le réserve aux jours où je veux me faire pleurer. Autant dire jamais.
PS2 : Peter et Alice restent aussi immoraux l'un que l'autre et que leurs très british auteurs les ont créés, malgré tous les efforts d'américanisation.
Je lis tout ça avec un an de décalage...
Les commentaires sont réjouissants de conformisme. "Mêm pô vu le film en plus, mais c'est de la morale caca- pipi- tata, capitaliste, comme disait Mouna "...
Ils n'en finiront donc jamais ?
"Bahhhh. disaient jadis nos braves communistes, il suffit d'opposer Pif à Mickey, Rahan à Tarzan et le tour est joué."
Je n'ai toujours pas compris ce qui dans Pif aurait du remettre ipso-facto sur le droit chemin de la réalité dialectique les têtes blondes que nous étions et nous faire prendre immédiatement en grippe tous les héros du Journal de Mickey, les importations américaines des anciennes Editions lyonnaises du Rempart : Mandrake, Le Fantôme du Bengale, Luc Bradefer, Raoul et Gaston, Agent X9 et Flash Gordon (d'Alex Raymond, génial illustrateur également du somptueux Prince Valiant, créateur du cultissime Rip Kirby), nous faire fuir celles des Editions Lug : Blek le Roc, Zembla, Ombrax, Nevada... qui ont également introduit Marvel (supprimé par décision foudroyante de la Commission de Censure sur les Publications destinées à la Jeunesse... pensez : le Skrull toutes dents dehors en couverture !), Strange et tous les personnages plus ou moins déjantés de Stan Lee...,
vomir les Kit Carson, Battler Britton, Cassidy, Agent X13, SuperBoy (sans aucun lien avec le kryptonien célèbre)...,
abominer les tristes et post neo-nazies publications d'Hergé : Tintin ou encore Spirou, et leur pendant français Pilote,...
et nous dégouter radicalement de quelques centaines d'autres nervis dessinés du Grand Capital... les Superman, Batman de DC Comics..., les cow-boys et indiens légendaires, les Roy Rogers, Rintintin et Rusty, les Aquaman, Flash, Wonder Woman...
Les lisaient-ils seulement ou se contentaient-ils, comme la lectrice du dessus de les frapper de cet ostracisme franco-slave dont nous avons le secret ? Non à la première question et oui à la seconde. Rien n'a donc changé. Certains d'entre nous sont culturellement exceptionnels. Certains d'entre nous n'aiment pas quand ça finit bien, car c'est mal et professent donc l'inverse, n'aiment pas l'héroïsme, n'aiment pas les bons sentiments, n'aiment pas fibnaement tout ce qui est bon, au risque de tout perdre, car que reste t'il une fois évacuées toutes les valeurs, toutes fatalement neo-libérales, fatalement déliquescentes ? Pratiquement rien.
Illustration.
On m'avait dit grand bien il y a quelques temps des "Triplettes de Belleville". Après l'avoir vu (et à présent oublié, mais sans mérite) j'ai du constater tristement que le seul personnage qui m'ait vraiment ému était le chien. Ce pauvre chien qui du début à la fin peine à se déplacer, suinte le malheur par tous les pores, sert même de roue de secours lorsqu'un pneu vient à manquer... Un film pourtant loué par la critique mais dont le niveau arrive à peine à celui des travaux de fin de cycles des étudiants en animation 3D dont les petits métrages ennuyeux passent en boucle en fin de programme sur Sci-Fi... Un film qui ne nous propose donc ce fameux rien, si réel, lui, si vrai, si humain, cette désespérance si formatrice pour nos enfants, et si fidéle à cette promesse de merveilleux lendemains désenchantés...
J'ai jeté ce film.
Mais revenons à nos éléphanteaux.
Je ne saurais trop vous conseiller, Montalte, si vous ne l'avez déjà vu "Enchanted", "Il était une fois" des mêmes productions Disney. Je préfère d'ailleurs n'en rien dire si ce n'est qu'un accueil mitigé lui a été fait par nos critiques et que Télérama ne lui donne qu'une petite étoile compassée. Ce qui est tout de même un signe.
Ca n'est certes pas une oeuvre impérissable mais un film kitschissime qui se moque de lui-même, caricature ses personnages en nous prenant à témoin. Rafraichissant, à prendre au degré qu'on voudra, qui finit bien, comporte quelques longueurs mais qui emporte le morceau, le mien en tous cas, grâce à quelques scènes inattendues et jubilatoires...
Disney sort toujours vainqueur aux yeux de l'enfant que nous sommes mon petit-fils de 6 ans et moi.
Il est marrant ce Juldé quand-même...
Bonsoir,
une hénaurme erreur dont je m'excuse : c'est Harold Foster qui a crée Prince Valiant ! et pas Alex Raymond.