Isabelle Huppert, Madame Bovary (Claude Chabrol, 1991)
La femme adultère, donc.
À quoi on a tout de suite envie de rajouter : et les hommes légaux.
La femme adultère et les hommes légaux.
L'autre et la loi.
L'amour et le jugement.
Parce que la femme adultère est une femme amoureuse, c'est évident. Malheureuse avec son mari, heureuse (ou espérant l'être) avec son amant.
D'ailleurs, il est passé où, celui-là ?
Peut-être a-t-il déjà été lapidé ?
« L'homme qui commet l'adultère avec une femme mariée devra mourir lui et sa complice », commande le Lévitique (20 - 8)
Et voilà qu'on traîne la femme adultère devant Ieschoua – et avec ce détail sadique : en « la mettant debout, BIEN EN VUE. »
L'enjeu, bien sûr, est d'éprouver ce diable de Nazaréen qui bouleverse tout en ce moment et voir s'il est conforme à la Loi sur ce point capital, sociétal, ultra-moral – faire d'une pierre deux coups, si j'ose dire ?
« Moïse nous a prescrit de lapider ces femmes-là,
mais toi, qu'en dis-tu ? ».
J'aime beaucoup ce « qu'en dis-tu ? » Comme si les mecs commençaient malgré tout à se poser des questions sur leur propre Loi, à prendre leurs distances avec elle. Certes, leurs premières intentions est de perdre Jésus mais quand même, ils viennent lui demander son avis. Et le pire, c'est qu'ils vont l'écouter.
Lui jette sa première bombe :
La fameuse phrase « que celui qui est sans péché lui jette la première pierre » casse en effet tout. Pulvérise la règle élémentaire du monde qui est d'appliquer la loi. Montre qu'il y a quelque chose de plus important que la loi. Bouleverse l'ontologie. Là, quelque chose se passe. Là, on pleure de joie.
Et on sourit aussi car Jean a de l'humour :
« à ces mots, ils se retirèrent un à un, en commençant par les plus vieux ».
Sans doute les plus vieux sont les plus coupables – et aussi les plus proches de la mort. Autrement dit, les plus indulgents. Un jeune puceau (j'allais dire djihadiste) lui, n'aurait pas hésité à envoyer la première pierre.
Adieu le vieux monde, adieu les boomers.
Adieu, surtout, le jugement.
Stéphane Audran, La Femme infidèle (Claude Chabrol, 1969)
On a beau connaitre l'histoire par coeur, on ne s'en lasse pas. Leloup la raconte à sa manière et il a bien raison. C'est cela, interpréter un texte. Lui donner corps et âme. Le rendre vivant, pictural, musical, littéraire. Il n'y a que la lecture littéraire qui tienne – qui soit au niveau de l'Évangile. Il n'y a que le littéraire qui soit théologique.
Ieschoua « ne fusille pas la femme de son beau regard, il ne la lapide pas comme les autres avec des yeux de pierre, où se mêlent les silex de la haine et de la convoitise. » Au contraire, il baisse les yeux et se met à écrire dans le sable. Écrire sur du sable. Livre de sable (Borgès). Veut-il signifier que la Loi n'est que du sable ? Que rien n'est fixe ? Que tout se meut, y compris ce qui est inscrit dans le marbre ? La condamnation qui part en fumée (« c'est fumée ! » chantaient les cigarières de Carmen). Moïse vieux jeu !
« Peut-être est-il fatigué de toutes ces observances sur le manger, le boire, le coucher » – et le baiser. L'essentiel n'est-il pas ailleurs ? La pureté a bon dos. L'adultère est peut-être impur mais combien de couples légitimes dans l'impureté autrement plus grave du manque d'amour, de l'hypocrisie, de la violence sourde ou réelle. Tant de vices légitimés par la vertu. Tant de mal permis par le bien.
Et pour Ieschoua, le mal, c'est d'abord la souffrance. Comme l'écriront Maître Eckhart et Kierkegaard, Dieu ne voit pas le mal. Dieu voit la souffrance, c'est-à-dire la réalité intérieure de l'homme – en l'occurrence de la femme. Son visage en pleurs, en sang. Ieschoua sent que cette femme est malheureuse et d'ailleurs courageuse car il en faut du courage pour commettre l'adultère à cette époque – c'est-à-dire chercher l'amour ailleurs. Et on l'aime cette femme adultère qui n'a pas renoncé à l'amour, au désir, à l'espérance d'être heureuse. Peut-être devait-elle se donner par force à son mari, qui sait ? Le viol conjugal, ça existe. Est-ce pour cela qu'on devrait la lapider ? Alors on dira que je délire, que Leloup délire, qu'il n'y a pas du tout ça d'écrit dans le texte. Sans doute, sans doute – sauf que si l'on veut comprendre, il faut bien combler les blancs, faire appel à l'imagination (c'est-à-dire à l'intelligence et à la sensibilité), comprendre pourquoi Ieschoua non seulement ne condamne pas la femme adultère mais lui pardonne, la sauve.
D'ailleurs, il ne lui « pardonne » même pas, il ne la « juge » même pas – au sens où il n'a rien à lui pardonner, rien à juger en elle. Non, ceux qu'il juge, ce sont les hommes qui vont la lapider, ce qu'il juge, c'est la Loi. La Loi jugée – et annulée. La Loi cancellisée !
Et avec ce coup de génie psychosocial du « que celui qui est sans péché jette la première pierre ». Là, il provoque tout le monde car tout le monde a commis un péché – surtout celui-là. Et autant par action que par intention (sinon par masturbation). Ieschoua prend les mecs à leur propre piège, retourne la Loi contre eux, surtout en fait un usage nouveau. La Loi n'est pas faite pour les autres mais pour soi. La Loi est ce qui permet de s'intérioriser, de se comprendre, de se connaître – et de se rendre compte que si on tient à lapider les autres, c'est pour ne pas l'être soi-même. La Loi est bien souvent la fuite des lâches, la malignité des belles âmes, le refuge de la canaille – et le prétexte des sadiques.
Et les mecs dégoutés de se retirer un à un – les plus vieux d'abord, soit ceux qui ont le plus péché et qui sont les plus proches de la mort.
Sans doute y a-t-il pour eux une forme de soulagement à ne pas avoir à punir – à faire du mal au nom du bien. À torturer au nom de Dieu ? « D'où leur vient tout à coup ce bonheur de trouver dans leurs mains réouvertes la caresse du vent ? » Ce soir, on aura, pour une fois, moins de sang sur les mains.
« Un peu comme au sortir d'un rêve », Ieschoua se retrouve seul avec la femme. Enfin, ils se regardent. À la lettre, on peut dire qu'on est passé du jugement des hommes au jugement de Dieu – de la sanction au pardon, de la Loi à l'Amour, du jugement social... Jugement Dernier, tiens !
« - Femme, où sont-ils ?
PERSONNE ne t'a condamnée ?
- PERSONNE, Seigneur. »
Et là, on pense évidemment à Polyphème se plaignant à ses compagnons que « Personne » (Ulysse) l'a agressé. Un mot dangereux, ambigu, qui tire d'affaire – un mot malin. Un mot de serpent – et rappelons-nous que Jean comparait le Fils de l'Homme au serpent (III-14).
« Moi non plus, je ne te condamne pas », dit Jésulysse.
Ce « moi non plus » fait chaud au coeur.
Jésus dans l'intimité des coeurs.
« Va, désormais ne pèche plus. »
« VA ! » – ça, c’est un mot ! « VA ! ». Soit « ne te retourne pas en arrière, ne perds plus ton temps avec ces conneries (ces cons !), ce qui est passé est passé, avance et sois heureuse ».
On ne connaît pas la suite de l’histoire mais il est impossible de penser qu’elle se termine mal – sinon, à quoi bon tout ça ? La femme adultère a pu retourner chez son mari… ou le quitter. Peut-être divorcer – à son époque comme à la nôtre. La femme adultère est de toutes les époques. Ce qui est sûr, c’est qu’elle est désormais protégée (sanctifiée !) pour les siècles des siècles. Plus rien de mal ne pourra jamais lui arriver après cette rencontre. Dieu la protège à vie – tout comme il avait protégé Caïn après le meurtre d’Abel. Comme lui, la femme adultère a le signe, le bon signe. Elle nous aide à ne pas avoir peur du Jugement dernier. Elle est le Jugement Dernier.
Monica Bellucci, La Passion du Christ (Mel Gibson, 2004)
La femme retirée, il lance sa deuxième bombe :
« Vous jugez d'après les apparences,
moi, je ne juge personne. »
Et s'il lui arrive de juger, son jugement est vrai car lui vient d'ailleurs. C'est-à-dire de là où on ne peut le suivre ni le comprendre – ce qui est diablement rassurant.
Enfin un jugement haut qui nous délivre du jugement bas !
Lieu de l'Être pur s'il en est. Lieu du « Je Suis ».
« Vous mourrez dans votre égarement
si vous ne croyez pas que Je Suis. »
« Je Suis » au sens intransitif, en tant que sujet.
« Jesuis », « Jésus ».
Trop compliqué pour les mecs qui de toute façon prennent tout au premier degré – ou littéralement.
À la fameuse assertion du Christ « la Vérité vous rendra libres », ils rétorquent « nous n'avons jamais été esclaves, comment peux-tu dire : "vous deviendrez libres ?"»
Prendre tout socialement, juridiquement, littéralement, voilà l'erreur, la connerie absolue, sinon le péché contre l'esprit saint.
Le ton monte avec les pharisiens. Ieschoua les blâme de ne faire que les oeuvres de leurs pères. Eux rétorquent qu'au moins « ils ne sont pas nés de la prostitution » (VIII - 41). Ieschoua, fils de p... ? Mais même si c'était vrai, même s'il était un bâtard, qu'est-ce que cela changerait ? Au contraire, ce serait encore plus fort. Ieschoua, Bâtard de l'Homme (et de Dieu) !
C'est l'hypothèse de Marion Muller-Colard dans Je me demande pourquoi, un texte magnifique publié dans Emmanuel Carrère - Faire effraction dans le réel, collectif édité chez P.O.L en 2018 et auquel j'ai été honoré de participer.
« .... que ce Jésus de Nazareth, donc, soit le fruit de l'infidélité de Marie à Joseph, de l'impatience de Joseph en ces interminables temps de fiançailles, ou même du viol d'un centurion romain, qu'importe. Il est un enfant illégitime et c'est superbe. C'est superbe car l'Évangile peut se résumer en l'abolition radicale de l'illégitimité. Ce que Jésus conquiert, c'est l'accession au pur sujet, ce noyau atomique de soi qui est, pour le commun des mortels, si couvert d'ego, de trauma, d'imitations, de conventions, d'angoisse, de quête effrénée de légitimité, qu'il nous faut forer toute une vie pour avoir une chance de l'effleurer. »
Jésus, bâtard de Dieu ! Et mon tout premier contact avec le protestantisme.
Et à la fin, c'est lui qu'on veut lapider ! La boucle est bouclée.
La femme adultère, au fond, c'était sa mère.
Au moins, sur le plan symbolique.
Et son nom à lui, c'est Personne.
Terence Hill, Mon nom est personne (Tonino Valerii, 1973)
À SUIVRE – L'aveugle-né ou la Critique du jugement
À REPRENDRE – Le Christ-Kairos