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La Revue des deux mondes, le 24 juillet 2020
Hylas et les nymphes, John William Waterhouse (1896)
Je le dis régulièrement à mes collègues du musée d’Orsay, un jour, L’Olympia de Manet et L’Origine du monde de Courbet seront interdits – soit qu’on les retire tout bonnement des salles comme ce fut le cas en janvier 2018 pour Hylas et les Nymphes de Waterhouse à la Manchester Art Gallery, et cela afin de faire « réfléchir » le public sur la représentation picturale des femmes, celle-ci relevant forcément d’un abominable et immémorial « male gaze », soit qu’on continue de les présenter mais avec un « avertissement » tel qu’on ne verra bientôt plus que celui-ci plutôt que l’œuvre. Entre temps, on aura certainement eu à subir les manifestations d’activistes venus souiller ou fracasser nos chefs-d’œuvre au nom de l’idéologie décoloniale (adieu les Orientalistes, Charles Cordier et son Nègre du Soudan, adieu Edgar Degas et sa Petite Danseuse de quatorze ans), du mouvement #MeToo (adieu tous les peintres de tous les temps), et plus généralement de cet iconoclasme contemporain qui fait désormais une guerre sans fin aux tableaux, aux statues, aux films, aux livres et à tout ce qui ne serait pas en adéquation avec le nouvel homme égalitariste qu’il s’agit d’ailleurs de ne plus appeler « homme » (« je ne suis pas un homme, monsieur ! ») mais transhumain LGBGTQ ou non binaire augmenté.
Mahana no atua (Le jour de Dieu), Paul Gauguin, 1894
Perso, c’est pour Gauguin que je me fais le plus de souci, celui-ci cumulant en effet contre lui toutes les haines éthiques de l’époque : pédophilie, bigamie, colonialisme – et auteur d’une œuvre aussi offensante que surestimée, comme l’a affirmé Ashley Remer, conservatrice américaine et fondatrice du musée en ligne girlmuseum.org qui n’a certainement pas besoin de gardien de musée. Tant mieux pour moi qui veux bien être celui qui mourra pour la Maison du Jouir du génial pont-avenien, autant que pour le Tépidarium de Chassériau ou les bordels de Toulouse-Lautrec. Touche pas à mes putes d'Orsay !
« Hitchcock n’est plus l’auteur de Psychose ou de L’Inconnu du Nord-Express mais le type qui aime filmer des meurtres de femme. Fragonard n’est plus l’auteur du Verrou ou de La Résistance inutile mais l’incarnation éhontée de la « culture du viol »
Bien sûr, les censeurs de l’époque ne se présentent pas (toujours) comme tels – surtout en France où le culturel reste l’un des soucis primeurs du pouvoir. Officiant sur France Culture ou à l’université, la plupart se veulent d’humbles professeurs souhaitant seulement, au nom du travail critique, « recontextualiser » l’œuvre – ou comme le dit Laure Murat à propos de certains films, et avec la sincérité désarmante de l’inquisitrice bonne maman, à la « revisionner ». « Il ne s’agit pas de jeter Hitchcock et James Bond à la poubelle », assure-t-elle doctement, il s’agit de comprendre d’où ils viennent, comment on les a conçus et pourquoi ils ne peuvent plus nous parler comme avant (tu parles !), sauf qu’en disant cela, elle les met quand même à la poubelle, du moins elle en émet l’idée, sinon le désir – car ne percevoir une œuvre que par rapport à ce qu’on dénonce en elle, c’est la réduire à cette dénonciation, c’est la liquider symboliquement, et cela même si on fait semblant de la garder. Partant de là, Hitchcock n’est plus l’auteur de Psychose ou de L’Inconnu du Nord-Express mais le type qui aime filmer des meurtres de femme. Fragonard n’est plus l’auteur du Verrou ou de La Résistance inutile mais l’incarnation éhontée de la « culture du viol » (et comme des féministes l’avaient écrit en cadence lors de l’exposition du Luxembourg consacrée à Fragonard amoureux, en 2015).
Même la musique classique apparaît à certains trop blanche (ou trop asiatique), dans tous les cas, trop discriminante. Il est vrai que du Cosi Fan Tutte de Mozart au Salomé de Richard Strauss, l’opéra se révèle comme le genre le plus sexiste de l’histoire de la musique et que l’on ne peut conserver qu’à la condition d’en changer l’histoire et le ton – et comme l’a fait en 2018 le metteur en scène Léo Muscato avec le Carmen de Bizet où ce n’était plus à la fin Don José qui tuait Carmen mais celle-ci qui tuait celui-ci (tant pis pour le livret et la musique !), et pour la seule raison, expliquait-il sans rire, « qu’on ne peut applaudir au meurtre d’une femme ». On croit rêver ! Pour le nouveau monde littéraliste et transparent, applaudir la performance d’une cantatrice, c’est applaudir ce qui arrive à son personnage. Diantre ! Alors, pour Isolde, Brunnehilde, Traviata, Aïda, Tosca, Madame Butterfly, Manon Lescaut, Mélisande, Lulu et tant d’autres, on fait quoi ? On les fait revenir sur scène avec une banderole « Non aux Césars de la honte ! », ça passera mieux que leur immolation sur scène, vous croyez ? Et Adèle Haenel ne quittera plus la salle en faisant les gros yeux, le gros dos et la grosse bouche ?
Liberté, Albert Serra (2018)
« Au XXIe siècle, l’infâme, ce n’est plus la « religion », coupable comme on sait de tous les maux et de tous les vices, mais l’art – et particulièrement celui des Lumières. »
Au XXIe siècle, l’infâme, ce n’est plus la « religion », coupable, comme on le sait, de tous les maux et de tous les vices, mais l’art – et particulièrement celui des Lumières. Ce n’est plus Sade contre l’Être suprême, ce sont les féministes suprématistes contre Sade – et contre Voltaire, Diderot et tous ceux dont on pensait jusqu’à présent qu’ils étaient les émancipateurs de l’humanité. Que nenni ! Émancipateurs et libérateurs sont tout autant sur la sellette que les anciens esclavagistes et dictateurs : Victor Schoelcher est tout aussi coupable que le général Lee, Churchill est tout aussi raciste qu’Hitler, Dickens, tout aussi oppressif que les oppresseurs qu’il fait mine de dénoncer dans ses romans. Même la petite sirène de Copenhague a quelque chose à se reprocher (et comme disait un proverbe arabe, si on ne sait pas pourquoi, elle, elle le sait !). Alors Scarlett O’Hara, pensez ! Cette femme qui non contente de ne pas être une Caroline de Haas dans l’âme prend plaisir à son propre viol par Rhett Butler !
Donc, on retraduit Autant en emporte le vent. Si Josette Chicheportiche semble avoir fait du beau travail, rendant à l’œuvre sa brutalité initiale (dès la première phrase qui n’est plus « Scarlett O’Hara n’était pas d’une beauté classique » mais « Scarlett O’Hara n’était pas belle »), y trouvant même des fulgurances stylistiques dignes de Virginia Woolf, celui-ci ne semble pas avoir été au goût de tout le monde et non pas tant pour des raisons littéraires (cela, les idéologues n’en ont rien à foutre) que parce que quelle que soit la traduction, le racisme de l’œuvre perdure. Aux yeux de certains, il faudrait donc purger le roman de son racisme, soit le vider de la réalité socioculturelle qu’il illustre mieux que nul autre.
« Si l’on veut comprendre quelque chose à l’Histoire, il faut autant passer par l’analyse critique souvent culpabilisante que par l’innocence littéraire délicieusement amorale. »
Bien sûr qu’Autant en emporte le vent est un roman raciste et c’est aussi cela son intérêt ! Écrit par une ancienne sudiste qui témoigne de cette époque, ce témoignage-là est des plus précieux pour comprendre ce qu’était cette époque du côté des dominants. Les sudistes, on ne va pas les faire parler comme Harlem Désir ou Danièle Obono ! Si l’on veut comprendre quelque chose à l’Histoire, il faut autant passer par l’analyse critique souvent culpabilisante que par l’innocence littéraire délicieusement amorale. Il faut se mettre un instant à la place des maîtres ; il faut admettre que l’esclavage, pour eux, c’était un âge d’or ; il faut compatir à leur défaite ; il faut faire sienne leur cause perdue. Et cela, les vrais lecteurs, depuis Cervantès (d’ailleurs souillé lui aussi ces derniers temps par les barbares alors qu’il fut esclave des Maures mais passons), ne s’y trompent pas.
Être du côté du bien et de la vertu ne suffit pas si l’on veut comprendre quelque chose à la civilisation, sinon à la vie. Comme Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, La Montagne magique de Thomas Mann, ou même l’Iliade de Homère (car oui, si on les juge avec nos valeurs, Achille, Diomède, les deux Ajax et Ulysse sont des « méchants », et sacrément !), Autant en emporte le vent est une épopée héroïque sur un passé révolu – et Scarlett, l’un des rares personnages féminins mythologiques de la littérature moderne, sinon le seul. Être de son côté, tomber amoureux d’elle (et ô combien sous les traits de Vivien Leigh !), c’est entrer dans un monde certes inégalitaire et cruel mais qui ne nous intéresserait plus du tout si elle n’en était pas la clef. Pour comprendre la tragédie d’une époque, il faut un personnage tragique et flamboyant et non pas un huissier de vertu. Vouloir donc étouffer ce livre terrible et ardent sous des tonnes de commentaires critiques, comme le réclament tant de commentateurs « citoyens », et sous prétexte que le terme « roman » ne suffit plus à assurer la distanciation fictive, c’est le rendre illisible, c’est le dépopulariser, c’est en faire une arche perdue que l’on range dans un gigantesque hangar au milieu d’autres caisses « top secret » comme à la fin du film de Spielberg. C’est aussi faire preuve d’une haine profonde à l'égard de la littérature dont le rôle a toujours été de décrire de l’intérieur la réalité de son temps et dont le racisme ou l’antisémitisme font partie. Mais c’est aussi, et c’est le pire, éradiquer le temps, dissoudre l’Histoire (ou « la rectifier » comme ils disent), oublier ce passé si coupable qui nous encombre – et comme si l’on voulait se refaire une virginité historique, comme si le négatif nous était tellement insupportable qu’il fallait l’éliminer à tout prix de soi.
« Il y a dans l’antiracisme une volonté de renaître sans passé, sans péché, sans chute, et qui n’est rien d’autre que le rêve d’une nouvelle Immaculée Conception par laquelle on décide de soi-même par soi-même ce que l’on veut être au moment où on le veut, hors de toute transcendance, de toute histoire et de tout sexe. »
Emmanuelle, Just Jeackin (1974)
Belles âmes toxiques que l’on veut nous forcer à devenir ! Au fond, l’antiracisme est aussi une façon de se dédouaner, de se purger, par l’oubli volontaire, de ce que l’on a été ou de ce que nos ancêtres ont été. Quand Laure Murat et consorts disent que « notre temps a changé », ils veulent surtout dire qu’il faut changer le temps d’avant, qu’il faut que le passé nous apparaisse tel qu’il aurait dû être, qu’il faut penser Lascaux, Homère ou Eschyle selon nos algorithmes à nous – et là on est vraiment dans Orwell. Le comble est que ce totalitarisme ne vient pas d’en haut mais d’en bas, du milieu, de partout – de l’opinion, des lobbies, des communautés, de l’université. Le lavage de cerveau, terreur des esprits libres, devient la panacée de la post-modernité. Plus on oubliera l’Histoire, son langage, sa littérature, plus on se sentira mieux, plus on se croira « bon ». Il y a dans l’antiracisme une volonté de renaître sans passé, sans péché, sans chute, et qui n’est rien d’autre que le rêve d’une nouvelle Immaculée Conception par laquelle on décide de soi-même par soi-même ce que l’on veut être au moment où on le veut, hors de toute transcendance, de toute histoire et de tout sexe. Pour la génération Woke, tout doit être pur avant, pendant et après moi. Plus de filiation, plus d’origine, plus de « il était une fois » et donc plus de conte, plus de roman, plus de trace, plus de réalité. Le millenial réclame une liberté totale et irréelle. Une liberté onaniste sans ombre, sans autre, sans rien. Triomphe de l’ipséité narcissique et de l’amnésie volontariste. Triomphe du nihilisme historial et du négationnisme asexuel.
À l’instant, j’apprends qu’Emmanuelle, le film culte de Just Jaeckin, réalisé en 1974, débarque sur Netflix. Bien sûr, la plupart des commentateurs se gaussent un peu de ce film « kitsch », « ringard », « scandale d’un autre temps » – alors qu’en fait, tout comme Le Dernier tango à Paris de Bertolucci ou le Salo de Pasolini, c’est aujourd’hui qu’il peut véritablement faire scandale. Car pire que Scarlett ou l’Olympia, la femme à abattre, pour les féministes, c’est celle qui veut en être une, qui aime en être une. C’est Ève, l’origine du monde – ce que le post-monde refuse de toutes ses forces maladives, au risque d'en crever.