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Une semaine de bonté - mardi, le carnet rose

 

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"Il y a parfois des femmes tellement belles que leur entrée est comme un grand coup de couteau dans le fond de la salle."

Aragon, Le mauvais plaisant.

Comme Carole, la patronne du Suffren, qui me sert une Carlsberg au bar, ou Fanny Ockestel qui me tendit la main un après-midi au Champ de Mars, ou Aglaé Firenzi qui remonte de la quille en courant, ou Valentine Lenoir qui a changé de lunettes, ou Carmen Fernandez qui macéra mes années 20. Quelles sont nos héroïnes dans la vie réelle, demandait Proust ? Les femmes que l'on n'a pas eues, bien sûr.

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"La connaissance de moi-même, toute récente, m'entraînait à saisir chez les autres et la beauté et la laideur". La beauté dans la laideur. La laideur dans la beauté. Et qu'il y a des gens beaux qui peuvent ressembler à des gens laids ou gens laids qui peuvent ressembler à des gens beaux. Les femmes ont du mal à comprendre ça. Bon, c'est vrai, dire "les femmes", c'est vulgaire, comme le fait remarquer Maud dans Ma nuit chez elle à Trintignant - et c'est protéger sa mère. La misogynie n'a jamais été rien d'autre qu'un un oedipe sublimé. Quand on dit du mal des femmes, on parle de sa mère sans le savoir. Toutes des salopes, sauf maman ? C'est bien souvent le contraire. J'ai longtemps été misogyne jusqu'à ce que je rencontre des femmes qui me confirment que ma mère n'était pas la seule représentante de son sexe. Je n'ai pourtant jamais aimé les féministes qui m'ont toujours remis du côté de ma mère. La façon dont les féministes ont parlé des femmes (ce qui est toujours vulgaire), qu'elle soit hommasse à la Beauvoir, trans à la Butler, ou déesse primitive à la Fouque, aurait tendance à me faire gerber (même si je trouve plutôt séduisante la matrice fouquienne mais pour des raisons plus érogènes que féministes). C'est dure la vie : on voudrait parfois être meilleur, se réformer, on rêve de charité, et puis voilà qu'une situation imprévue vous met dans un état pire qu'avant. On se fait alors horreur et on en veut mortellement à la personne qui vous a forcé à être horrible. C'est pour cela que le bien, le mal, le choix, la volonté, je n'y ai jamais cru. Ce que je crois, c'est qu'il y a des gens qui font de vous un ange et d'autres qui réveillent en vous la bête. Personne n'est responsable de soi, chacun est responsable des autres.

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Des Chesterton cons, voilà qui fait très mal. Des gens dont l'intelligence est bête. Ou dont la sensibilité ne vous touche pas. Des gens qui pleurent à contretemps et qui raisonnent de travers. Ce qui est irritant, c'est qu'ils pourraient penser et sentir comme vous s'ils n'étaient pas si bêtement et si simplement eux. Leurs paradoxes sont déplaisants. Leurs inversions d'idées consternantes. Et leur orthodoxie vous rendrait hérétique. Ils ont tout faux mais ce faux colle à votre vrai. Ils pensent comme nous, mais ils nous font honte. Ils disent ce que l'on pourrait dire, ce que l'on a même déjà dit, mais eux, quand ils le disent, ça nous ridiculise, c'est sans distance, sans prudence, sans filtre, c'est dit comme ça, parce que ça leur a traversé l'esprit et que ça les éclate de penser ainsi. C'est la mauvaise proximité qui fait la grande inimitié. Se ressembler sans se rassembler ou la source de toutes les haines. Je cherche en vain un romancier qui aurait parlé de cette notion d'incompatibilité. Peut-être François Mauriac dans  Le désert de l'amour (la scène entre le père et le fils), ou Amélie Nothomb dans Antéchrista, et à la fin de Stupeur et tremblements. "Vous ne ressemblez pas à David Bowie". Au cinéma, on a aussi les films de Jaoui-Bacri. La scène des tomates. "Tu surveilles les tomates s'il te plaît, je ne peux pas tout faire. - Heu oui.... - Je t'ai dit de surveiller les tomates ! Elles sont trop cuites, maintenant ! - Mais tu ne m'as pas dit comment il fallait les surveiller. Est-ce que je sais moi ? - C'est pourtant clair... - Non, justement."

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"L'amour, c'est le désir partagé", dit Aragon. Hélas pour moi ! Avec qui pourrais-je partager "ça" ?

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"Il n'a pas que la tête", me disent les connards. Mais si, les connards, il n'y a que la tête. Pour un type comme moi, c'est la tête ou la mort.

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Tout le plaisir est en imagination, disait Sade. Et tout le déplaisir est dans sa réalisation, aurais-je envie d'ajouter, aigre.

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Mon seul véritable secret ? Le SM m'a toujours fait chier. Les images, les textes, Stephanie Locke, Stanton, d'accord, mais alors, la mise en pratique.... A peine si je ne m'endors pas. Une ou deux fois, ça a été bien. J'étais ivre mort et on était allé jusqu'au sang. Vive Iggy Pop !

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Elle  m'a quand même cassé ma canne anglaise sur le dos, cette garce. Le lendemain, mes draps étaient tâchés de sang, et il y avait des brindilles dans tout le studio. Mais c'était un bel anniversaire.

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"Les détails infinis de la volupté, les chemins sans nombre du plaisir, j'avais à les apprendre le même émerveillement qu'à la première révélation. (...) Les miracles se poursuivent. A moi de les saluer." En amour, rien ne m'a jamais émerveillé. Et dans la volupté, je suis malheureusement athée. "Personne ne t'a transcendé", m'a un jour dit mon père, tristement - mon père qui, lorsque j'avais quinze ans, tentait de me convaincre des bienfaits de l'amour, que quand on aime, on est capable de soulever des montagnes, on a plus peur de rien, on est devenu un homme. Il a vraiment aimé l'amour, le bougre. Et il en a été tellement puni que j'en ai été dégoûté à vie. Fruit sec, comme dit l'autre. Non, la seule chose qui n'a cessé de m'égayer dans la vie et qui somme toute m'aura sauvé, c'est le cinéma, l'ivresse (dont la bouffe fait partie) et l'opéra.

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"J'ai toujours aimé les dérèglements de l'esprit, et je regrette de ne pas les rencontrer plus souvent chez les femmes." Voilà le genre de phrase qui me redonne de l'espoir.

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"Je vais aimer....", se disait Aragon, jeune. "Je croirai en Dieu", espérait Chatov.

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"Il faut vouloir aimer", dit encore Aragon. Autant vouloir s'empaler.

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"Le monde vit dans l'attente des chefs-d'oeuvre. Mais moi, songez donc. Je ne promets rien. On ne peut pas se promettre à mes dépens. Je n'ai aucun talent. Je n'y prétends même pas. Alors pourquoi ? On m'interroge comme si j'allais m'excuser. Que je déclare seulement que j'ai l'idée d'un livre, d'un petit livre, et tout est sauvé. On veillerait sur moi : je serais, sait-on jamais, capable d'enrichir le genre humain. Le capital humain, voilà le grand dogme qui somnole au fond de toutes ces cervelles. On ne s'en rend pas compte, mais cela revient à cela. Voyez ce qu'ils admirent, les vivants : des producteurs, rien que des producteurs. La qualité du produit les trompe. Ils pensent n'aimer qu'elle, mais ils ne me dupent pas. Bouche inutile : dans un siège, on me sacrifierait avant les femmes et les enfants."

Le communisme d'Aragon est un dandysme. Quand on ne veut pas travailler, on s'exclut de l'humanité, chrétienne et socialiste. Pour ne pas travailler, il faut avoir des gens qui travaillent à votre place. La paresse est un idéal d'esclavagiste... ou de fonctionnaire. Moi, je suis très content d'être fonctionnaire. Je suis très content de ne pas perdre ma vie à la gagner. C'est le seul vrai communisme, la fonction publique.

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La prose rêveuse d'Aragon. On se laisse aller aux phrases, aux mots, on ne comprend pas toujours la syntaxe, il arrive même qu'on se perde dans ce style apparemment si simple, mais on est toujours emporté, aéré, sur un nuage.  C'est un écrivain de l'air.

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L'amour nie tout ce qui n'est pas lui, écrit-il dans ce Cahier noir. J'aurais plutôt dit ça de la volupté. Mais je crois Bataille l'a déjà dit.

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Comme j'aurais voulu bander normalement ! Comme j'aurais voulu écrire un vrai livre ! Mais non, la vie ne m'a donné du talent que pour me faire comprendre que je n'en aurais jamais assez. Quelques idées, quelques mots, quelques éclairs, mais rien de plus. Une verve empruntée. Une phraséologie très pauvre. Une syntaxe approximative. Le tout flanqué d'une culture moyenne qui peut épater les gogos. Et beaucoup de répétitions, que des répétitions, rien que des répétitions. Comme Cioran le disait de lui-même, je suis un écrivain qui n'écrit pas. Je suis un tempérament littéraire complètement anémié.  Pour la moindre phrase, il faut se forcer, retenir sa respiration, se déchirer les ongles. Quelques lignes, quelques pages - et puis, c'est tout. Au bout d'un fragment, je m'asphyxie. Sauf pour les plaintes. Alors là, je suis superman.

Mais quoi ? Il faut bien vivre. Et ce que la vie nous apprend, c'est que le médiocre vaut mieux que le néant. Tant pis si je suis condamné à la paraphrase ou au mimétisme ! Tant pis si je ne m'accouche jamais ! Plutôt mal écrire mal que ne pas écrire. Plutôt se branler que pas se branler. Je dois accepter mon destin de raté. Au moins, j'aurais eu un destin. Et puis, qui sait ? La jouissance du peine-à-jouir, c'est plus romanesque, donc plus vrai et plus divin, que James Bond.

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Quand je pense qu'il y a des gens qui vont lire ça et qui vont en faire des "déductions" sur moi ! Qui vont croire que je suis triste parce que j'ai l'air de me plaindre. Qui vont me regarder avec un air compatissant ou dégoûté, qui vont me dire "ne t'en fais pas va !" Ma grande peur, c'est les antilittéraires. Ceux qui, entre autres choses, ne comprennent pas que l'écriture de la merde vient toujours après la merde. S'ils savaient quelle forme je tiens en ce moment ! Quelle agréable rentrée je fais ! Houellebecq, Nothomb, Orsay, Facebook, Aragon, Anatole France, James Gray, Cosi fan tutte, Unglorious basterds, et cette semaine de bonté. C'est quand on se sent fort que l'on a envie d'exprimer ses anciennes tristesses.

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"Les contradicteurs sont des aveugles."

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Rien de plus sadique que de provoquer le masochisme chez autrui.

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Les femmes de Paris. Les femmes d'Aragon. Pigalle. La Motte-Piquet. Les troquets. L'ambiance Marcel Lherbier. Et cette créature "terriblement vulgaire, et puissante au sens méridional du mot."

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"Je parlerais sans fin de leurs corps ; de leurs jambes, la diversité sans nom des bouches, le comportement dans le plaisir, l'indifférence et l'allant, ce qui les distingue, ce qui leur donne souvent un air de famille, leur gouailleries, le sérieux et la tristesse, leurs mains, leurs robes, leurs histoires, leurs terribles vulgarités. Pendant qu'elles racontent leurs journées, leur enfance et montrent des photographies, est-ce toujours elles que je voies ? Mes yeux se perdent. Je regarde leur ombre qui est un lit ou une guillotine."

Qu'est-ce qui fait que l'on ne surmonte jamais sa timidité ? Que celle-ci se transforme en stérilité ? Vingt ans de peur, d'amertume, de frustrations - et puis, le néant. Entre temps, on a pu faire le joli coeur, on a même pu plaire ici et là, mais sans jamais aller au-delà d'une chamade passagère. Et le coeur sans les couilles ne mène nulle part. Surtout pas dans un lit qui devient alors notre ville fantôme - ou pire, quand une fantômette a eu la bonté de s'incarner et de nous y rejoindre, notre croix. L'amour, il ne faut pas trop tarder à le faire ou ne pas oublier de le faire. Sinon, c'est assez rapidement foutu. Surtout qu'avec l'âge, on n'a de moins en moins envie de le faire, et de plus en plus envie qu'on nous le fasse. Le garçon qui voulait qu'on l'embrasse. Le garçon qui voulait qu'on le baise. Le garçon qui voulait qu'on le fouette. Le garçon qui voulait surtout ne pas vouloir. Et qui avait porté si loin son dégoût d'agir que même lorsqu'il était en charitable compagnie, il se refusait à la détente. Non pas qu'il se laissa aller en toute conscience à la passivité. Au contraire, rien de plus apparemment actif que lui. Mais cette activité ne le conduisait à rien - sinon à faire un peu de sport, ce qui ne fait jamais de mal. Cette créature qu'il dévorait des yeux cinq minutes avant, ou dont il était amoureux depuis dix ans, il suffisait de la sentir vraiment dans ses bras pour qu'il ne sente plus rien. Pour qu'en lui tout se bloque. Impérieuse ou câline, elle devenait alors une étrangère nue. Ou plutot, c'est lui qui se révélait étranger, doublement étranger, à elle, à lui, au ciel. Contact vain. Goût nul. Toucher neutre. Regard radiographique, mais pas plus. Même la tendre turlute finit par ne lui prodiguer aucun son.  Par contre, l'ennui violent qui menace, ça, il connut vite.  L'extrême douleur de l'amour indolore. Il essaye tout de même de lui rendre hommage par là où il pèche d'habitude - car c'est un gros gourmand, voyez-vous. Il y va au risque d'une hernie de la mâchoire. C'est assez compensatoire. Au moins, il garde son honneur. Et puis, il aime bien cette moiteur poivrée. Ca a quelque chose de dégueulasse qui peut l'exciter. Après quoi, on s'endort non sans dépit - ce dépit qu'on avait oublié depuis belle lurette, et qu'on oubliera demain dans une belle branlette. Ce qui n'empêche pas d'avoir une remontée de tendresse pour celle que l'on a pas réussi à prendre. Au moins a-t-on essayé. Au moins nous a-t-elle permis d'essayer. Et elle n'a pas eu l'air de se formaliser de notre étrangeté - quand je vous disais que toutes les femmes n'étaient pas comme ma mère ! Ma mère qui était toujours féroce avec les pannes des hommes et qui m'en parlait en riant quand je n'avais même pas quatorze ans. J'ai haï longtemps le rire des femmes. Nathalie, Anabelle, Anna, Léa, elles n'ont jamais ri de moi. Et d'ailleurs, on s'est bien amusé. Pourquoi ai-je tout fait pour les perdre de vue ? Parce que je suis atteint du démon de la paresse, je suppose, de la paresse dans le désir. A moins que je n'ai voulu les préserver. Qu'auraient-elles fait avec moi ? Et moi, qu'est-ce que je vais faire ? En attendant,  penser à elles et verser quelques larmes d'amertume mêlée de reconnaissance.

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(Toutes les citations sont tirées du Cahier noir et du Mauvais plaisant, dans Le Mentir-vrai d'Aragon.)

 

 

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Commentaires

  • On sous-estime toujours à quel point une journée au musée peut être épuisant. Même Ernst a rassemblé les trois derniers jours de sa semaine en un seul cahier ;-)

  • Joli texte, très impudique.

    Je ne sais pas si "Le communisme d'Aragon est un dandysme" mais cette phrase : "Les contradicteurs sont des aveugles" sent vraiment le Stalinien convaincu.

    Les autres extraits sont évidemment magnifiques.

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