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CORIOLAN ou Les troubles de l'orgueil

 

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Acte I – La malédiction du mérite

On nous les présente comme « des mutinés, armés de bâtons, de massues et d’autres armes. » On pourrait se croire à Paris en 1789, on est à Rome au Vème siècle avant JC. Les citoyens se révoltent contre un régime qui les affame et un héros qui les méprise.

PREMIER CITOYEN – Et d’abord vous savez que Caïus Marcius est le principal ennemi du peuple ? (…)

D’emblée, nous sommes prévenus. Le héros est impopulaire.

DEUXIEME CITOYEN – Mais considérez-vous les services qu’il a rendus à son pays ?

PREMIER CITOYEN – Certainement, et c’est avec plaisir qu’on lui en tiendrait compte, s’il ne se payait pas lui-même en orgueil.

L’impopulaire est orgueilleux.

PREMIER CITOYEN – Je vous dis que ce qu’il a fait d’illustre, il l’a fait dans ce but. Les gens de conscience timorée ont beau dire volontiers qu’il a tout fait pour son pays ; il a tout fait pour plaire à sa mère.

L’orgueilleux est oedipien.  

En trois répliques, on connaît le caractère de ce Caïus Marcius Coriolan dont « le nom fait drapeau, oriflamme », comme dit Daniel Sibony. À ce sujet, un mot : on me reproche de faire de la psychanalyse avec Shakespeare en le lisant (en partie) d’après les analyses de Sibony. On trouve incongru, sinon choquant, de voir une homosexualité latente entre Othello et Iago comme on pourra en voir une autre entre Coriolan et Aufidius. On considère que lire Shakespeare à l’aune de Freud le rabaisse du côté du petit secret, du vulgaire, du bourgeois alors qu’il est du côté du cosmos, du mythe, du Verbe. Mais le cosmos suppose le psychique, le mythe est toujours sexuel (L’Iliade commence par une jalousie entre déesses – qui est la plus belle ? qui mérite la pomme d’or ?), le Verbe s’incarne dans l’individu - bourgeois ou non. Par ailleurs, Œdipe a existé bien avant l’Œdipe. Les Antiques étaient tout aussi freudiens que nous et les gaillards et gaillardes du XVIème siècle savaient ce qu’étaient la chair, le désir et les liens familiaux sans en avoir peur (contrairement aux mouvements antisexuels d'aujourd'hui, néo-féministes et LGBTQ). Ils concevaient tout à fait les troubles de l’identité et ce qu’un jour on appellera la névrose. Ils n'avaient pas besoin de Freud pour dévoiler la sexualité car la sexualité était là, comme le reste. Si Freud est apparu au début du XX ème siècle, c'est que nous étions en train d'oublier celle-ci et qu'il est venu nous la rappeler ("je leur apporte la peste"). Seulement, et c’est là la différence avec nous, ils ne s’arrêtaient pas à l’interprétation sexuelle ou filiale comme ultime explication de l’homme et du monde – et je crois que moi non plus, je ne m’y arrête pas. L’interprétation sexuelle ou filiale (pléonasme) n’est qu’une étape de l’analyse politique ou mythique – et dans les cas qui nous occupent, ce ne sont même pas des interprétations mais bien des informations que nous donnent les pièces (les occurrences homosexuelles ou incestueuses sont contenues dans les répliques mêmes de Iago, Mercutio ou Coriolan.) Ne pas vouloir voir la réalité charnelle et psychique des pièces de Shakespeare, c’est en rater une dimension – surtout si l’on considère que Shakespeare est l’auteur qui a embrassé comme jamais l’humanité et dont le désir, qu’il soit politique ou érotique, cosmique ou psychique, métaphysique ou social, fait partie. Par ailleurs, Orson Welles considérait que Iago était impuissant et Laurence Olivier conçut son Hamlet comme un fils tourmenté par sa mère. La vraie différence entre les Anciens et nous réside, je crois, dans le fait qu’eux ne se faisaient pas un secret ni un drame de la sexualité. L’inceste, réel ou symbolique, était connu. L’amitié virile ou virilité érotique entre Achille et Patrocle allait de soi. Le désir n’était pas quelque chose de caché qu’il fallait dévoiler. La nudité de l’âme et du corps n’était pas un « problème ». C’était plutôt le Ça qui était transparent et le Surmoi plus ou moins inexistant. Pour nous, ces gens-là étaient des barbares – et Shakespeare un barbare sublime. C’est d’ailleurs ce qui gênait Voltaire dans l’admiration qu’il lui portait. Trop d’excès, de sang, de sens. Mais c’est cela, Shakespeare. L’humanité qui sort de ses gonds.  

 

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Donc, Coriolan. Dès qu’il apparaît, il harangue, insulte, méprise. Il n’a pas la parole ou il l’a trop.

MARCIUS – De quoi s’agit-il, factieux vils qui, à force de gratter la triste vanité qui vous démange, avez fait de vous des galeux ?

PREMIER CITOYEN – Nous n’avons jamais de vous une bonne parole.

Cette réplique qui pourrait faire sourire émeut profondément. Le peuple, comme l’enfant, a besoin de tendresse, de compassion, d’amour bien plus que de vertu hautaine et d’orgueil intraitable.

MARCIUS – Celui qui t’accorderait une bonne parole serait un flatteur au-dessous du dégoût… Que vous faut-il, aboyeurs, à qui ne conviennent ni la paix ni la guerre ? L’une vous épouvante, l’autre vous rend insolents. Celui qui compte sur vous, trouve, le moment venu, au lieu de lions, des lièvres, au lieu de renards, des oies. Non ! Vous n’êtes pas plus sûrs qu’un tison ardent sur la glace, qu’un grêlon au soleil. Votre vertu consiste à exalter celui que ses fautes ont abattu, et à maudire la justice qui l’a frappé. Qui mérite la gloire mérite votre haine ; et vos affections sont les appétits d’un malade qui désire surtout ce qui peut augmenter son mal. S’appuyer sur votre faveur, c’est nager avec des nageoires de plomb et vouloir abattre un chêne avec un roseau. Se fier à vous ? Plutôt vous pendre ! À chaque minute vous changez d’idée : vous trouvez noble celui que vous haïssiez tout à l’heure, infâme celui que vous couronniez. Qu’y a-t-il ? Pourquoi, dans les divers quartiers de la cité, criez-vous ainsi contre ce noble Sénat qui, sous l’égide des Dieux, vous tient en respect et empêche que vous ne vous dévoriez les uns les autres ? Que réclament-ils ?

MENENIUS – Du blé au prix qu’il leur plaît : ils disent que la ville en regorge.

MARCIUS – Les pendards ! ils parlent ! Assis au coin du feu, ils prétendent juger ce qui se fait au Capitole, qui a chance d’élévation, qui prospère et qui décline, forment des alliances conjecturales, fortifient leur parti, et ravalent celui qu’ils n’aiment pas au-dessous de leurs savates !

Le droit dans ses bottes contre les savates. Bien sûr, il n’a pas tort. L’opinion publique est versatile, niaise, vénale, lâche – mais tellement plus humaine que le grand héros, tellement plus vraie dans ses contradictions que le brave, et peut-être parce qu’elle ne rêve que de paix, de prospérité, de conciliation alors que ce dernier ne rêve que de conquêtes et de batailles au risque de révéler sa vérité effroyable, à savoir que ce qu’il aime par-dessus tout, ce n’est pas sa patrie, comme aurait pu dire Machiavel, mais la guerre.

MARCIUS – Quand la moitié du monde serait aux prises avec l’autre, et quand il serait de mon parti, je passerais à l’ennemi, rien que pour faire la guerre contre lui : c’est [Aufidius] un lion que je suis fier de relancer.

Et c’est bien ce qu’il fera à l’acte IV. Aller proposer ses services à Aufidius pour revenir écraser sa patrie. Comme Timon d’Athènes, le grand vertueux se retourne toujours vers les siens sous prétexte qu’ils n’ont pas été à la hauteur. À cela s’ajoute un véritable trouble d’identité et qui n’est pas une interprétation contemporaine de ma part mais bien une information de la pièce. À l’égard de son ennemi juré, notre héros est très ambivalent :

MARCIUS – J’ai la faiblesse d’être jaloux de sa vaillance ; et si je n’étais moi, c’est lui que je voudrais être.

Et c’est à ce personnage finalement mille fois plus versatile que le peuple que l’on confie l’avenir de Rome !

Mais le pire est à venir avec l’apparition de ces deux personnages inquiétants, les tribuns Brutus et Sicinius censés représenter le peuple et bien décidés à perdre le premier aux yeux du second.

SICINIUS – Vit-on jamais un homme aussi arrogant que ce Marcius ?

BRUTUS – Il n’a pas d’égal.

SICINIUS – Quand nous avons été élus tribuns du peuple…

BRUTUS – Avez-vous remarqué ses lèvres et ses yeux ?

SICINIUS – Non, mais ses sarcasmes.

BRUTUS – Une fois emporté, il n’hésiterait pas à narguer les Dieux !

SICINIUS – À bafouer la chaste lune.

BRUTUS – La guerre le dévore. Il devient trop fier de sa vaillance.

SICINIUS – Sa nature, chatouillée par le succès, dédaigne jusqu’à l’ombre qu’il foule en plein midi.

Un héros narcissique et potentiellement traître, un peuple aux abois et manipulable, deux politicards roublards et envieux. Tout est prêt pour une « crise de régime ».

Mais voici que la mère entre en scène, accompagnée de sa belle-fille :

VOLUMNIE – Je vous en prie, ma fille, chantez, ou exprimez-vous avec moins de découragement. Si mon fils était mon mari, je trouverais une jouissance plus grande dans cette absence où il gagne de l’honneur, que dans les embrassements du lit nuptial, où il me prouverait le plus d’amour. (…)

La mère qui parle comme l’épouse. Notons que chez Plutarque, Volumnie était la femme de Coriolan. En en faisant sa mère, Shakespeare invente de lui-même cette dimension incestueuse qui n’a donc pas attendu Freud ni Sibony pour être.

VOLUMNIE – Si j’avais douze fils, tous égaux dans mon amour, tous aussi chers à mon cœur que notre bon Marcius, j’aimerais mieux en voir mourir onze noblement pour leur patrie qu’un seul à se gorger d’une voluptueuse inaction.

La mort plutôt que la masturbation, donc.

La pauvre Virgilie, épouse de Marcius, ne comprend pas cette jouissance maternelle du sang.

VIRGILIE – Son front sanglant ! O Jupiter ! Pas de sang !

VOLUMNIE – Taisez-vous, folle ! Le sang sied mieux à un homme que l’or au trophée. Le sein d’Hécube allaitant Hector n’était pas plus aimable que le front d’Hector crachant le sang sous le coup des épées grecques…

Pendant ce temps, Marcius se bat tout son saoul contre l’armée d’Aufidius tout en maudissant sa propre armée de ne pas le suivre dans son ivresse batailleuse – et de réitérer sa menace de passer à l’ennemi.

MARCIUS – Reformez-vous et revenez à la charge ; sinon par les feux du ciel, je laisse là l’ennemi, et c’est à vous que je fais la guerre.

Et de leur hurler son credo absolu :

MARCIUS – Remarquez-moi et imitez-moi.

 

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Le maître qui se présente comme modèle. Le héros qui exige qu’on l’imite. L’homme qui ne supporte pas que l’on soit sans mérite. Il est là, le « problème » de Coriolan. « Lui qui chaque fois recrée son nom dans la renommée qu’il leur arrache, il en veut à ces gens qui, au fond, sont sûrs de toujours retomber sur leurs pieds, écrit Sibony. Lui n’a droit, à ses yeux, qu’à ce qu’il conquiert de haute lutte, et il les voit se conduire comme s’ils avaient le droit à tout ce dont ils jouissent, comme si leur existence leur faisait crédit. » Le crédit, l’innocence, la jouissance gratuite – voilà ce que Marcius ne supporte pas chez les autres et comme tous les enfants élevés à la dure. Tout doit être reconquis à chaque instant pour lui. Tout doit être mérité. « L’existence de cet homme est mise au compte de son mérite ; telle est sa malédiction. »

Passons sur la réplique homo-érotique qui suit la victoire des Romains contre les Volsques.

MARCIUS EMBRASSANT COMINIUS – Oh ! Laissez-moi vous étreindre d’un bras aussi énergique que quand je faisais l’amour, sur un cœur aussi joyeux qu’au jour de mes noces, quand les flambeaux m’éclairèrent jusqu’au lit conjugal.

Décidément, que cela soit dans la maternité ou la virilité, la métaphore est toujours conjugale. Marcius ayant triomphé à Corioles devient donc « Coriolan ». Et révèle qu’il peut être vraiment généreux (ce sera la seule fois dans la pièce) :

MARCIUS – J’ai logé quelque temps, ici, même à Corioles, chez un pauvre homme qui m’a traité en ami. Je l’ai vu faire prisonnier ; il m’a imploré ; mais alors Aufidius s’offrait à ma vue, et la fureur a étouffé ma pitié. Je vous demande d’accorder la liberté à mon pauvre hôte.

COMINIUS – O noble demande ! Fût-il l’égorgeur de mon fils, qu’il soit libre comme le vent !

Au même moment, chez les Volsques, Aufidius éructe.

AUFIDIUS – Cinq fois, Marcius, je me suis battu avec toi ; cinq fois tu m’as vaincu ; et tu me vaincrais, je le crois, toujours, quand nous nous rencontrerions autant de fois que nous mangeons… Par les éléments ! Si jamais nous nous trouvons barbe contre barbe, il sera ma victime, ou je serai la sienne. Ma jalousie n’a plus la même loyauté : naguère je comptais l’accabler à force égale, épée contre épée, mais maintenant je le frapperai n’importe comment ; ou la rage ou la ruse aura raison de moi.

L’orgueil qui conduit à la ruse. L’imitation qui mène à la mort. Jamais n’a-t-on été aussi au cœur de ce que René Girard appelait LES FEUX DE L’ENVIE.

 

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Acte II – Les infortunes de la vertu

Les personnages de Shakespeare, comme ceux de Corneille avec du retard, croient dur comme fer à l’honneur, à la vertu, à la transparence des actes et à la pureté des intentions. Sauf que Shakespeare, contrairement à Corneille, n’y croit plus. À l’instar de Cervantès à l’égard de Don Quichotte, toutes ses pièces ont l’air de punitions infligées aux hommes d’honneur ou prétendus tels et dont nous est révélé l’orgueil incommensurable, la vertu arrogante, l’échec assuré. En ce sens, il est bien plus en avance que Corneille qui, lui, s'attachait encore aux anciennes valeurs chevaleresques et chrétiennes sans se rendre compte que le monde avait changé et que les purs étaient désormais des pervers ou des bouffons. Jamais en effet celui-ci ne se moque de son Cid, de son Polyeucte, de son Horace. Racine est déjà plus retors. La pureté chez lui s’est diluée dans la passion, elle-même en passe de devenir une perversion. L’amour conduit à la haine et à la mort (Phèdre), la famille, au meurtre sacrificiel. Molière, évidemment, n’y croit plus du tout. Son Coriolan à lui, c’est le Misanthrope. Son Roi Lear, Le Malade imaginaire. Dans ses pièces, on rit de la folie de ses gens et pour que ça se termine bien on s'arrange avec celle-ci. Plus brutal, Shakespeare fait de son guerrier un atrabilaire puis de son atrabilaire un traître.

Il est vrai que l’on n’aura pas eu trop de mal à le rouler dans la farine, profitant de sa colère permanente et de son orgueil insensé pour le perdre. Il est pitié de constater que ce sont Brutus et Sicinius qui ont raison de lui, comploteurs à la petite semaine et dont Ménémius se moque au début de cet acte, les accusant de « hurler après un pot de chambre » :

MENEMIUS – Vous ne connaissez ni moi, ni vous, ni quoi que ce soit. Vous ambitionnez les coups de chapeau et les courbettes des pauvres hères ; vous épuisez toute une sainte matinée à ouïr une chicane entre une vendeuse d’oranges et un marchand de canules, et vous ajournez cette controverse de trois oboles à une seconde audience.

Et de fait, ce sont eux qui vont monter le peuple contre lui, révélant à ce dernier que pour Coriolan, jouer le jeu démocratique en allant quémander leurs voix, et comme la coutume l’exige, est un supplice indigne - lui-même se demandant en effet ce qu’il fait là.

 

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CORIOLAN – Pourquoi viens-je ici, sous cette robe de loup, solliciter de Paul, de Jacques, du premier venu, un inutile assentiment ? Parce que l’usage m’y oblige ! Ah ! Si nous faisions en tout ce que veut l’usage, la poussière immuable joncherait les âges séculaires et l’erreur montueuse s’accumulerait si haut que jamais la vérité ne se dégagerait ! Plutôt que de jouer cette parade, laissons les honneurs de l’office suprême aller à qui veut les obtenir ainsi… J’ai à demi traversé l’épreuve : puisque j’en ai subi une moitié, soutenons-en l’autre.

Comme Alceste, Coriolan voudrait être distingué sans avoir à le prouver – être élu sans campagne ni vote. Et il s’adresse aux citoyens de si mauvaise grâce que ces derniers, s’ils consentent d’abord à lui donner leurs voix, ont tôt fait de changer d’avis une fois que Sicinius et Brutus ont fait leur travail de sape. C’est que pour le peuple, le courage ne suffit pas, les hautes vertus ne sont rien s’il n’y a rien à manger – « la bouffe d’abord, la morale après », comme aurait dit le peuple de Brecht. Pire, Coriolan n’a fait que violence à sa nature pour assouvir des ambitions politiques qui fondamentalement n’étaient pas les siennes – et comme il l’avoue à un moment :

PREMIER CITOYEN – Dites-nous ce qui vous y a amené.

CORIOLAN – Mon propre mérite.

PREMIER CITOYEN – Votre propre mérite ?

CORIOLAN – Et non mon propre désir.

PREMIER CITOYEN – Ah ! et non votre propre désir ?

C’est là son drame intime : son mérite ne coïncide pas avec son désir. Sa vertu ne le rend pas heureux. Pas étonnant qu’il soit sans cesse en colère.

 

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Acte III – Mère et fils

Le drame de Coriolan est qu’il est trop honnête pour être politique mais surtout trop moral pour être démocrate. C’est que le bon peuple, qu’à l’instar de Spinoza, il appelle « la multitude » (« Quant à la multitude inconstante, qu’elle se mire dans ma franchise et s’y reconnaisse ! »), est trop inconséquent pour participer à la vie publique. Le bon peuple est binaire, fantasque et velléitaire. Et le régime parlementaire ne saurait être que schizophrène.

CORIOLAN – Là où le gouvernement est double ; là où un parti ayant tout droit de dédaigner l’autre parti est insulté par lui sans raison ; là où la noblesse, le rang, l’expérience, ne peuvent rien décider que par le oui et le non de l’ignorance populaire, la société voit négliger ses intérêts réels, et est livrée à l’instabilité du désordre : de cette opposition à tout propos, il résulte que rien que ne se fait à propos. Aussi, je vous adjure, vous qui êtes plus sages qu’alarmés, vous chez qui l’attachement aux institutions fondamentales de l’État prévaut sur la crainte d’un changement (…), arrachez sur-le-champ la langue à la multitude : qu’elle ne puisse plus lécher le miel dont elle s’empoisonne !

Dire des choses justes mais avoir tort quand même. C’est ce qui fait que Coriolan ne saurait être un politique. Son intransigeance ne saurait atteindre l’ondoyance populaire (dont la vraie sagesse est peut-être plus de son côté à elle que du sien – et comme on peut considérer que Sancho Pança est plus sage que Don Quichotte.) En ce domaine, la vérité est ce qui convient au social. Brutus et Sicinius sont peut-être des salopards mais leur action n’aura consisté qu’à révéler le caractère entier du butor et peut-être sa folie coléreuse (contenue d’ailleurs en français dans son nom : Coriolan / colère).

CORIOLAN – De colère ? Quand je serais aussi calme que le sommeil de minuit, par Jupiter ! ce serait encore mon sentiment.

SICINIUS – C’est un sentiment empoisonné qu’il faut laisser dans son réceptacle, pour qu’il n’empoisonne pas autrui.

CORIOLAN – Qu’il faut laisser ? Entendez-vous ce Triton du fretin ? Remarquez-vous son impérieux “il faut“ ?

COMMINIUS – Ce langage est légal.

Sauf que cette légalité, comme la coutume, comme l’usage, ne peut convenir au farouche qui explose contre cet « il faut » qu’on lui oppose en rage quasi pathologique et qui semble aussi révéler une intimité dévastée – et va le conduire, dans la scène suivante, à en appeler à sa mère afin de lui donner raison. Mais celle-ci gronde ce fils trop éruptif, l’invitant à la diplomatie et à la douceur.

CORIOLAN – Je m’étonne que ma mère ne m’approuve pas davantage, elle qui, d’habitude, traitait ces gens-là de serfs à laine, de créatures bonnes à vendre et à acheter quelques oboles faites pour paraître, tête nue, dans les réunions et rester bouche béante, immobiles de surprise, quand un homme de mon ordre se lève pour traiter de la paix ou de la guerre ! (À Volumnie). Je parle de vous. Pourquoi me souhaite-vous plus de douceur ? Me voudriez-vous traître à ma nature ? Dites-moi plutôt de paraître l’homme que je suis.

VOLUMNIE – Vous auriez été suffisamment l’homme que vous êtes, en vous efforçant moins de l’être.

Et de se rendre compte que d’avoir élevé son fils dans la gloire et l’héroïsme, sinon dans la seule « volonté » (cette volonté qu’elle porte, également en français, dans son nom de Volumnie) n’a pas arrangé ses affaires.

VOLUMNIE – J’ai un cœur aussi peu souple que je vôtre, mais j’ai un cerveau qui sait diriger ma colère au profit de mes intérêts.

Un cerveau – ce qui manque, sans doute, à Coriolan, et c’est sa mère qui le lui fait remarquer.

VOLUMNIE – Vous êtes trop absolu ; j’approuve l’excès de cette noble hauteur, excepté quand parle la nécessité. Je vous ai ouï dire que l’honneur et l’artifice, comme deux amis inséparables, se soutiennent à la guerre. J’accorde cela ; mais dites-moi quel inconvénient s’oppose à ce qu’ils se combinent dans la paix.

CORIOLAN – Bah ! Bah !

MENENMIUS – Excellente question !

VOLUMNIE – Si, dans vos guerres, l’honneur admet que vous paraissiez ce que vous n’êtes pas, procédé que vous adoptez pour mieux arriver à vos fins, pourquoi donc cet artifice ne serait-il pas compatible avec l’honneur, dans la paix aussi bien que dans la guerre puisque, dans l’une comme dans l’autre, il est également nécessaire ?

Et comme un petit garçon devant sa mère, Coriolan tente d’obéir, prononçant à son tour le « il le faut » honni.

CORIOLAN – Soit ! Il le faut. Arrière, ma nature ! À moi, ardeur de la prostituée ! Que ma voix martiale, qui faisait chœur avec mes tambours, devienne grêle comme un fausset d’eunuques ou comme la voix virginale qui endort l’enfant au berceau !

« La voix virginale qui endort l’enfant au berceau » – le détail qui, pour Sibony, prouve que non seulement Coriolan se définit comme un enfant, voire comme un nourrisson, mais surtout qu’il considère que sa mère, ou du moins la mère idéale, doit être vierge. Et que pour lui complaire, il faut qu’il se fasse eunuque (et là aussi, qu’on ne vienne pas me dire que je psychanalyse la pièce, je ne fais que citer celle-ci).

Mais il fait fait volte-face : « non, je n’en ferai rien : je ne veux pas cesser d’honorer ma conscience. »

Sa mère, alors, le tue sur place.

VOLUMNIE – À ton gré donc ! Il est plus humiliant pour moi de t’implorer que pour toi de les supplier. Que tout tombe en ruine. (…) Fais comme tu voudras. Ta vaillance vient de moi, tu l’as sucée avec mon lait ; mais tu dois ton orgueil à toi seul.

La pire chose qu’on puisse dire à son enfant et qui est aussi, notons-le, la parole supposée de Dieu à l’homme : « tout le bien en toi vient de moi, tout le mal en toi vient de toi. Avec ça, débrouille-toi mon garçon. » Pauvre homme enfant humilié et castré et qui ne peut alors qu’obtempérer et demander pardon. La jouissance divine de la mère avant tout.

CORIOLAN – De grâce ! Calmez-vous. Mère, je me rends à la place publique : ne me grondez plus. (…) Voyez ! Je pars.

« Voyez ! Je pars », « regarde-moi, maman, et félicite-moi. »

Bien sûr, il ne tiendra parole et dès son arrivée au Capitole, fera un nouvel éclat et sera banni définitivement de la République. Mais peut-être est-ce là ce qu’il désirait plus que tout. S’affranchir de sa gloire, de sa mission, de sa mère. Trouver enfin son identité. Échouer pour être libre. Et passer à l’ennemi.

Comme tout est transparent avec lui, il gueule à ses bannisseurs un formidable : « c’est moi qui vous bannis ! » Et c’est à ce moment-là qu’il accède à une certaine grandeur et qu’on n’est presqu’heureux pour lui – car enfin, il se retrouve et c’est ce que l’on souhaite à chacun.

 

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Acte IV – Guerre et sexe

Hélas ! Son identité retrouvée va de pair avec un instinct de vengeance décuplé. Aussitôt libéré de ses anciens liens qu’il s’en aliène de nouveaux, se rendant à Antium, la ville de son ennemi, déguisé en mendiant.

CORIOLAN – O monde, que tu as de brusques vicissitudes ! Deux amis jurés, qui semblent en ce moment n’avoir qu’un cœur dans leur trouble poitrine, à qui les loisirs, le lit, les repas, les exercices, tout est commun, dont l’amour a fait comme des jumeaux inséparables, avant une heure, pour une discussion d’obole, s’emporteront jusqu’à la plus amère inimitié. De même, des adversaires furieux, qu’empêchaient de dormir leur passion et leur acharnement à s’entre-détruire, à la première occasion, pour une billevesée valant à peine une écaille, deviendront les plus tendres amis, et marieront ensemble leurs enfants. Il en est ainsi de moi : je hais mon pays natal, et mes sympathies sont pour cette ville ennemie.

Son honneur, c’était la haine.

Le voilà devant Aufidius, offrant sa gorge si celui-ci veut se venger ou son bras s’il veut reconquérir Rome. Aufidius choisit le bras en des termes qu’on ne saurait plus expliciter.

AUFIDIUS – Oh ! Laisse-moi enlacer de mes bras ce corps contre lequel ma lance a cent fois brisé son frêne, en effrayant la lune de ses éclats ! Laisse-moi étreindre cette enclume de mon glaive, et rivaliser avec toi de tendresse aussi ardemment, aussi noblement que j’ai jamais, dans mes ambitieux efforts, lutté de valeur avec toi ! Sache-le, j’aimais la vierge que j’ai épousée ; jamais amoureux ne poussa plus sincères soupirs ; mais à te voir ici, toi, le plus noble des êtres, mon cœur bondit de joie plus de ravissement qu’au jour où je vis pour la première fois ma fiancée franchir mon seuil. Apprends, ô Marcius, que nous avons une armée sur pied, et que j’avais résolu une fois encore de t’arracher ton bouclier, au risque d’y perdre mon bras. Tu m’as battu douze fois, et depuis, toutes les nuits, j’ai rêvé de rencontres entre toi et moi : nous nous culbutions dans mon sommeil, débouclant nos casques, nous empoignant à la gorge, et je m’éveillais à demi-mort du néant !

Et de lui confier la moitié de son pouvoir afin de prendre Rome avant de sortir de scène avec lui pour faire Dieu sait quoi, et sous le regard narquois des serviteurs.

TROISIEME SERVITEUR – Notre général le traite comme une maîtresse, lui touche la main avec adoration et l’écoute les yeux blancs d’extase.

 

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Encore une fois, précisons. Ce n’est pas la guerre qui est une métaphore sexuelle (lecture freudienne et contemporaine), c’est la sexualité qui est une métaphore guerrière (lecture « shakespearienne »). Ce n’est pas « le sexe derrière les choses » mais « les choses derrière le sexe ». L’homosexualité de cette scène n’est pas latente mais patente. Ce qui est latent, c’est ce qui va arriver après : la guerre, la politique, l’Histoire et dont la sexualité n’était que la première étape. Surtout que l’on peut dire à la lettre que la déclaration homo-érotique d’Aufidius et ses gestes conjugaux ne sont là que pour cacher ses véritables mobiles, à savoir non pas coucher avec Coriolan (ce qu’ils ont sans doute dû faire mais pour des raisons plus politiques qu’amoureuses) mais bien se servir de lui pour reprendre Rome et le tuer après. Le vrai politique, c’est Aufidius, pas Coriolan - c'est ce qui perd Coriolan, l'antipolitique. Faire l’amour, c’est faire la guerre. Le secret ou l’enjeu, ce n’est pas le sexe, c’est le pouvoir.

 

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Acte V – Un enfant est battu

« Le néant va tout me donner », lançait Timon d’Athènes en fin de parcours. « Il prétend être le néant », déclare Cominius à propos de Coriolan. Être le néant. La tentation des derniers personnages de Shakespeare. L’ultime orgueil.

Pour essayer de fléchir Coriolan qui a décidé de raser Rome, on envoie Ménénius, l’avisé bon vivant, politique sage et heureux homme, qui aurait mérité un portrait à lui tout seul. L’homme de la métaphore du ventre et des membres (I-1), se définissant comme « un patricien de belle humeur, aimant une coupe de vin ardent ; ayant, dit-on, le léger défaut de céder au premier élan ; vif et prenant feu à la plus triviale excitation ; un mortel, enfin, plus familier avec la fesse de la nuit qu’avec le front de l’aurore » (II-1) et qui s’inquiète que Coriolan n’ait pas dîné s’il doit lui parler car lorsque nous avons « les veines mal remplies et le sang froid, nous sommes incapables de donner ou de pardonner ; mais, quand nous avons gorgé les conduits et les canaux de notre sang de vin et de bonne chère, nous avons l’âme plus souple que pendant un jeûne sacerdotal. »  (V-1)

Mais que peut un pourceau d’Épicure devant un anorexique fâché ? Coriolan n’écoute rien et le vieux conseiller est renvoyé, le cœur brisé. Arrivent ensuite les femmes, Volumnie, Virgilie, Valérie et le jeune Marcius, fils de Coriolan. Implorations, agenouillements. L’homme ne veut rien entendre et sort la formule du néant absolu :

CORIOLAN – Je ne serai jamais ces oisons qui obéissent à l’instinct : je résisterai comme un homme qui serait né de lui-même et ne connaîtrait pas de parents.

Contre la tradition, contre l’instinct, contre le lien – Coriolan figure à ce moment le nihiliste absolu. Il ne résiste pourtant pas à la femme de sa vie, sa mère, qui s’agenouille devant lui, consciente de « bouleverser la hiérarchie entre l’enfant et la mère » et argue que s’il marche sur Rome avec l’armée d’Aufidius, il devra « passer premièrement (tiens-le pour assuré !) sur le ventre de ta mère qui t’a mis au monde. » Plutôt que cela, elle plaide pour une réconciliation entre les Romains et les Volsques.

Après un nouveau combat intérieur, l’homme enfant (qui ne supporte pas de voir sa mère à ses genoux, devant lui, « ce fils qu’elle corrigeait ») cède encore une fois – au risque de de trahir Aufidius et d’y perdre la vie.

 

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CORIOLAN – O mère ! mère ! qu’avez-vous fait ? Voyez ! Les cieux s’entrouvent, les Dieux abaissent leurs regards et rient de cette scène contre nature. O ma mère ! ma mère ! oh ! vous avez gagné une heureuse victoire pour Rome ; mais pour votre fils, croyez-moi, ce succès lui sera bien périlleux s’il ne lui est pas mortel.

L’alternative n’a jamais été si violente : tout se joue entre le sacrifice de sa mère ou le sien – entre son identité d’homme jamais trouvée et son éternel redevenir enfant. Aufidius qui a assisté à la scène et avoué qu’il avait « été ému » n’en profite pas moins de la situation. Il laisse Coriolan rendre Rome aux Romains pour l’accuser ensuite de faiblesse enfantine, le traitant nommément d’enfant – ce qui provoque la dernière fureur de celui-ci, enfantine s’il en est.

AUFIDIUS – Pour des pleurs de nourrice il a, dans un vagissement, bavé votre victoire ! En sorte que les pages rougissaient de lui, et que les hommes de cœur se regardaient stupéfaits.

CORIOLAN – L’entends-tu, Mars ?

AUFIDIUS – Ne nomme pas ce Dieu, enfant des larmes !

CORIOLAN – Hein ?

AUFIDIUS – Rien de plus.

CORIOLAN, D’UNE VOIX TONNANTE – Menteur démesuré, tu fais déborder mon cœur. Enfant !... O misérable ! (…)

Et de s’en prendre avec une rage démentielle à son ex-frère devant ses seigneurs :

Coupez-moi en morceaux, Volsques ! Hommes et marmousets, rougissez sur moi toutes vos larmes. Moi, un enfant !... Aboyeur d’impostures !... Si vous avez écrit loyalement vos annales, vous y verrez qu’apparu comme un aigle dans un colombier, j’ai ici même, dans Corioles, épouvanté tous vos Volsques, et j’étais seul !... Un enfant !

Enfantine (et suicidaire) en effet cette réaction qui consiste à se vanter de ses exploits guerriers devant les gens dont il a massacré les amis et les parents – et sans se rendre compte que cette façon de cracher ces vérités, de faire des vérités des insultes, au-delà du fait qu’elles soient insupportables pour les autres, ne valent rien s’il n’y a pas de témoin pour les attester. Comme le note remarquablement Sibony, Coriolan « meurt de son symptôme, qui est l’absence totale de jeu : il dénonce directement la lâcheté, la veulerie, sans voir qu’il faut des tiers, qu’il faut autre chose qu’un face à face avec l’être qu’il insulte qu’il renomme à sa façon.). Or il insulte Aufidius et les habitants de Corioles, tous en plein sénat : leur Sénat. » Insulter quelqu’un dans sa maison au milieu de ses amis, ou lui dire ses quatre vérités, est prendre le risque d’être banni (ce qui lui est déjà arrivé à Rome), corrigé (sans doute par sa mère quand il était enfant et qu’il « répondait ») ou tué à son tour, ce qui arrive immédiatement, les conjurés et Aufidius se jetant sur lui et l’abattant comme un chien.

Enfantin, surtout, le fait d’avoir cru qu’il suffisait de dire la vérité pour l’emporter. « Le malheur de Coriolan, c’est qu’il a toujours raison dans ses demandes, ses cris, ses accusations ; il dit “la vérité“. Et il croit que ses partenaires ne peuvent que s’incliner si la vérité leur donne tort. Le sommet de son émouvante connerie reste sa réplique aux gens de Corioles à qui il veut faire admettre la “vérité“ historique : il les a vaincus tout seul. Ce qui est vrai et d’autant plus irrecevable. Les hommes se servent de la vérité, bien ou mal, mais ne peuvent la reconnaître si elle les nie. »

C'est que la vérité ne suffit pas. La vérité seule est orgueil - tout comme la justice seule est ressentiment. Ainsi périt Coriolan, aboyeur de vérités, incorruptible narcissique, sauveur irrecevable.

 

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Coriolan persuadé par sa famille d'épargner Rome, fresque de Luca Signorelli, 1509, Londres, National Gallery

 

Notes sur TITUS ANDRONICUS - Une rhétorique de l'horreur, le 24 mai 2020

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