Toutes les illustrations sont tirées de la série Rome produit par HBO entre 2005 et 2007 et qui est, faut-il le préciser, hautement recommandable.
Par définition, la tragédie est réactionnaire. Elle joue le réel contre l’idéal, la catastrophe contre l’utopie, le hasard ou le destin contre la dialectique. Elle nie le travail du négatif et ridiculise les ruses de la raison. Elle rend les choses irrécupérables, innommables, intenables. Politiquement décevante et moralement désespérante, elle contrarie toujours celui qui croit qu’il suffit d’agir pour changer la donne de l’Histoire et qui finit broyé par elle. Sorte de personnage à la Minority Report avant la lettre, Brutus veut tuer César pour empêcher le mal que celui-ci pourrait faire, une fois devenu empereur. Hélas ! Le crime n’est jamais un sacrifice mais toujours un scandale, même dans la Rome antique. Et c’est tout l’art de celui qui se définit lui-même comme « l’ami de tous », Antoine, de transformer l’un en l’autre dans son discours célèbre. « Vous, Brutus, donnez les mauvais coups avec les bonnes paroles », dira-t-il au conjuré, sous-entendant que lui, Antoine, donne les bons coups avec les mauvaises paroles (qui sont évidemment excellentes, mais pour convaincre les autres, il faut toujours commencer par dire qu’on n’est pas au niveau). Plus que le drame de l’opinion retournée comme un gant auquel on le confine habituellement, Jules César serait plutôt le drame de la parole plus forte, plus effective, plus opératoire que l’acte. Non plus « paroles, paroles », mais « actes, actes ».
Jules César (Ciarán Hinds - qui fut aussi Mance Rayder, le chef des sauvageons, dans GoT.)
Acte I – À l’encontre des choses
Comme Coriolan, Jules César commence par une scène de rue où des patriciens prennent à partie des citoyens.
FLAVIUS – Loin d’ici, fainéants ! À vos échoppes ! Est-ce fête aujourd’hui ? Voit-on ouvrier sans outil, un jour de travail ? Quel est ton métier, toi ?
PREMIER CITOYEN – Mais… Charpentier.
Pour ceux qui voudraient absolument voir en Shakespeare un catholique converti en secret, ce « charpentier » sonnera comme une occurrence plus que significative. Dès lors, on sera tenté de voir en Brutus, comme en Timon et Coriolan, une sorte de héros christique, libérateur crucifié par ceux-là même qu’il venait libérer, homme épris de vérité et de justice et qui a cru qu’on pouvait créer du vrai et du juste dans le sang et la trahison, sacrificateur sacrifié sur l’autel de sa pureté dangereuse. « En guerre avec lui-même », il est tourmenté par l’avenir politique de Rome dont il craint que César ne devienne le tyran. Il veut conjurer l’avenir, changer le temps, se battre avec ce qui n’est pas et n’est pas sûr d’être. Cassius, qui se fout complètement de savoir si César sera un tyran ou non mais qui déteste celui-ci parce qu’il a le pouvoir et pas lui, s’engouffre dans cette brèche et se propose d’être le miroir qui manque aux yeux de Brutus, croyant lui révéler ce qu’il ne connaît pas de lui – ce que l’autre perçoit tout de suite :
BRUTUS – Dans quels dangers voulez-vous me conduire, Cassius, que vous m’allez faire chercher en moi-même ce qui n’est pas en moi ?
Ce qui n’est pas en lui, c’est en effet l’ambition personnelle, l’instinct de revanche, l’envie d’être calife à la place du calife, ce que tente de lui insinuer Cassius, pur homme du ressentiment et qui comme tel défend une forme d’égalitarisme toxique qui est toujours une volonté de se placer moralement au-dessus des autres en les nivelant par le bas.
CASSIUS – Brutus, César ! Qu’y a-t-il dans ce César ? Pourquoi ce nom résonnerait-il plus haut que le vôtre ? Écrivez-les tous deux, le vôtre est aussi beau ; prononcez-les, il est aussi grâcieux à la bouche ; pesez-les, il est d’un poids égal (…)
Égal, et donc substituable. L’égalitariste est toujours un envieux frustré qui ne supporte pas l’élection des autres – précédant en ce sens l’antisémite : « pourquoi eux élus, et pas nous ? », « pourquoi lui roi et pas moi ? ». L’égalitariste est un « pourquoi pas moi ? » qui veut se hisser au-dessus des autres par impuissance et complexe d’infériorité supérieure. Et de faire appel (comme l’Edgar du Roi Lear ou Iago dans Othello, et de manière générale comme tous les traîtres, salauds et autres « méchants ») à la volonté. « Je suis un monstre de volonté », m’écrivit naguère en commentaire le plus grand enfoiré que j’ai rencontré de ma vie – une phrase horriblement choquante qui m’a toujours semblé celle du damné. Oui, le méchant est un volontariste forcené qui veut forcer le destin. Le méchant est un ipséiste qui ne croit ni à la nature ni en Dieu.
CASSIUS – Les hommes, à de certains moments, sont maîtres de leurs destinées. Si nous ne sommes que des subalternes, la faute en est à nous et non à nos étoiles.
Le méchant ne croit qu’à sa liberté conquérante. Le méchant veut forcer les autres à être « libres » comme lui. En ce sens, Brutus aussi est un « méchant » mais pas pour de mauvaises raisons à la Cassius. Lui s’inquiète réellement de la République. Lui a un réel souci social – sauf qu’il ne comprend rien au social, et cela sera son drame. Il est trop pur pour appréhender le monde. Et trop honnête pour ne pas se laisser manipuler quand même par Cassius. Entre celui qui veut se débarrasser de César par haine et celui qui veut s’en débarrasser par amour pour la justice, la cause est entendue. Le bon et le méchant, qui se retrouvent dans leur croyance en la liberté et l’indépendance, complotent.
La pureté, ce n’est pas ce qui étouffe Antoine, le ripailleur invétéré, le licencieux de première qui plus qu’en la liberté croit en la fidélité au souverain – et dont l’impureté féconde est appelée à la rescousse par César lui-même à la scène deux.
CÉSAR – Antoine ! (…) N’oubliez point, dans votre hâte, de toucher Calphurnia : au dire de nos aïeux, la femme inféconde, frôlée durant la sainte chasse, secoue les malédictions de sa stérilité.
C’est lui dont César a fait son conseiller et ami plutôt que Cassius, l’homme qui le sauva un jour de la noyade, mais dont il se méfie aujourd’hui à cause de sa tristesse et de sa maigreur.
CÉSAR – Que j’aie autour de moi des hommes gras à tête luisante et qui dorment la nuit. Ce Cassius, là-bas, a le regard maigre et affamé. Il pense trop. Ces hommes-là sont dangereux. (…) Il lit. Il observe. Il voit au travers des actions des hommes. Il ne goûte pas les jeux comme toi. Il n’entend aucune musique. Il sourit rarement ; et quand il sourit, il paraît sourire de son propre sourire. Jamais ces hommes-là ne sont à l’aise devant un plus grand qu’eux.
Provoquer le plus grand d’entre eux (qui n’est pas à l’abri non plus d’en faire trop avec sa grandeur) et du coup provoquer la nature, c’est le risque du révolutionnaire. Comme toujours chez Shakespeare, la violence psychosociale ou politique devient cosmique. À la veille de l’assassinat de César, une tempête se déchaîne sur Rome.
CASCA – Jamais, avant cette nuit, je n’avais marché dans une tempête à gouttes de flammes. Ou bien la guerre civile déchire le ciel, ou bien l’insolence de la terre allume les dieux d’une fureur dévastatrice.
CICÉRON – Auriez-vous vu quelque prodige ?
CASCA – Un esclave a levé sa main gauche ; elle s’est mise à flamber comme vingt torches, mais, insensible au feu, elle ne rougissait pas. Ensuite (et depuis, mon épée n’a plus touché son fourreau), j’ai croisé, contre le Capitole, un lion sombre, qui m’a regardé un œil éblouissant, et qui a passé sans me faire aucun mal. Cent femmes, changées en spectres, ont vu, dans les rues, aller et venir des hommes de feu. En plein midi, l’oiseau de nuit s’est posé au Forum, avec des ululements. Quant tant de prodiges s’accumulent, qu’on ne dise pas : “ce sont choses naturelles et qui se peuvent expliquer.“ Pour moi, j’y vois les présages de grands bouleversements.
CICÉRON – Nous vivons en effet une époque étrange. Mais souvent les hommes construisent le monde à leur façon, et font, des choses, le contraire de ce qu’elles sont…
S’il y avait une morale shakespearienne, elle serait contenue dans cette phrase. Aller à l’encontre des choses au nom d’un supposé bien, ne pas voir qu’il y a toujours quelque chose qui, comme le dit Sibony, « excède la volonté », le voilà le péché irrémissible.
Brutus (Tobias Menzies - qui fut aussi Edmure Tully dans GoT.)
Acte II – L’interprétation des rêves
On l’a souvent dit, Brutus est hamlétien : « Il [César] veut être couronné ! À quel point cela peut changer sa nature, voilà la question. » L’étonnant est qu’il avoue n’avoir jamais pris César en flagrant délit d’hybris. Mais l’humilité n’a qu’un temps, se persuade-t-il, et disparaît à coup sûr dès que la gloire commence à brûler. En quoi il n’a pas psychologiquement tort mais on ne saurait faire un programme politique à partir d’une vérité psychologique qui comme telle est infiniment relative. Pas pour Brutus qui croit en une sorte de déterminisme de l’orgueil selon lequel ce que l’on est disparaît au profit de ce que l’on sera :
BRUTUS – Et si ce qu’il est colore sa défense, répondons : “ce qu’il est, accru de ce qu’il serait, le précipiterait à toutes les outrances.“ Donc, voyons en lui l’œuf du serpent, qui, couvé, grandit pour nuire, comme son espèce. Et tuons-le dans sa coquille.
Ce que veut liquider Brutus à travers César, ce n’est pas le mal mais le risque du mal, sa possibilité - que lui prend comme une certitude en un étrange spinozisme du futur : « nous agirons non par haine mais par nécessité », dit-il aux conjurés.
La nécessité au futur, je me demande si ça ne serait pas ça, le marxo-léninisme, l’idée que les choses répondraient à un « matérialisme historique » ou « dialectique » (une des plus grandes absurdités de l’histoire de la pensée, soit dit en passant, et comme l’avait bien vu Clément Rosset dans L’Objet singulier, Marx étant mille fois plus un idéaliste qu’un matérialiste), ce qui revient alors à tuer le temps… dans sa coquille. Brutus, comme tout révolutionnaire, s’attaque au temps. C’est un déterministe absolu doublé d’un volontariste acharné. Un nécessitariste forcené qui croit à la liberté de l'action selon une contradiction ontologique que l'on aurait envie de définir comme la perversion intellectuelle et politique par excellence. Un homme qui se décide en outre à assassiner l’homme qu’il aime pour d’improbables raisons « républicaines ». La fameuse formule de Machiavel « je préfère ma patrie à mon âme » prend ici un tour dégénéré – mais sans doute parce que Brutus est, comme tous les êtres de volonté pure, dans le « forçage » de son être et de celui des autres. Brutus se force. Pas étonnant qu’il souffre tant et qu’à la fin il échoue – car le forçage échoue toujours ou ne réussit qu’en enfer.
Il a beau essayer de persuader les autres conjurés qu’ils doivent être des sacrificateurs et non des bouchers, la nuance n’abuse personne et lui-même se perd en rhétorique sanglante :
BRUTUS – Oh ! Si nous pouvions atteindre l’esprit de César sans déchirer César ! Mais hélas ! Pour cela, il faut que César saigne ! Aussi, doux amis, tuons-le avec fermeté, mais non avec rage ; découpons-le comme un met digne des Dieux, mais ne le mutilons pas comme une carcasse bonne pour les chiens.
Ainsi, le drame de Brutus est double : croire que l’on peut faire dans le sang sans avoir « les mains sales » et croire que ses alliés agissent avec une pureté de cœur équivalente à la sienne. On retrouve chez Brutus la vertu candide et orgueilleuse d’Othello, de Timon, de Coriolan, de Lear même, tous ces gens qui croient en une vérité coupée du réel et estiment qu’ils sont l’incarnation de cette vérité. Il y a donc bien là une mauvaise imitation de Jésus-Christ qu’on pourrait définir comme une hybris chrétienne.
Encore une fois, la tragédie repose sur un malentendu moral, politique, dialectique et ici terroriste : assassiner quelqu’un en croyant que cela va faire du bien au monde.
Restent le passage à l’acte et la torture qui l’accompagne, « intervalle » qui est comme « un rêve éveillé et hideux » où « l’esprit tient alors conseil avec ses organes mortels, et [où] l’homme ressemble à un petit royaume que torture une insurrection. »
Et d’abord, le piège. Comment attirer César au Capitole ? Décius, qui connaît la vanité du bonhomme, propose de s’en charger :
DÉCIUS – Il aime à s’entendre dire que les licornes se prennent avec les arbres, les ours avec les miroirs, les éléphants avec des trappes, les lions avec des filets, et les hommes avec des flatteries ; mais quand je lui dis qu’il déteste les flatteurs, il répond oui à cette flatterie suprême. Laissez-moi faire. Je puis donner à son humeur la bonne direction. Et je l’amènerai au Capitole.
L’orgueil insensé et naïf de César. À Calphurnia qui exhorte son époux à ne pas sortir aujourd’hui à cause des augures, il répond sans rire : « César sortira. Si des choses l’ont menacé, c’est qu’elles lui tournaient le dos. Quand elles voient la face de César, elles s’évanouissent. » [Chuck Norris n’aurait dit mieux.] Ce qui perd César est que César a commencé à jouer à César, s’identifiant avec lui-même et faisant du monde le théâtre de sa gloire, ce qui revient à ne plus rien voir du vrai monde et surtout pas ceux qui veulent l’en débarrasser.
Suit l’épisode du rêve de Calphurnia. Celle-ci a rêvé cette nuit que son époux s’était transformé en fontaine à cent bouches qui crachaient du sang dans lequel se baignaient des Romains – prémisses d’un assassinat à venir. César commence par lui céder, il n’ira pas au Capitole. Mais il suffit que Décius surgisse et lui donne une toute autre interprétation de ce rêve – et bien plus glorieuse (César serait en effet la fontaine de jouvence qui rend la vie aux Romains) pour qu’il revienne sur sa décision et se prépare à aller au Capitole. Ce qui est remarquable est que les deux interprétations concordent : dans les deux cas, mort ou vivant, César est celui qui fait l’avenir de Rome.
Marc-Antoine (James Purefoy)
Acte III – Lien, transfert et symbole
CÉSAR – Les Ides de Mars sont arrivées.
LE DEVIN – Oui, César, mais non passées.
Ma double réplique préférée dans la pièce et qui m’a toujours terrifié. Sans doute parce que tout le problème du temps se joue ici. Ce qui est arrivé n’est pas encore passé, autrement dit, on ne sait pas si ça va se passer même s’il est probable que oui – ou non. C’est que contrairement au passé et au futur, le présent est avant tout une durée. L’on vit dans la durée et tant qu’il y a de la durée il y a de l’espoir. Le temps est cette guillotine qui juste avant que le couperet ne tombe nous fait tout miroiter.
César arrive donc au Capitole. Le prétexte de son assassinat par les conjurés est trouvé : il s’agira de lui demander la grâce d’un homme qu’il a banni naguère et que non seulement il ne pourra que refuser car cela remettrait en question son autorité mais qui en plus le révèlera dans son inflexibilité inhumaine et son orgueil tout divin – piège narcissique dans lequel il ne peut que tomber. Et en effet, Brutus et les autres ont beau le supplier, César reste inébranlable.
CÉSAR – Je pourrais être ému, si j’étais comme vous. Si j'étais capable de prier pour émouvoir, je serais ému par des prières. Mais je suis constant comme l'étoile polaire qui, pour la fixité et l'immobilité, n'a pas de pareil dans le firmament. Les cieux sont enluminés d'innombrables étincelles ; toutes sont de flamme et toute brillent ; mais il n'y en a qu'une seule qui garde sa place. Ainsi du monde : il est peuplé d'hommes, et ses hommes sont tous de chair et de sang, tous intelligents ; mais dans le nombre, je n'en connais qu'un seul qui demeure à son rang inaccessible et inébranlable ; et cet homme, c'est moi.
Les Ides de mars
Dire aux hommes qu’on n’est pas un homme comme eux, même si c’est vrai, c’est prendre le risque de se faire bannir ou zigouiller très vite par eux. Encore une fois, lorsque la vérité nous nie trop, on est obligé de s’en venger. Ainsi, l’orgueil insensé de César au vu de tous légitime qu’on lève le couteau sur lui. L’homme meurt non sans grandeur (« Toi aussi, Brutus… Tombe, donc, César ! »), les conjurés baignent leurs mains dans le sang de l’assassiné comme dans le rêve de Calphurnia, l'un d'eux, Cinna, crie « Liberté ! Indépendance ! La tyrannie est morte ! » et Cassius énonce ce qu’il croit ce que sera l’Histoire :
CASSIUS – Chaque fois, l’on dira : ces hommes ont libéré leur patrie !
Que ne voit-il sa postérité réelle ! Dante le mettra au pire cercle de son enfer, celui des traîtres, dans la bouche du diable en personne avec Brutus (et Judas !) alors que César, non content d’être dans les Limbes en compagnie des grands antiques, Homère, Virgile, Platon et Aristote, sera cité au chant VI du Paradis comme fondateur de l’empire romain. Les plébéiens de la première scène ne s’étaient donc pas trompés en louant celui-ci et comme ils ne vont pas se tromper au fameux discours d’Antoine. C’est qu’Antoine, « l’ami de tous », le parleur sublime, le sociologue stratège sait comment fonctionnent les hommes et ce qu’ils veulent : de la paix, du pain et des jeux – mais surtout du lien.
Certes, l’argument de son discours est avant tout économique : « Il a conduit à Rome maints captifs, dont la rançon emplit les coffres de l’Etat : César, en cela, parut-il ambitieux ? », affectif : « Quand les pauvres pleuraient, César versait des larmes », puis de nouveau économique, avec la promesse du « testament » de César, ce qui rend fou de joie le peuple – mais ce qui sous-tend le retournement de ce dernier en sa faveur et contre « les libérateurs » est bien d’ordre politique et social. C’est qu’être libéré d’un tyran potentiel est bien beau dans l’absolu mais ne signifie rien pour le peuple qui dans sa grande sagesse préfère toujours le connu à l’inconnu et le tyran débonnaire à l’exigeant républicain.
DEUXIÈME CITOYEN – Si tu considères bien la chose, César a été traité fort injustement.
TROISIÈME CITOYEN – N’est-ce pas, mes maîtres ? Je crains qu’il n’en vienne un pire à sa place.
Le problème, précisément, c’est que personne ne vient – sauf Antoine, héritier de César et en attendant Octave "Auguste". Les libérateurs ont en effet fui avant même qu'Antoine ne termine son discourse et comme si ce qu’ils avaient fait les dépassait. Ils n’ont pas été à la hauteur de leur acte, ne se sont pas rendus compte que ce qu’ils avaient délié avec César, prétendu tyran, il fallait le relier avec un autre. Ils ont liquidé la souveraineté – ce dont a besoin avant tout le peuple. Au nom de la liberté et de l’indépendance, ils ont abandonné le peuple à lui-même, ce que celui-ci, tout servile qu’il est, ne peut tolérer. S’il se retourne aussi facilement du côté d’Antoine, ce n’est pas par versatilité ou opportunisme, mais bien par besoin social d’être en lien avec celui qui incarnera le pouvoir. Au fond, les libérateurs ont été des lâcheurs. Leur acte est un crime non seulement contre un homme mais contre Rome. Le peuple ne peut en effet faire le lien tout seul. Avec César, il le pouvait. César était le monarque en lequel le peuple pouvait s’investir. Le lien était symbolique et c’est dans ce symbole que la cité tenait – ce que là aussi n’ont jamais pu comprendre les révolutionnaires et les terroristes qui croient dur comme fer à l’authenticité sociale et morale et finissent par instaurer un ordre de fer. Or, il n’y a pas d’authenticité, il n’y en a jamais eu, ni en politique ni nulle part, il n’y a que du symbole. Et le peuple qui n’est pas naïf le sait bien – ce sont les révolutionnaires qui sont naïfs dans leur putain de volonté de justice immanente
Le jeune Octave (Max Pirkis) dans la Saison un.
Là encore, Sibony voit juste :
« À cette place souveraine [celle du monarque], il y a transfert collectif : là en effet converge la demande d’amour que le peuple s’adresse tout en l’aliénant, en la faisant passer par l’Autre. Le peuple n’est pas assez naïf pour attendre une réponse ; mais cette demande doit être possible, sinon c’est la dissolution [celle provoquée par le meurtre de César]. On comprend que le peuple veuille un roi qu’il puisse aimer ; que parfois il aime son roi même si c’est un tyran, car c’est ainsi que le peuple dégonfle une part de la tyrannie : en y étant pour quelque chose. Cela lui permet de ressaisir en parole ce qui lui échappe en fait. De sorte qu’il aime son chef… d’un amour narcissique : dans son chef, ce qu’il valorise c’est… lui-même symbolisé. (…) On voit qu’il est intolérable que quelqu’un vienne vider cette place, la libérer de son tyran, sans vouloir lui-même s’y engager. »
Intolérable en effet de forcer les hommes à être libres, comme l’exhortait Rousseau. Intolérable d’être privé de son transfert comme de son doudou pour les enfants. Intolérable d’être acculé à une authenticité dont on n’a jamais voulu. Intolérable de priver de corps de roi l’esprit public.
Brutus a cru que l’acte suffisait à changer le cours des choses alors que l’acte (de surcroît meurtrier) les a renforcés. Lorsqu’il « permet » à Antoine de parler, il est persuadé que cette parole dépend de sa permission et que derrière elle, on le verra, lui. Mais le peuple (et du reste tout un chacun) n’en a rien foutre de celui qui permet la parole si la parole est séduisante. La parole dépasse toujours celui qui la permet. La parole est incarnation, autorisée ou non et c'est par elle, beaucoup plus que par l'acte, que se dit et se diffuse la vérité. AGIR NE SUFFIT PAS - c'est la "leçon" de Jules César.
Encore Sibony : « Ce libérateur [Brutus] est un fétichiste de la vérité, il croit à une parole désertée par le corps, car elle-même serait un corps ; une parole expurgée de mémoire, de désir, de retour. »
Mais dans la vie réelle, individuelle ou collective, tout n’est que mémoire, désir et retour. Tout n’est qu’incarnation et symbole – et non pas idéalité et authenticité. Et c’est ce que n’ont jamais compris l’horreur marxiste et toute doctrine d’émancipation, celles-ci voulant toujours ramener le peuple à sa condition de peuple ou l’individu à sa condition de victime (« vous souffrez ! », « vous êtes aliénés ! », « vous êtes une femme, un nègre, un pédé et la société vous oppresse ! Vous ne le savez pas mais moi je le sais ! », « libérez-vous ! et si vous ne vous libérez pas, on vous libérera de force ! et si vous nous résistez à votre propre libération, on vous fera périr ! »). Ainsi parle le libérateur qui méprise toujours ceux qu’il libère.
Lumineux Sibony !
« Au fond, que le peuple ne supporte pas de n’être renvoyé qu’à lui-même, c’est plutôt à son honneur. Et la fameuse phrase de Marx : “Les prolétaires n’ont rien à perdre que leurs chaînes“, prouve à quel point ils sont décidés à les garder, ou à s’en servir pour s’en faire d’autres. Cela ne veut pas dire qu’ils aiment l’esclavage, mais qu’ils préfèrent être avec leurs signes de soumission plutôt que d’être réduits à eux-mêmes. De même pour les individus : ceux qui souffrent sont prêts à perdre leurs symptômes (leurs “chaînes“), à condition de ne pas se retrouver dans l’horreur initiale qui les força à produire ce symptôme. »
Au sens littéral, avoir coupé la tête du roi, c’est avoir pris le risque que le peuple perde la sienne. Et Cela arrive très vite, ce troisième acte se terminant par une scène effrayante de lynchage arbitraire : le poète pris à partie par la foule qui le prend pour Cinna le conspirateur. Celui-ci a beau expliquer que l’on se trompe, « N’importe ! Il a nom Cinna : arrachons-lui seulement son nom du cœur et chassons-le ensuite (…) Mettons le en pièces ! Mettons-le en pièces ! »
Dans un monde où l’on a tué le symbole, la confusion est de mise. L’on confond le nom avec le corps (même si ce n’est pas le bon), l’on massacre par homophonie ou fétichisme. Le régicide fait toujours perdre la boule au peuple. Et cela peut durer des siècles.
Cassius (Guy Henry et qui fut aussi Pius Thicknesse, le sinistre directeur du département de justice magique dans Harry Potter.)
Actes IV – Belles vulnérabilités
Il y a un problème de structure, a-t-on souvent reproché à Jules César. Quelque chose qui ne va pas ou plus après ce sublime troisième acte – mais qui correspond tout à fait à la logique de la pièce qui après la mort de César laisse la place au chaos et au vide. Rien ne va plus chez les conjurés et déjà quelque chose cloche dans le nouveau triumvirat composé d’Antoine, d’Octave (le futur Auguste) et Lépide – même si ce sont eux qui vont l’emporter. Sans état d’âme, ils condamnent leur frère et nièce au nom de la nouvelle unité. Dans le camp adverse, Brutus et Cassius s’emportent l’un contre l’autre dans une scène étonnante et bouleversante – où Cassius révèle pour la première fois sa vulnérabilité.
BRUTUS – Vous vous dites meilleur soldat que moi : prouvez-le, justifiez votre prétention ; et cela me fera grand plaisir. Pour ma part, je prendrai volontiers leçon d’un vaillant homme.
CASSIUS – Vous me faites tort, vous me faites tort en tout, Brutus. J’ai dit plus ancien soldat, et non meilleur. Ai-je dit meilleur ?
Et un peu plus loin,
CASSIUS – Un ami devrait supporter les faiblesses de son ami ; mais Brutus fait les miennes plus grandes qu’elles ne sont.
BRUTUS – Je ne les dénonce que quand vous m’en rendez victime.
CASSIUS – Vous ne m’aimez pas.
BRUTUS – Je n’estime pas vos fautes.
CASSIUS – Les yeux d’un ami ne devraient pas voir ces fautes-là.
Et de faire appel à sa mère (tiens, comme Coriolan !) pour se faire pardonner.
CASSIUS – Est-ce que vous ne m’aimez pas assez pour m’excuser, quand cette nature vive que je tiens de ma mère fait que je m’oublie.
BRUTUS – Oui, Cassius ; et désormais, quand vous vous emporterez contre votre Brutus, il s’imaginera que c’est votre mère qui gronde, et vous laissera faire.
Les femmes terribles de Shakespeare – même celles qu’on ne voit pas ou qu’on a vu pendant une scène. Ainsi Portia, la femme de Brutus, qui s’était déchirée volontairement la cuisse par sacrifice pour son mari et dont on apprend le suicide par avalement de braise !
Belle nocturne qui suit entre Brutus et son jeune serviteur Lucius à qui il demande de lui jouer un peu de cithare – et avant de voir apparaître le spectre de César lui annonçant sa prochaine mort à Philippes. Quand le destin reprend sa marche contre la dialectique…
Servilia dans la série Rome (Lindsay Duncan), mère (très coriolanesque) de Brutus mais qui aurait pu tout aussi bien être sa femme Portia.
Acte V – « C’était un homme. »
… et l’occulte contre la raison.
CASSIUS – Tu sais combien j’étais fermement attaché à Épicure et à sa doctrine ; maintenant, je change de sentiment, et j’incline aux présages.
Déjà le désir de suicide point. Brutus le refuse en une dernière volte-face de sa volonté.
BRUTUS – Je ne sais comment, mais je trouve lâche et vil de devancer par crainte de ce qui peut arriver, le terme de l’existence. Je m’armerai de patience, en attendant l’arrêt providentiel des puissances suprêmes qui nous gouvernent ici-bas.
Il n’empêche que cette journée lui semble interminable. Comme les Ides de Mars, elle est arrivée mais pas encore passée.
BRUTUS – Oh ! Si l’homme pouvait savoir d’avance la fin de cette journée !
Plaines de Philippes. Batailles. Suicides. Celui de Cassius, jour de son anniversaire :
CASSIUS – Ce jour fut le premier où je respirai. Le temps a achevé sa révolution ; et je finirai là même où j’ai commencé ; ma vie a parcouru son cercle.
Celui de Titinius, l’aide de camp de Cassius :
TITINIUS – Avec votre permission, Dieux !
Celui de Brutus, enfin, qui le demande à Straton avec une délicatesse extraordinaire :
BRUTUS – Straton, reste auprès de ton seigneur, je te prie ; tu es un digne compagnon ; un reflet d’honneur est sur ta vie : tiens donc mon épée, et détourne la face, tandis que je me jetterai dessus. Veux-tu, Straton ?
La victoire du triumvirat est totale. Antoine peut alors faire sa seconde oraison funèbre, plus courte que la première mais tout aussi belle :
ANTOINE – De tous les Romains, ce fut là le plus noble. Tous les conspirateurs, excepté lui, n’agirent que par envie contre le grand César ; lui seul pensait loyalement à l’intérêt général et au bien public, en se joignant à eux. Sa vie était paisible, et les éléments si bien combinés en lui, que la nature pouvait se lever et dire au monde entier : « C’était un homme. »
Et là, on le croit.
Antoine et Cléopâtre - Un trou dans la nature, le 03 juillet 2020