3 - La suspension de l'éthique.
« Depuis ma prime jeunesse, raconte Kierkegaard, j'ai vécu dans une contradiction continuelle : aux autres je paraissais exceptionnellement bien doué, mais au fond de moi-même, j'étais convaincu que je n'étais bon à rien. » Orgueil mal placé ? Masochisme délirant ? Ou tout simplement paresse de soi qu'on va tout faire pour faire passer pour de « l'existentialisme » ? Une personne adulte ne se pose pas tous ses problèmes, elle ne se laisse pas avoir par sa psyché souffreteuse, elle se reprend, elle va de l'avant, elle agit en fonction de ce qu'elle estime être la vertu et la raison, elle met son orgueil dans son objectivité. Elle est hegelienne. La souffrance et la mort existent mais ce n'est pas une raison pour s'y complaire. Job est une complaisance biblique et psychique. Abraham une absurdité. Bien fou celui qui se structure à partir de ces deux-là. La vérité n'est pas du côté de l'horreur et de la sidération facile qu'elle provoque chez le "subjectif", mais de celui du progrès ou de son synonyme - du devoir. La vérité est du côté de l'éthique.
Aller contre Hegel, c'est donc aller contre la raison, l'éthique, la vérité, l'objectivité - et aussi l'humilité, la maturité, la sagesse. De tout temps, la sagesse fut dans l'acceptation du destin, la résignation devant le réel, l'abnégation devant la nécessité. Même les dieux ne purent aller contre la nécessité. Il fallait donc admettre le destin, et si possible, l'aimer. L'Amor fati ou rien. Si Job avait « admis » son malheur, il aurait été moins malheureux et surtout il nous aurait moins cassé les oreilles. Il y a quelque chose de vulgaire dans ses plaintes. Comme si le réel aurait dû être autre. Comme si le divin y aurait pu changer quelque chose. Comme si le divin était... libre. C'est le mot : en métaphysique, la liberté, c'est la vulgarité. Job est vulgaire car il considère que Dieu était libre de ne pas lui faire subir tout ce qu'il a subi. Job a voulu forcer Dieu à sortir de sa nécessité - et accessoirement de son silence. Ce n'est plus le « je te dois quelque chose » (le coq de Socrate à Esculape, par exemple) mais « tu me dois quelque chose » (mes enfants, mes biens, ma santé.)
Job contre Socrate. L'existentialisme contre la sagesse grecque. La complainte contre la dialectique. Le cri contre le proverbe : « non ridere, non lugere, neque detestari ses intelligere » (« ne pas rire, ne pas pleurer, ne pas haïr, mais comprendre ».) EH BIEN NON ! JAMAIS ! Il y a des choses qu'on ne peut pas comprendre, qu'on ne peut pas admettre, qu'on ne peut récupérer ni moraliser. Les ruses de la raison ont leur limite. Les pièges de l'éthique ne prennent qu'un temps. Le fameux "temps qui passe et qui répare" bute contre l'instant. L'éthique est suspendu par le cri.
....................................... Et parfois, ça marche. Dieu finit par céder à Job. Dieu redonne tout à Job. « Job fut béni, tout lui fut rendu en double. Et c'est ce qu'on appelle Reprise. » Dieu est non seulement amour mais il est aussi liberté. Dieu a repris Job. Dieu s'est repris lui-même - prouvant par là qu'il n'y a aucune nécessité qui tienne. Dans ta gueule, l'éthique !
Pour autant, ce genre de miracle n'arrive pas tous les jours. Sören ne va pas retrouver sa virilité et devenir époux. On ne rendra pas leur fille à Michael Corleone (mais peut-être Dieu a-t-il voulu dire quelque chose à Michael en lui prenant son enfant...). Tant pis. L'important est de croire que tout est possible. Qu'à Dieu tout est possible, même notre bonheur, même ton plaisir avec moi, même la possibilité de t'aimer.
(Tu parles !)
4 - Le grand scandale.
Comment admettre que ce qui est impossible à ma raison soit possible à Dieu à qui m’a pourtant donné ma raison ? A quoi sert de jouer l'absurde contre le bon sens, et bientôt le désespoir contre le cogito ? Et qu'est-ce que cette manière de vouloir à tout prix faire de sa petite bite mélancolique un événement mondial ? « Pourquoi ne pas admettre que le sort de Job ou de Kierkegaard puisse également être expliqué et puisque expliqué, effacé du tableau ? » Après tout, la « phénoménologie de l'esprit », cette « souffrance expliquée aux nuls », pourvoie à tout. Et c'est ce dont a le plus peur Kierkegaard : que la raison ait raison, que l'éthique l'emporte sur l'absurde - et dans ce cas l'humilie à jamais. Car autant l'éthique ne nourrit pas son homme, comme dirait Falstaff de l'honneur, autant elle peut, justement, déshonorer à vie celui qui n'en a plus. L'éthique exige en effet tout de l'homme sans rien lui accorder en échange - sinon une vague reconnaissance sociale. Mais quiconque, dans la torture rejette l'éthique, tel Job, alors l'éthique le torture encore plus. A moins que Job tienne bon contre l'éthique et finisse par la mettre à bas.
Tenir bon contre l'éthique. Ne pas lui céder. Pour cela, il faut être un surhomme.
Job est ce Surhomme de la foi. Et Chestov d'utiliser le sens de Surhomme aussi dans le sens de Nietzsche. Ces deux fils de pasteurs ont en effet beaucoup de choses en commun : Chevalier de la foi contre éthique / Surhomme contre morale ; Eternel retour / Reprise ; subjectivité contre objectivité / force contre faiblesse, en plus de la haine que tous deux nourrissent pour pour la dialectique, quoique compensée par l'amour immodérée qu'ils ont de la musique. Musique contre philosophie - ce serait peut-être ça, le véritable enjeu.
Le grand scandale, c'est donc cet écart ontologique qui fait que si le royaume de Dieu est en nous, il n'est pas nous. De toutes ses forces subjectives, Kierkegaard rejette tout ce qui pourrait concilier l'humain et le divin, confondre l'un avec l'autre (comme Spinoza le fait - et même, comme on l'a vu, s'il préserve Spinoza de ses foudres, préférant s'en prendre au seul Hegel, peut-être parce qu'il y a quelque chose de mystique et d'héroïque dans le monisme spinoziste alors qu'Hegel n'est que dialectique, clérical, scolaire et lui rappelle son père.)
Et il va pousser l'écart jusqu'à la nausée. Dieu nous a donc créés libres, par amour pour nous. Sauf que ce faisant, il nous a condamnés à l'angoisse, car la liberté, Sartre le dira plus tard, est notre malédiction. La liberté est notre horreur. Et Dieu le sait. SON AMOUR NE PEUT ETRE QUE MISERE POUR NOUS.
« Oh tristesse insondable de l'amour ! Dieu lui-même ne peut pas faire que son acte d'amour ne devienne pas pour l'homme l'exact contraire - la plus grande misère ! Il peut (et tout tend à prouver que cela sera précisément ainsi), rendre l'homme par son amour plus malheureux qu'il ne le serait jamais devenu autrement. »
Oui, l'amour de Dieu est tuant. L'amour de Dieu ajoute à notre misère. Devient même notre misère principale. Mais c'est ça ou le néant.
On peut parfois préférer le néant à certaines situations. Ce que Dieu a fait subir à Sophie Zawistowska, on ne lui pardonnera jamais.