Je continue mon survol de ces rencontres kunderiennes. Avant hier, Schönberg, hier, Fellini, Bacon, aujourd'hui Rabelais et Céline, et demain Anatole France.
Comment nous, Français, avons fait pour rater Rabelais ?
Pour Milan Kundera, Rabelais, c'était Diderot, Joyce et Gombrowicz en concentré, plus toute la littérature d'Amérique du sud en embryon. Pour nous, c'est un auteur scolaire illisible et dont l'adjectif "rabelaisien" renvoie à un pet de Patrick Sébastien. Peut-être faut-il le lire dans une autre langue pour mieux le goûter. Simon Leys disait aussi ce genre de choses, qu'il y a des écrivains qui sont meilleurs traduits : Balzac en anglais, Nietzsche en français. Et Rabelais donc en tchèque. "Réussir la traduction de Rabelais, assure Kundera, [c'est la] preuve éclatante de la maturité d'une langue. Gargantua-Pantagruel est l'un des plus beaux livres qu'on ait jamais écrits en tchèque". Mais nous alors, les Français, qu'est-ce que l'on attend pour revivre avec Rabelais ?
Peut-être que nous ne sommes pas assez carnavalesques pour le comprendre après tout. Trop cartésiens, trop rousseauistes, trop sinistres, trop cons aussi ! Et puis, c'est connu, nous préférons l'ironie au rire. L'étouffante ironie au rire qui aère. Rabelais, c'est un peu too much pour les voltairiens que nous sommes. Ce n'est pas non plus un auteur pour la Halde. Alors ? Finalement, chez nous, seul Céline a pu s'en réclamer. Mais Céline ! Il n'est plus à la fête, ces derniers temps. Je veux dire, par rapport aux années 60, 70, 80. Avant, c'était un maudit, mais un maudit vivant, un maudit pléiadisé, un maudit sur lequel toute l'aristocratie des lettres s'égayait. Aujourd'hui, il semble qu'il soit en perte de vitesse. Les anti-céliniens sont de plus en plus jeunes, les céliniens se font vieux. On pourra toujours dire tout le mal possible de Sollers, on ne pourra ignorer qu'il aura beaucoup fait pour Céline (comme pour Joyce, Sade, Artaud, Bataille, Pound, et autres infréquentables). Mais Sollers et sa cour sont en phase de ringardisation. Bébête-show des lettres. C'est Onfray qui tient de plus en plus le haut du pavé. Qui ridiculise le pauvre Philou un soir chez Taddéi à propos de Heidegger. Méchant Heidegger. Méchant Benoît XVI. Méchant Sade. Avez-vous lu ce qu'il dit cet été du Marquis dans une interview dans Le Point ? : "Sade, dernier écrivain féodal", affreux dégénéré post-religieux, suppôt antichristique du Christ. Avec Onfray le soi-disant libértaire anti-libéral (déjà, ça, faut qu'on m'explique) on en revient à l'époque d'avant Pauvert, celle où le père de famille voyait en Sade le violeur potentiel de sa fille et où l'éditeur de Justine était traîné devant les tribunaux. Les Tel Quelliens en faisaient peut-être un peu trop dans la littérature et le mal, les onfrayiens risquent de nous faire sombrer dans leur empire du bien. La littérature et la philosophie qui ne seront pas immédiatement laïques, gratuites et obligatoires, seront suspectes. D'autant que, on le disait hier, la littérature, de nos jours, c'est d'abord la biographie.
Et là, les nouvelles biographies de Céline frôlent l'éreintement (Raphaël, tu es à jour sur le sujet, je crois ?). A l'antisémitisme s'ajoutent désormais d'autres griefs plus personnels qui font de Céline un très sale bonhomme : avare, vénal, proxénète (à Londres et à New York), manipulateur, hypocrite, jaloux, crapuleux dans tous les sens du terme, on allait même dire "juif" si cela n'avait pas été interdit. En outre, la procédure se fait plus exigeante. Que tout le monde "condamne" l'antisémitisme de Céline ne suffit plus. Il faut la prouver. Là-dessus, reconnaissons que les anti céliniens marquent un point. Nos "condamnations de l'antisémitisme de Céline", ne sont guère suivies d'effets - de sanctions. On se contente de dire du bout des lèvres que le bonhomme était odieux et on retourne illico à Rigodon pour dire combien c'est génial. Les anti-céliniens stigmatisent bien cette inconséquence des céliniens. Evidemment, on peut toujours arguer que le mot n'est pas la chose, que le signe n'est pas l'événement, et que la littérature "n'est que de la littérature", comme "le cinéma n'est que du cinéma", il n'en reste pas moins que du point de vue de la responsabilité politique, responsabilité antilittéraire s'il en est, Céline a réellement du sang sur la plume, sinon sur les mains. Pour un puritain, c'est-à-dire pour quelqu'un qui fait de la morale une logique (genre "si Céline est un salaud, ses lecteurs sont des salauds"), l'argument du "grantécrivain" ne suffit pas pour se dédire des crimes auxquels lui a participé et auxquels on participe soi-même en le lisant. D'autant que le racisme de Céline apparaît aussi en filigrane dans ses romans. Le péril jaune, etc.
- Et puis, merde, pourra nous dire le puritain, si vous considérez que la littérature est ce qu'il y a de plus important au monde, pourquoi ne voulez-vous pas voir la responsabilité qu'elle a dans ce monde ?
Surtout qu'avec Céline, ce n'est pas aussi simple qu'on voudrait le croire - d'un côté, les romans géniaux, de l'autre, les pamphlets affreux. Comme Philippe Muray l'a montré, l'écriture de Mort à crédit est aussi celle de Bagatelles. La seule différence entre les deux textes est que dans le premier Céline travaille et que dans le second il se contente de jouir. Le pamphlet est une excroissance idéologique de l'écriture, rien de plus, mais c'est ce rien qui est énorme, et pour un anti célinien, inacceptable. Dans ses pamphlets, Céline se contente de rester sur ses acquis stylistiques (déjà immenses) et de les mettre au service de ses idées - un peu comme un grand metteur en scène qui après avoir fait un grand film fait trois ou quatre publicités en utilisant toute l'expérience qu'il a acquise lors de la réalisation de son film. C'est pourquoi Céline, alors qu'il lui a fallu des années pour écrire le Voyage, puis Mort à crédit, peut pondre en quelques mois les pires textes de notre, de notre quoi au fait ? de notre littérature ? de notre histoire ? de notre inconscient collectif ? La mauvaise nouvelle est donc bien là : Bagatelles and co sont écrits sur les jachères de Mort à crédit. C'est la mauvaise herbe du jardin célinien et qui pousse vite. Si Céline n'avait pas eu tant d'ennuis à la liberation, on peut même se demander s'il ne se serait pas laissé à la facilité du pamphlet et qu'il n'aurait écrit plus que ça. Heureusement, le souci de faire oublier cette partie de son oeuvre et l'instinct de créateur forcené qui était le sien firent qu'il se remettra au travail avec les Fééries, puis encore plus tard avec la trilogie allemande, mais en attendant, il profite, si l'on peut dire, du crédit de Mort.
Le problème qui se pose à nous lecteurs est alors redoutable. Car si l'on peut jouir du roman, pourquoi ne jouirait-on pas du pamphlet ? Aucune conscience morale ou politique ne résiste à l'inconscient du plaisir. C'est aussi cela le danger de "la petite musique" (d'ailleurs, la musique est fasciste, comme dirait George Steiner sans pour autant la condamner). Dans un commentaire à Château de sable, Pierre Boyer (à qui d'ailleurs je réponds) a bien raison d'insister sur la réalité du plaisir que peut susciter la lecture des pamphlets. Très naïf de croire qu'il suffit de se supposer "moral" pour ne pas jouir d'un lyrisme immoral et effroyable. Pour le coup, c'est le point commun avec Sade dont Annie Le Brun disait qu'il nous excite malgré nous. Céline nous rendrait-il racistes malgré nous ? C'est cela l'innommable. Car comme le dit encore Boyer, si on peut tout à fait garder la tête froide en lisant Maurras ou Lénine (et même être franchement agacés par le ton glacial ou hystérique qu'ils prennent pour défendre leur nauséeuses idéologies), on ne le peut plus en lisant Bagatelles ou L'école des cadavres. Qu'on les nie de toutes nos forces, qu'on soit sincèrement dégoûté de ce qu'ils osent dire, ces textes risqueront toujours, parce qu'ils sont en définitive formidablement écrits, de nous faire rire, de faire rire en nous ce que nous avons de pire, de titiller notre consanguinité refoulée, de mettre à bas nos tendances régressives, de nous faire honteusement mais immanquablement bander.
Nous ramener toujours et malgré nous au racial et au sexuel - c'est la méthode extrême droite typique. Les origines par la pornographie. L'Histoire par l'obscène. Le jugement par l'anal. Qui y résiste vraiment ?
Dès lors, on sera bien embêté, surtout dans les temps qui courent, à admirer Céline comme nous l'admirons (moi aussi, Mort à crédit a changé ma vie). Car même si l'on prétend être conscient de l'horreur idéologique des pamphlets, cela n'a aucune importance puisque c'est au niveau inconscient que ces derniers jouent. Et que c'est notre inconscient qu'il faut précisément sauver. Pour un anti-célinien conséquent, dire que l'on admire Céline pour des raisons littéraires, c'est comme dire que l'on admirerait Hitler d'abord pour des raisons picturales. D'ailleurs, entre nous soit dit, heureusement qu’Hitler fut un mauvais peintre ! J'en connais parmi nous, j'allais dire : parmi moi, qui seraient les premiers à dire : "Ah ! Quel Soutine cet Hitler !".
Comme je le disais récemment sur FB, nous les littérateurs, nous ne supportons pas les antilittéraires. Nous ne supportons pas que l'on préfère la morale à la littérature. Nous trouvons fort déplacés que d'aucuns prétendent que la vie d'un homme soit plus importante que le style d'un autre. C'est que nous avons le goût corrompu. L'antisémitisme de Céline, nous le reconnaissons bien volontiers, mais celui-ci ne nous gêne pas du tout dans l'appréhension du bonhomme Céline. Au contraire, cela nous amuse, nous y voyons l'exemple de la complexité de l'humanité, c'est presque si nous nous félicitons de la complexité de Céline. Mais que quelqu'un ose s'en prendre pour de bon à notre grantécrivain, comme George Charpak, le soir de la dernière de Bouillon de culture, en juin 2001, nous voyons rouge. Haro sur le baudet ! Qu'est-ce que c'est que cet enfoiré de physicien qui vient nous donner des leçons de morale en littérature, arguant que les musiciens juifs que l'on vient d'entendre sur le plateau de Pivot auraient été haïs par Céline s'il les avait connus, et qu'il les aurait voulu assassinés ! Comme je l'ai détesté ce Charpak à ce moment, moi, devant ma télé ! Comme il a indigné mes complaisances céliniennes ! Comme il a mis à mal mon goût pour la littérature "censée passer avant toutes choses" ! De toutes façons, m'irritent systématiquement ceux qui osent avoir une conscience politique et historique plus développée que ma pauvre post-conscience littéraire. Heureusement que je ne suis pas le seul.
Alors, voilà. Oui, je condamne l'antisémitisme de Céline comme tout un chacun - et peut-être avec moins de mauvaise foi que d'autres, car je ne suis pas antisémite, et je me définis comme philosémite, voire comme sioniste. Je pense en outre qu'il y a beaucoup d'antisémites non avoués parmi les admirateurs avoués de Céline. Mais non, jamais de ma vie, je ne ferais un article contre Céline. Jamais je ne ferais quelque chose qui aille contre mon grantécrivain. Ses livres m'ont donné trop de félicité. Et toi Raphaël ? Et vous Pierre Boyer ? Et vous tous, les céliniens, amis, ennemis, compères ? Avouez ! La morale, on fait semblant. La mettre en pratique, ça nous répugnerait pas mal, non ? Qui parmi nous serait capable d'écrire un article dans lequel il dirait que la responsabilité historique et politique devrait l'emporter sur le génie littéraire ? Qui oserait avancer l'idée que l'influence de Céline sur le monde des lettres est largement excessive, et que l'on devrait aussi moins le citer dans les manuels de littérature - ou à travers une seule page comme au temps des Lagarde et Michard ? Qui enfin écrirait un essai sur la responsabilité sociale et morale des écrivains, et que la littérature, c'est bien beau, mais que cela importe moins que la vraie vie et les vraies valeurs ? Ca nous ferait mal d'être obligé de faire cent lignes là-dessus, n'est-ce pas ?
D'autant que, parce que là aussi il faut tout dire, tout confesser, tout avouer, Bagatelles, on l'a tous dans notre bibliothèque et on se l'exhibe fièrement - les plus fiers d'entre nous étant ceux qui ont l'édition originale à 500 euros, non, comme moi, le fac-similé qui n'a coûté que 60 euros. C'est même la première chose dont on parle entre céliniens, Bagatelles, et dont on se lit, complices comme tout, les pages d'anthologie. "Mais mon cher, je connais tout Bagatelles par coeur !", se vantait un jour Sollers à Nabe.
Commentaires
Céline est le révélateur de notre schizophrénie.
Il y a aussi une chose : Céline, même avec sa "petite musique", même avec l'invention verbale, la verve et la violence, serait-il devenu un tel "mythe" littéraire s'il n'avait pas été EN PLUS antisémite ?
Nous louons le style, condamnons les idées, mais au fond, Céline, c'est le copain de classe qui se permet de faire toutes les conneries possibles pendant qu'on se tient assis bien sagement, et qu'on admire d'oser affronter l'autorité... Peut-être que sans cette haine des Juifs, Céline serait resté dans la littérature comme un inventeur de langue talentueux, à la Queneau, une sorte de Prévert des bas-fonds dont quelques extraits pittoresques auraient été étudiés en cours dans des travaux sur l'oralité...
Au lieu de quoi, Céline, c'est un monstre ! Une créature de Frankenstein fascinante et dangereuse. En avouant notre admiration pour Céline, nous avons l'impression de courir nous aussi un peu le risque du peloton d'exécution. Zazie dans le métro aussi reproduit l'oralité - pourtant tous les auteurs qui veulent retrouver dans leurs livres l'authenticité du langage parlé vont chercher du côté de Destouches, son rythme, sa musique, son souffle, ses trois points...
Alors nous restons sagement assis, c'est le copain rebelle qui se tapera quatre heures de colle, mais ouaouh ! quelle classe il a, ce mec, et qu'est-ce qu'on est fier d'être son copain !...
Ce qui me surprends toujours chez les "moralistes" c'est un peu la propension à réduire l'homme à ses défauts, ses erreurs, à son péché (si j'ose le dire ainsi). Les gens comme vous qui aiment Céline acceptent du le bout des lèvres que c'était un très méchant antisémite, et passent ensuite à ce qu'ils trouvent important et nous rappellent que c'est un grand écrivain, c'est un grand écrivain, c'est un grand écrivain ; les moralistes que vous décrivez font l'inverse - ils acceptent du bout des lèvres que c'est un grand écrivain, qui a une grande importance dans la littérature, et passent ensuite à ce qu'ils trouvent important, à savoir que c'est un antisémite, un antisémite, un antisémite.
Mais je pense que quitte à ne pas juger quelqu'un selon ce qu'il a été plutot que ce qu'il a réalisé, il faut le juger sur toute sa personne et pas sur un de ses défauts (aussi hérétique et digne du bûcher soit ce défaut) : Louis-Ferdinand Céline, c'était aussi un antisémite, mais c'était aussi un homme, qui en même temps que d'horribles bassesses, a fait d'autres grandes choses ... comme de grandes oeuvres de littérature, par exemple. :)
J'ai un peu l'impression que le condamner pour son antisémitisme, c'est moins une histoire de morale que de tabou : on ne peut pas être antisémite, et l'être, c'est se faire condamner sans jugement et sans appel.
(D'ailleurs il faudrait que je revoie cette vidéo, mais j'avais un peu l'impression que Georges Charpak venait un peu comme un cheveu sur la soupe : on parlait littérature, puis on parlait musique (et on écoutait surtout), et le voila qui nous annonce "oui mais vous parliez de Céline, n'oubliez pas qu'il était antisémite, et qu'il aurait haï ces musiciens juifs que l'on voit sur le plateau" ! Non seulement c'est un peu dégueulasse, mais en plus c'est hors sujet.)
Voila !
Quart de Tour, qui ne devrait pas répondre à 23h30, je vais relire ça demain et regretter de l'avoir envoyé :)
Je trouve la remarque de 1/4 de tour plutôt bonne, parce qu'elle souligne un paradoxe que nous retrouvons en filigrane de tous tes textes 'littéraires': que les arts sont sans importance, mais que les artistes sont des personnes dangereuses.
L'on retrouve en même temps que le dénigrement de l'art dans la société, la dévalorisation des humanités dans le mondes des études. Car les deux ont la même fonction: celle d'empêcher de tourner en rond, de nous rappeler que nul n'est sensé ignorer la loi, mais que pour cela, il faut que tous puisse la comprendre. La Constitution qui était sensé unifier les Etats européens était un fatras de mots liés dans un texte aussi épais que le botin. On se fout de qui là?
Le boulot de l'artiste et de l'humaniste consiste très simplement à traduire les découvertes scientifiques en découverte humaines, de les rendre claire et compréhensible pour tous; il doit aussi traduire la loi (chose compliquée) en termes de justice (chose simple). On commence à entrevoir pourquoi un poète est si dangereux, pourquoi il faut le dépeindre aux yeux de la foule comme un saltimbanque ridicule, si ce n'est un visionnaire impuissant. Mais l'artiste est l'irritant qui fait gratter notre conscience, peut-être en nous rappelant, comme le fait Céline (Et Kafka avant lui) que l'autre est différent et donc dangereux, en un mot, qu'il nous effraie; peut-être en nous rappelons que nous sommes cet 'autre' effrayant pour notre prochain. L'artiste est un force à détruire, comme le dit ce Hugo qui faisait tant peur à un régime tout entier:
'Le poète est dans les nuages. Soit. Le tonnerre aussi'.
Bonjour,
puisque vous me faites l'honneur de mettre en lien l'un de mes billets, je me permets de renvoyer à la réponse que j'avais faite, à vous et à P.Boyer :
http://chateaudesable.hautetfort.com/archive/2009/04/19/mauvaises-lectures-4.html...
Sinon, je suis d'accord avec R.Juldé : la malédiction de Céline, cette aura sulfureuse due aux phrases indéfendables qu'il a pu écrire ne font que renforcer le mythe. Il en va toujours ainsi avec les grandes figures culturelles, il faut un peu de danger et d'abîme pour que le mythe prenne vraiment : il y aurait moins de fascination pour Nietzsche sans la démence terminale, Wilde sans la prison et la ruine, Van Gogh sans l'oreille coupée, Artaud sans les électrochocs, etc.
A part ça, vous avez bien tort de dire que Céline serait le seul à s'être réclamé de Rabelais ! tout le XIXème a reconnu sa dette : Chateaubriand l'a porté au pinacle, Hugo le place au niveau des génies fondateurs entre Homère et Shakespeare, Flaubert voit en lui " la fontaine des lettre françaises", Balzac le copie avec ses Contes drolatiques... Maintenant, pourquoi les Français "ratent" Rabelais ? Tout simplement parce qu'il est ardu de le lire dans le texte, il faut du temps et des efforts, s'habituer à l'orthographe, affronter la montagne de vocabulaire... mais quand on parvient à entrer vraiment dedans, c'est tout simplement un enchantement.
Cher Damien, la différence entre Céline et Van Gogh est que personne ne reproche à Van Gogh de s'être coupé l'oreille. Céline pose un problème politique et moral qui révèle, comme le dit Raphaël, notre schizophrénie (méchant/gentil ?). Au contraire, on a bcp de commisération pour Van Gogh, Artaud, Nerval, Nietzsche, etc.
Rabelais célébré par les écrivains du XIX ème siècle ne signifie pas que Rabelais ait eu un héritage. Chateaubriand n'est guère "rabelaisien", Flaubert encore moins (en tous cas pas dans ses romans), Balzac fait du pastiche, rien de plus. Non, Céline, Joyce, Fuentès ont pu être les vrais "rabelaisiens" du siècle dernier.
Moi ce qui me met mal à l'aise, ce n'est évidemment pas l'admiration vouée à l'oeuvre (que plus personne ne discute) mais l'affection, oui l'affection, dont jouit le bonhomme et que je retrouve d'ailleurs dans certaines réactions ici qui vont jusqu'à le qualifier d'"humaniste".
Et que je fais le pèlerinage à Meudon, et que j'interviewe Lucette et que j'écris sur ses chats.... Toutes ces marques de sympathie sont à vomir.
A propos de cette vieille conne de Lucette, j'ai souvenir d'une interview valant son pesant d'or où elle expliquait que Louis avait compris son "erreur" à propos des juifs car... le vrai danger, "c'était les jaunes!". A pleurer de bêtise cette vieille bique devant laquelle journaleux et intellectuels venaient s'agenouiller.
Par ailleurs, originale la théorie selon laquelle, c'est la vie de Céline qui rendrait son oeuvre fascinante.
La théorie inverse selon laquelle sa vie disqualifierait son oeuvre est juste stupide; là je penche pour une certaine forme d'ignominie complètement décomplexée.
Et puis c'est vrai, Proust et sa vie mondaine très ordinaire, Kafka et son destin de petit employé d'assurance, Nabokov ou Gracq alignant les chefs d'oeuvre tout en occupant un modeste poste de prof, ...
Aucun intérêt, tous ces types là.
Et si Céline avait été juif lui aurait-on pardonné de s'en prendre à l'humanité ?
Quelle belle boule puante que la vôtre ! Extraordinaire, très fort, typique.
Typique de quoi ?
Parce que les juifs ne font pas partie de l'humanité ?
Cher Rémy, je crois que vous nous avez écrasé cette boule puante. Il est vrai que notre ami se révélait dès sa phrase - celle-ci à garder dans mon musée des horreurs (qui est aussi un bêtisier).
Je pose la question en tant que juif par le sang ET lecteur de Céline.
Tu ne réponds pas à la question de Rémy et tu nous poses une identité improuvable et d'ailleurs qui ne prouve rien. Sauf un certain goût pour le sang.
A vrai dire vous avez surinterprété ma question, me semble-t-il, qui est d'ailleurs plus provocante qu'autre chose, je dois bien l'avouer. Vous vous efforcez de montrer tout votre talent de subversion et vous êtes pourtant choqués par si peu de choses... je posais plutôt la question dans le sens où on peut dire qu'il y a des discours plus ou moins légitimes, plus ou moins bien reçus, selon où on se trouve par rapport à l'objet de la critique. Franchement, je n'aurais jamais posé la question si j'y avais vu une seule seconde une formule antisémite. Voyez encore combien le sujet mène à toutes les incompréhensions. Et je n'ai pas le goût pour le sang ou pour l'essence raciale, au contraire, étant moi-même sujet au "dire juif" par cette communauté, mais c'est à moi de dire qu'elle est mon identité. D'où je crois aussi un intérêt pour Céline quand issu d'un milieu plutôt juif on en arrive pourtant à une même désillusion ou désenchantement, en tous cas dans cette perte de repères et le dégoût des idéologies. Du coup je peux comprendre la démarche qui consiste à viser un groupe identitaire et à vouloir le briser, l'erreur de Céline étant de confondre la valeur conceptuelle et identitaire d'un peuple avec ses composants humains (un peu comme Nietzsche et sa Généalogie de la morale qui seront plus que mal lus et déformés par les nazis). Bon maintenant, qu'on m'explique d'où on peut tirer de mon interrogation une telle absurdité que l'humanité ne contiendrait pas les juifs... Je compte sur votre intelligence pour me montrer quelle est mon erreur et me montrer en quoi ça laisserait penser que j'aurais des visées antisémites. C'est là que je réalise que je m'attaque à des sujets sérieux avec des gens expérimentés et que je devrais tourner ma langue sept fois dans ma bouche avant de m'exprimer. Et pour clôre ce malentendu je vais clairement répondre à la question de Rémy : bien sûr que si que les juifs font partie de l'humanité. Encore une fois je ne comprends pas votre logique vis-à-vis du sens de ma question. Céline a bien une grande part d'ombre, mais du fait qu'il est extérieur à ce qu'il critique et qu'il est mis au banc de la société son antisémitisme passera toujours avant son écriture, certes, mais le pire c'est qu'on en vient même jamais à expliquer cette part d'ombre, c'est ça le plus grand problème ! Et il n'y a que les lecteurs qui savent encore faire des distinctions, tandis que la société a condamné Céline dans ses faits ET dans ses intentions. Tandis qu'il y a des salauds acceptables parce qu'ils sont liés en ceci ou cela avec ce qui les juge. C'est pas forcément très clair, je l'accorde, mais c'est tout ce que devait évoquer mon interrogation.
Beaucoup de choses confuses dans votre dernier commentaire mais qui en effet contredisent la première impression de consanguin saignant que votre formulation maladroite pouvait susciter.
Je ne comprends pas très bien ce que vous entendez par le fait que Céline soit "extérieur à ce qu'il critique" - en quoi cela relativise sa responsabilité. D'autre part, il ne critique pas, il exclut, il extermine (du moins en parole). Il n'y a aucun doute sur son antisémitisme et c'est pour cela qu'il n'est pas comparable à Nietzsche dont le dossier est bcp plus compliqué. Oui, Nietzsche a été récupéré par les nazis, et pire que ça, a été diffamé, caviardé, remonté à son désavantage. Aussi inquiétante soit-elle par moments, la Généalogie de la morale n'a rien à voir avec Bagatelles pour un massacre. En revanche, la haine de Céline pour les juifs est bien réelle, bien maternelle comme le disait Philippe Muray, ce n'est pas une vue de l'esprit sur la misère du monde.
Vous relisant, j'ai l'impression que vous cherchez surtout à interroger les vérités établies et que l'on ne discute plus, quitte à provoquer la morale sociale, et du coup, votre interrogation prend alors toute sa légitimité. Vous refusez peut-être la fâcheuse morale de l'antifascisme à tout crin que la doxa veut inculquer à ses enfants. Et vous commencez par défendre Céline. C'est peut-être maladroit mais c'est en tous cas sympathique. Un jeune homme qui commencerait par dire "à bas Céline !" irait tout de suite très loin dans la défaite de la pensée et le triomphe de l'insensibilité. Bien à vous.
Si je peux me permettre, allez donc lire mon ancien post sur l'essai de Muray :
http://pierrecormary.hautetfort.com/archive/2008/02/18/l-antisemitisme-est-un-humanisme.html
"Je ne comprends pas très bien ce que vous entendez par le fait que Céline soit "extérieur à ce qu'il critique" - en quoi cela relativise sa responsabilité."
Je n'ai pas cherché à relativiser sa responsabilité. Pourquoi Céline est-il irrécupérable ? Parce qu'il a cru être totalement libre dans sa parole à l'époque mais puisqu'aujourd'hui il est jugé moralement (et non littérairement) par les vainqueurs de la guerre et les juifs (terme très général) sa parole est totalement dévaluée : il est si loin de tous ces gens qu'eux ne peuvent voir le commencement d'une explication à ses propos. On n'explique plus Céline, on le tait, on en fait ce qu'on veut, on contrôle son image et on exclut tout ce qui peut être fondé dans ce qu'il dit. Après oui, bien sûr, il était antisémite, malheureusement, mais il est aussi dommage qu'on condamne l'aspect littéraire de cet antisémitisme et la démarche jusqu'au boutiste de haine sur le papier a quelque chose d'intéressant bien que ce soit là que tout bascule, à cette limite extrême. Or, il existe bien des auteurs à qui on "pardonne", qu'on rachète, parce que malgré leurs paroles et actes ils faisaient partie de ces institutions et communautés (Eglise, France libre, etc.) et s'attaquaient aussi à celles-ci de leur propre intérieur. Du coup leur discours avait une légitimité, càd qu'à défaut d'être entendu il interrogeait vraiment, il pouvait être pris en compte, et rétrospectivement on réhabilitait tels auteurs parce que malgré tout soit ils apportaient quelque chose soit on ne pouvait passer le fait qu'ils remettent en cause notre identité et donc il valait mieux les intégrer. Néanmoins, Céline étant déjà en solitaire est d'autant plus exclu aujourd'hui et en ne l'expliquant plus, en le séparant de cette humanité, pour le plus grave des pêchés (l'antisémitisme), on raye son humanité à lui et on en fait... ce "méchant" sur lequel le ressentiment et la vengeance peuvent frapper. Même Hitler on essaye de se l'expliquer, on trouve des cause à sa haine, parce qu'il était à la tête de l'Allemagne, parce que c'était la civilisation occidentale, parce qu'il y a même des rumeurs qui parlent de certains liens de sang avec le peuple juif (sans parler du camarade de classe Wittgenstein), donc ça nous touche, nous parle, c'est lié à nous, notre culture. Mais Céline, de son vivant ou dans sa mort, il reste une ombre. Une problématique. Il a voulu être indépendant tout en pesant de tout son poids sur les esprits, aujourd'hui ça se retourne contre lui.
"D'autre part, il ne critique pas, il exclut, il extermine (du moins en parole)"
Là aussi il y a une grande responsabilité mais ça soulève aussi la question du projet littéraire et de ce que peut se permettre l'écrivain. Et de l'utilisation politique d'une oeuvre (personnellement je suis contre toutes les idéologies et je déplore le fait que Céline dans cette même veine se soit pourtant mis à reconstruire sur la plus immonde des idéologies).
"Il n'y a aucun doute sur son antisémitisme et c'est pour cela qu'il n'est pas comparable à Nietzsche dont le dossier est bcp plus compliqué."
Je ne disais pas que Nietzsche était antisémite ! Je sais très bien qui il était.
"Aussi inquiétante soit-elle par moments, la Généalogie de la morale n'a rien à voir avec Bagatelles pour un massacre."
Je ne comparais pas les deux oeuvres. La Généalogie n'a rien d'inquiétant, et Nietzsche ne juge qu'en fonction de la valeur de la morale, il reconnaît aussi bien la grandeur du judéo-christianisme que l'horreur de sa morale des faibles, du ressentiment, etc. Mais pour ceux qui ont l'esprit aussi étroit que les nazis il était facile de prendre des phrases sur les juifs et d'en faire les plus sales immondices. Moi qui suis confronté à la question de l'identité juive je n'ai jamais été choqué par Nietzsche, il a écrit les choses les plus intelligentes et les plus vraies, notamment sur cet épineux problème du peuple juif (en termes de valeur morale). Et Céline, vrai antisémite, ne me choque pas tant que ça, je comprends tout à fait son projet. Mais comprendre est-ce légitimer ?
"Vous relisant, j'ai l'impression que vous cherchez surtout à interroger les vérités établies et que l'on ne discute plus, quitte à provoquer la morale sociale, et du coup, votre interrogation prend alors toute sa légitimité."
Certes, mais il y aussi le fait que littérairement on puisse admirer un homme qui a osé aller aussi loin dans l'horreur et quelque part parce que nous regardons avant tout le texte, nous aurions aimé être cet homme. Alors que la réalité était affreuse. Ca s'inscrit dans toute cette série de paradoxes céliniens. Peut-être fallut-il que Céline soit antisémite, après on peut toujours distinguer le bon et le mauvais, mais quelque soit son rapport à Céline on a toujours une préférence pour ce (anti-)héros littéraire ou pour dénoncer moralement le monstre.
"Vous refusez peut-être la fâcheuse morale de l'antifascisme à tout crin que la doxa veut inculquer à ses enfants."
Oui et non, je dirais plutôt l'excès de morale comme elle a tendance à générer quand on lui laisse de la place. Sinon ça va trop vite de passer de l'anti-antifascisme à la reconnaissance du fascisme. Je dis plutôt que toutes les constructions mentales (idéologies notamment) doivent être dissoutes et qu'on doit retrouver notre liberté de penser et d'apprécier à leur juste valeur les choses, en dehors des discours et des jugements. Sinon comment aimer Céline ? Comment aimer un type qui vous fait jubiler, qui vous parle vraiment au plus profond de vous tout en sachant que ce qu'il dit est ce que vous rejetez viscéralement le plus (ou que vous devez rejeter) ?
"Et vous commencez par défendre Céline."
Non, par l'accepter, avec son génie et sa monstruosité. Et ce sont les autres bien pensants (je déteste ce terme mais je n'en ai pas d'autre sous la main) qui veulent se protéger de lui, peut-être ont-ils peur de céder à son antisémitisme... Et comme la meilleure défense est l'attaque... On veut nous faire culpabiliser de lire un grand écrivain, mais voilà, nous sommes les premiers à savoir qu'il est antisémite et qu'elle est la véritable portée de cette tare. Et donc soit le lecteur s'isole, soit on l'isole, parce que Céline c'est difficile d'en parler raisonnablement sur un terrain d'entente avec autrui. Tandis que s'il avait eu une légitimité quelconque à dire toutes ces horreurs, peut-être l'aurait-on lu pour les mêmes horreurs avec moins de... haine ? Céline ne laisse pas voir ses bons côtés, il n'est pas aimable comme Voltaire l'esclavagiste ou Napoléon...
J'ai peur de ne pas tout comprendre surtout quand vous écrivez qu"il est jugé moralement (et non littérairement) par les vainqueurs de la guerre et les juifs".
Comme si la condamnation morale de Céline relevait de contingences historiques, pour tout dire du hasard.
Comme si tout humaniste, même non juif et extérieur au conflit, ne devait pas condamner ses écrits antisémites; comme si un juif était incapable d'apprécier son oeuvre. Passons....
Et je ne marche pas sur le coup du "Céline au banc de la société", image que celui-ci s'est complu à donner de lui même.
Or c'est exactement le contraire : Céline a hurlé avec les loups, pleinement en phase avec la société dans laquelle il vivait; son antisémitisme était probablement son trait de caractère qui le marginalisait le moins.
Etrangement, le contempteur de son époque, le défenseur des marginaux, des exclus, des victimes, s'est volatilisé pour devenir le symbole même de son époque.
Et après guerre, je trouve qu'il ne s'est pas si mal débrouillé en comparaison par exemple du sort réservé à un Brasillac; et il est très vite devenu un auteur culte pour de bonnes et de moins bonnes raisons.
Non, cette victimisation du bonhomme ne passe pas...
C'est vrai ce que vous dites et ce n'est pas mon but de le victimiser. Mais ce qui est drôle (ou pas) c'est que vous condamnez les oeuvres antisémites et certainement les avez vous lues et allez vous encore les lire... pourquoi ? Qu'est-ce qui vous fait passer outre ? Moi là ça m'intéresse de savoir s'il n'y a pas quelque chose qui vous tracasse là-dedans.