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bouillon de culture

  • Une semaine de bonté - samedi, c'est Céline

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    Je continue mon survol de ces rencontres kunderiennes. Avant hier, Schönberg, hier, Fellini, Bacon, aujourd'hui Rabelais et Céline, et demain Anatole France.

    Comment nous, Français, avons fait pour rater Rabelais ?

    Pour Milan Kundera, Rabelais, c'était  Diderot, Joyce et Gombrowicz en concentré, plus toute la littérature d'Amérique du sud en embryon.  Pour nous, c'est un auteur scolaire illisible et dont l'adjectif "rabelaisien" renvoie à un pet de Patrick Sébastien. Peut-être faut-il le lire dans une autre langue pour mieux le goûter. Simon Leys disait aussi ce genre de choses, qu'il y a des écrivains qui sont  meilleurs traduits : Balzac en anglais, Nietzsche en français. Et Rabelais donc en tchèque. "Réussir la traduction de Rabelais, assure Kundera, [c'est la] preuve éclatante de la maturité d'une langue. Gargantua-Pantagruel est  l'un des plus beaux livres qu'on ait jamais écrits en tchèque". Mais nous alors, les Français, qu'est-ce que l'on attend pour revivre avec Rabelais ?

    Peut-être que nous ne sommes pas assez carnavalesques pour le comprendre après tout. Trop cartésiens, trop rousseauistes,  trop sinistres, trop cons aussi ! Et puis, c'est connu, nous préférons l'ironie au rire. L'étouffante ironie au rire qui aère. Rabelais, c'est un peu too much pour les voltairiens que nous sommes. Ce n'est pas non plus un auteur pour la Halde. Alors ? Finalement,  chez nous, seul Céline a pu s'en réclamer. Mais Céline ! Il n'est  plus à la fête, ces derniers temps. Je veux dire, par rapport aux années 60, 70, 80. Avant, c'était un maudit, mais un maudit vivant, un maudit pléiadisé, un maudit sur lequel toute l'aristocratie des lettres s'égayait. Aujourd'hui, il semble qu'il soit en perte de vitesse. Les anti-céliniens sont de plus en plus jeunes, les céliniens se font vieux. On pourra toujours dire tout le mal possible de Sollers, on ne pourra ignorer qu'il aura beaucoup fait pour Céline (comme pour Joyce, Sade, Artaud, Bataille, Pound, et autres infréquentables). Mais Sollers et sa cour sont en phase de ringardisation.  Bébête-show des lettres. C'est Onfray qui tient de plus en plus le haut du pavé. Qui ridiculise le pauvre Philou un soir chez Taddéi à propos de Heidegger. Méchant Heidegger. Méchant Benoît XVI.  Méchant Sade. Avez-vous lu ce qu'il dit cet été du Marquis dans une interview dans Le Point ?  : "Sade, dernier écrivain féodal", affreux dégénéré post-religieux, suppôt antichristique du Christ. Avec Onfray le soi-disant libértaire anti-libéral (déjà, ça, faut qu'on m'explique) on en revient  à l'époque d'avant Pauvert, celle où le père de famille voyait en Sade le violeur potentiel de sa fille et où l'éditeur de Justine  était traîné devant les tribunaux. Les Tel Quelliens en faisaient peut-être un peu trop dans la littérature et le mal,  les onfrayiens risquent de nous faire sombrer dans leur empire du bien.  La littérature et la philosophie qui ne seront pas immédiatement laïques, gratuites et obligatoires, seront suspectes. D'autant que, on le disait hier, la littérature, de nos jours, c'est d'abord la biographie.

    Et là, les nouvelles biographies de Céline frôlent l'éreintement (Raphaël, tu es à jour sur le sujet, je crois ?). A l'antisémitisme s'ajoutent désormais d'autres griefs plus personnels qui font de Céline un très sale bonhomme : avare, vénal, proxénète (à Londres et à New York), manipulateur, hypocrite, jaloux, crapuleux dans tous les sens du terme, on allait même dire "juif" si cela n'avait pas été interdit. En outre, la procédure se fait plus exigeante. Que tout le monde "condamne" l'antisémitisme de Céline ne  suffit plus.  Il faut la prouver. Là-dessus, reconnaissons que les anti céliniens marquent un point. Nos "condamnations de l'antisémitisme de Céline", ne sont guère suivies d'effets - de sanctions. On se contente de dire du bout des lèvres que le bonhomme était odieux et on retourne illico à Rigodon pour dire combien c'est génial. Les anti-céliniens stigmatisent bien cette inconséquence des céliniens. Evidemment, on peut toujours arguer que le mot n'est pas la chose, que le signe n'est pas l'événement, et que la littérature "n'est que de la littérature", comme  "le cinéma n'est que du cinéma",  il n'en reste pas moins  que du point de vue de la responsabilité politique, responsabilité antilittéraire s'il en est, Céline a réellement du sang sur la plume, sinon sur les mains. Pour un puritain, c'est-à-dire pour quelqu'un qui fait de la morale une logique (genre "si Céline est un salaud, ses lecteurs sont des salauds"), l'argument du "grantécrivain" ne suffit pas pour se dédire des crimes auxquels lui a participé et auxquels on participe soi-même en le lisant. D'autant que le racisme de Céline apparaît aussi en filigrane dans ses romans. Le péril jaune, etc.

    - Et puis, merde, pourra nous dire le puritain, si vous considérez que la littérature est ce qu'il y a de plus important au monde, pourquoi ne voulez-vous pas voir la responsabilité qu'elle a dans ce monde ?

    Surtout qu'avec Céline, ce n'est pas aussi simple qu'on voudrait le croire - d'un côté, les romans géniaux, de l'autre, les pamphlets affreux. Comme Philippe Muray l'a montré, l'écriture de Mort à crédit est aussi celle de Bagatelles. La seule différence entre les deux textes est que dans le premier Céline travaille et que dans le second il se  contente de jouir.  Le pamphlet est une excroissance idéologique de l'écriture, rien de plus, mais c'est ce rien qui est énorme, et pour un anti célinien, inacceptable. Dans ses pamphlets, Céline se contente de rester sur ses acquis stylistiques (déjà immenses) et de les mettre au service de ses idées - un peu comme un grand metteur en scène qui  après avoir fait un grand film fait trois ou quatre publicités en utilisant toute l'expérience qu'il a acquise lors de la réalisation de son film.  C'est pourquoi Céline, alors qu'il lui a fallu des années pour écrire le Voyage, puis Mort à crédit, peut pondre en quelques mois les pires textes de notre, de notre quoi au fait ? de notre littérature ? de notre histoire ? de notre inconscient collectif ? La mauvaise nouvelle est donc bien là  : Bagatelles and co sont écrits sur les jachères de Mort à crédit.  C'est la mauvaise herbe du jardin célinien et qui pousse vite.  Si  Céline n'avait pas eu tant d'ennuis à la liberation, on peut même se demander s'il ne se serait pas laissé à la facilité du pamphlet et qu'il n'aurait écrit plus que ça. Heureusement, le souci de faire oublier cette partie de son oeuvre et l'instinct de créateur forcené qui était le sien firent qu'il se remettra au travail avec les Fééries, puis encore plus tard avec la trilogie allemande, mais en attendant, il profite, si l'on peut dire, du crédit de Mort.

    Le problème qui se pose à nous lecteurs est alors redoutable. Car si l'on peut jouir du roman, pourquoi ne jouirait-on pas du pamphlet ? Aucune conscience morale ou politique ne résiste à l'inconscient du plaisir. C'est aussi cela le danger de "la petite musique" (d'ailleurs, la  musique est fasciste, comme dirait George Steiner sans pour autant la condamner). Dans un commentaire à Château de sable, Pierre Boyer (à qui d'ailleurs je réponds) a bien raison d'insister sur la réalité du plaisir que peut susciter la lecture des pamphlets. Très naïf de croire qu'il suffit de se supposer "moral" pour ne pas jouir d'un lyrisme immoral et effroyable. Pour le coup, c'est le point commun avec Sade dont Annie Le Brun disait qu'il nous excite malgré nous. Céline nous rendrait-il racistes malgré nous ? C'est cela l'innommable. Car comme le dit encore Boyer, si on peut tout à fait garder la tête froide en lisant Maurras ou Lénine (et même être franchement agacés par le ton glacial ou hystérique qu'ils prennent pour défendre leur nauséeuses idéologies), on ne le peut plus en lisant Bagatelles ou L'école des cadavres. Qu'on les nie de toutes nos forces, qu'on soit sincèrement dégoûté de ce qu'ils osent dire, ces textes risqueront toujours, parce qu'ils sont en définitive formidablement écrits, de nous faire rire, de faire rire en nous ce que nous avons de pire, de titiller notre consanguinité refoulée, de mettre à bas nos tendances régressives, de nous faire honteusement  mais immanquablement bander.

    Nous ramener toujours et malgré nous au racial et au sexuel - c'est la méthode extrême droite typique. Les origines par la pornographie.  L'Histoire par l'obscène. Le jugement par l'anal. Qui y résiste vraiment ?

    Dès lors, on sera bien embêté, surtout dans les temps qui courent, à admirer Céline comme nous l'admirons (moi aussi, Mort à crédit a changé ma vie). Car même si l'on prétend être conscient de l'horreur idéologique des pamphlets, cela n'a aucune importance puisque c'est au niveau inconscient que ces derniers jouent. Et que c'est notre inconscient qu'il faut précisément sauver. Pour un anti-célinien conséquent, dire que l'on admire Céline pour des raisons littéraires, c'est comme dire que l'on admirerait Hitler d'abord pour des raisons picturales.  D'ailleurs, entre nous soit dit, heureusement qu’Hitler fut un mauvais peintre ! J'en connais parmi nous, j'allais dire : parmi moi, qui seraient les premiers à dire : "Ah ! Quel Soutine cet Hitler !".

    Comme je le disais récemment sur FB, nous les littérateurs, nous ne supportons pas les antilittéraires. Nous ne supportons pas que l'on préfère la morale à la littérature. Nous trouvons fort déplacés que d'aucuns prétendent que la vie d'un homme soit plus importante que le style d'un autre. C'est que nous avons le goût corrompu. L'antisémitisme de Céline, nous le reconnaissons bien volontiers, mais celui-ci ne nous gêne pas du tout dans l'appréhension du bonhomme Céline. Au contraire, cela nous amuse, nous y voyons l'exemple de la complexité de l'humanité, c'est presque si nous nous félicitons de la complexité de Céline. Mais que quelqu'un ose s'en prendre pour de bon à notre grantécrivain, comme George Charpak, le soir de la dernière de Bouillon de culture, en juin 2001, nous voyons rouge. Haro sur le baudet ! Qu'est-ce que c'est que cet enfoiré de physicien qui vient nous donner des leçons de morale en littérature, arguant que les musiciens juifs que l'on vient d'entendre sur le plateau de Pivot auraient été haïs par Céline s'il les avait connus, et qu'il les aurait voulu assassinés ! Comme je l'ai détesté ce Charpak à ce moment, moi, devant ma télé ! Comme il a indigné mes complaisances céliniennes ! Comme il a mis à mal mon goût pour la littérature "censée passer avant toutes choses" ! De toutes façons,  m'irritent systématiquement ceux qui osent avoir une conscience politique et historique plus développée que ma pauvre post-conscience littéraire. Heureusement que je ne suis pas le seul.

    Alors, voilà. Oui, je condamne l'antisémitisme de Céline comme tout un chacun - et peut-être avec moins de mauvaise foi que d'autres, car je ne suis pas antisémite, et je me définis comme philosémite, voire comme sioniste. Je pense en outre qu'il y a beaucoup d'antisémites non avoués parmi les  admirateurs avoués de Céline.  Mais non, jamais de ma vie, je ne ferais un article contre Céline. Jamais je ne ferais quelque chose qui aille contre mon grantécrivain. Ses livres m'ont donné trop de félicité. Et toi Raphaël ? Et vous Pierre Boyer ? Et vous tous, les céliniens, amis, ennemis, compères ? Avouez ! La morale, on fait semblant. La mettre en pratique, ça nous répugnerait pas mal, non ? Qui parmi nous serait capable d'écrire un article dans lequel il dirait que la responsabilité historique et politique devrait l'emporter sur le génie littéraire ? Qui oserait avancer l'idée que l'influence de Céline sur le monde des lettres  est largement  excessive, et que  l'on devrait  aussi moins le citer dans les manuels de littérature - ou à travers une seule page comme au temps des Lagarde et Michard ? Qui enfin écrirait  un  essai sur la responsabilité sociale et morale des écrivains, et que la littérature, c'est bien beau, mais que cela importe moins que la vraie vie et les vraies valeurs ? Ca nous ferait mal d'être obligé de faire cent lignes là-dessus, n'est-ce pas ?

    D'autant que, parce que là aussi il faut tout dire, tout confesser, tout avouer,  Bagatelles, on l'a tous dans notre bibliothèque et on se l'exhibe fièrement - les plus fiers d'entre nous étant ceux qui ont l'édition originale à 500 euros, non, comme moi, le fac-similé qui n'a coûté que 60 euros. C'est même la première chose dont on parle entre céliniens, Bagatelles, et dont on se lit, complices comme tout, les pages d'anthologie. "Mais mon cher, je connais tout Bagatelles par coeur !", se vantait un jour Sollers à Nabe.

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