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Flauberie III

 

Au Salon littéraire

 

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 La tentation de Saint-Antoine, par Matthias Grünewald

 

07 – CRANERIE

Il faut résister. Contre la matière belle mais morte, opposer la chair grouillante et monstrueuse. Contre le portique en or, exécuter la tâche du corps. Contre le néant splendide, accomplir tout ce que peut le corps. Se perdre dans ses métamorphoses pas toujours ragoûtantes. S'abandonner dans les cochonneries et renaître à la souveraineté. Flaubert, ou le chaînon manquant entre Saint-Antoine et George Bataille. « Changement brutal d’orientation qui va lancer le héros flaubertien dans une explosion désordonnée, mais qu’il veut exhaustive, de toutes les formes d’existence que l’univers contient ou a pu contenir. » Va pour l’excès, la dépense… et les insultes. Insulter quelqu'un, c'est le forcer à la matière excrémentielle, c'est l'empâter. 

« Le gros mot, écrit Richard, roule dans la bouche, avant d'aller s'écraser sur l'autre comme un paquet de boue. Il est un vautrement à distance : ainsi le cochon insulte, piétine, patauge ; il voudrait que le monde soit réduit à la boue de sa bauge ».

Mais la bauge, c'est aussi la croix, le calvaire, à la fois l'esprit de torture et l'horreur de la nature. Sade, dernier mot du catholicisme, disait Flaubert aux Goncourt. Beaucoup de "flaubertiens" (de "flaubertiennes", surtout) refusent de voir cet aspect féroce et sans pitié de leur écrivain préféré. Pourtant, Julien l'hospitalier revient tuer ses parents. Salammbô se termine dans le carnage. Emma s’empoisonne. Félicité prend un perroquet pour un dieu. Bouvard et Pécuchet se remettent à copier. Et Frédéric et Deslauriers se mettent à rêver de leur première expérience sexuelle au bordel, « chez la Turque », ou plus exactement du souvenir qu’ils croient en avoir et que le lecteur risque ensuite d’avoir avec eux. Combien d’entre nous, après avoir lu une première fois L’éducation sentimentale, avions gardé le souvenir qu’en effet la « meilleure chose » qui leur était arrivée  était cette sortie adolescente au bordel - oubliant que s’ils y étaient effectivement allés, il n’y étaient pas entrés, restant, une fois de plus, au seuil des choses, et pire, avaient paniqué devant celui-ci et s’étaient subitement enfuis sous le rire moqueur des femmes ? Ce qui a pu tromper notre mémoire, c'est la perception "heureuse" qu'ils ont, eux, de ce souvenir qui, pour tout lecteur normalement constitué, serait celui d’une cuisante humiliation. Mais non. Eux ne semblent pas avoir été atteints par ce piteux ragage. Mieux, il semble que celui-ci constitue le meilleur de leur vie ratée – et le lecteur peu attentif, naïf, ou qui ne peut croire qu’on se mente à ce point sur soi, inverse la donne et croit alors que ce jour-là, ils ont vu la louve.  A la lettre, ils parlent en termes de dépucelage ce qui n’en a justement pas été un – la répétition mimétique de la phrase de Frédéric par Deslauriers rajoutant à la confusion du sens.   

«  C'est là ce que nous avons eu de meilleur !  dit Frédéric.

- Oui, peut-être bien ? C'est là ce que nous avons eu de meilleur !, dit Deslauriers. »

Illusion sentimentale (et sexuelle.) Tout n’a jamais été que rêverie et « crânerie ». Le crâneur, en effet, c’est celui qui veut faire croire aux autres ce qu’il veut se faire croire lui-même. C’est l’homme creux qui veut s’impressionner en exaspérant autrui par sa propre arrogance. C’est l’imposteur furieux qui tente de faire une « bouchée » des autres et du monde, bien entendu, en vain, mais dont l’auto-hypnose peut finir par hypnotiser les autres et leur faire croire, comme il s'est fait croire à lui, qu’il est un Dionysos priapique. 

« Forme d’exhibitionnisme que ma plasticité choisit de revêtir pour mieux donner le change, la crânerie, explique Richard, est en somme une entreprise d'intimidation dirigée contre la plasticité supposée de l'autre : mon insolence voudra lui faire mieux réaliser sa propre lâcheté. Elle provoque (...) en mettant en mollesse : fort voisine en cela du désir sexuel qui est à la fois une tension et un affaissement d'être. »

Mais encore une fois, un désir qui ne va pas jusqu’au bout, un désir qui s'arrête en chemin et qui compense par l'onirisme ou la folie.  Emma se persuadait que sa mort pourrait être grandiose, Bouvard et Pécuchet qu’ils étaient de grands savants, Frédéric et Deslauriers que leur déconvenue au bordel n’en était pas une, et Félicité que son perroquet était réellement un dieu. Tout a lamentablement échoué sauf la croyance que tout était formidable.

 

08 - MIDAS

Etourdissement du paysage, épuisement de la vibration, chute de tension, retour à la poussière. « Tout s'agitait dans une sorte de pulvérulence lumineuse », et Frédéric doit cligner des yeux pour voir quelque chose. Plus ça scintille, plus ça se retire. Et à la fin, le vide ne devient pas un effet malheureux du chatoiement... mais sa cause. Le vide nous appelle dans son apparente splendeur où l'on va mourir d'inanité. Beauté trompe-l'oeil. Mascarade mortifère. Bal des vampires.

Tout sonne creux - notamment en Orient, 

« vaste bazar sur fond de néant » « races, civilisations, traditions s'y côtoient dans l'incohérence et l'hostilité ; chacune y flambe de son éclat le plus particulier pour venir se heurter contre l'éclat de la voisine : tout se coudoie sans se mêler et sombre finalement dans une cacophonie barbare. » 

Barbare et neutre. L'ultra-violence de Salammbô reste formelle et ce formalisme, pour certains, confine à l'ennui. Au fond, tout est mort chez Flaubert - et c'est en ce sens qu'il est toujours « décevant », par rapport à Balzac, Stendhal, Hugo, et même Zola, qui, chacun à leur manière, dégorgent de vie, de pathos, d’effusion, montrant certes la férocité du monde mais sans jamais chercher à le neutraliser. Flaubert, si. Il est une sorte de roi Midas qui transforme en or tout ce qu'il touche - mais une fois que tout est en or, tout est mort.

 

09 – ZOMBIES

Frédéric envoie des fleurs et des compliments à ses deux maîtresses, leur fait les mêmes serments, puis... les compare. C'est La Comparaison sentimentale. Le seul amour sincère, c'est celui qui ne se réalise jamais. Et de fait, Marie et Frédéric passent leur temps à se manquer, et selon une logique qui n'est pas du tout celle, traditionnelle, « shakespearienne » ou « moliéresque », des parents qui ne veulent pas que leurs enfants s’aiment, ou du destin toujours contrariant. Non, leur évitement vient d'eux. « Tantôt c'est elle qui se refuse ; tantôt c'est lui qui s'écarte ; ou bien, quand on croit qu'ils vont enfin se rejoindre, c'est le hasard qui par deux fois intervient pour les séparer. »Et on dirait que ce hasard les arrange. La réalité qui se dérobe, c'est le pied. L’imprévu qui empêche de se rejoindre, le top. Et c'est là la différence fondamentale avec Madame Bovary. Emma n'en pouvait plus des absences de ses amants, Frédéric et Marie semblent adorer s'absenter l'un à l'autre - et à la fin, ils jouissent d'organiser leurs adieux. Comme les morts, ils ne se touchent jamais et passent l'un à travers l'autre sans jamais se sentir - et c'est paradoxalement cette vie morte qui leur assure une vie longue. Au contraire d'Emma qui recherche la vie à tout prix et en meurt - ratant ce qui aurait pu être son devenir zombie.

A SUIVRE.

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