C’était une autre époque, celle du Minitel rose, du 36 15 ULLA mais aussi de 36 15 DOMINA, FETISH et, pour les happy few que nous étions, MISSM, le site de référence SM régenté par la mythique Maîtresse Françoise, reine de Paris, et sous le fouet duquel se pâmèrent tant de notables nationaux ou internationaux. Combien d’heures passées sur ce forum à discuter, fantasmer, s’imaginer mille cuisantes amours et parfois en vivre – car, que les « normaux » ne se méprennent pas, l’on recherche toujours l’amour, l'acceptation, le lait de la tendresse humaine et nous autres, les errants de la chair, plus que quiconque. Sans compter toutes ces merveilleuses disputes virtuelles que nous avions pendant des jours, des semaines, des mois, à propos de l’Ave Maria sadomasochiste à tenir ou de la meilleure interprétation de l’essai de Gilles Deleuze sur Sacher-Masoch, Le froid et le cruel, notre Évangile, et qui serait susceptible de plaire le plus à Françoise.
Ne nous cachons pas, nous nous connaissions tous.
Georges Bataille, André Masson, Le mort. 1964
Il se faisait appeler Hugo Boss, elle se faisait appeler Marine, je m’étais prénommé Parsifal. Autant les échanges avec le premier étaient aigres-doux (lui-même reconnaissant dans son texte qu’il n’était pas un interlocuteur facile et à mille lieux de nos concours de cravache intello), autant les rares dialogues que j’eus avec elle et qui, grâce à ce Bosphore, me reviennent en mémoire, me rappellent une personne d’une profondeur et d’une délicatesse effrayantes. Marine était une femme d’abîme à laquelle, bien trop jeune et matamore, je n’aurais pu accéder. Grâce à Dieu (à Artémis plutôt), je me rattrapais avec « Mathilde », la pétulante blonde aux riantes torgnoles ; « Karin Für », la pasteure norvégienne et qui fut, un 13 août 1993, ma stricte dépuceleuse – et par dessus-tout, Juliette O. « Jeux de dames », notre chère et regrettée Armande, sorcière sexuelle s’il en est, sachant comme personne transformer notre plomb en or, et qui ensorcela tous ceux (et toutes celles) qui eurent le privilège de la croiser. Ô souvenirs ! printemps ! aurore !
Et voilà tout ce monde qui ressuscite sous la plume sensible et hard de Pierre « Hugo Boss » March, écrivain peut-être non professionnel mais qui offre là un récit qu’aucun écrivain professionnel n’aurait pu offrir, pulvérisant au passage des produits de consommation aussi télécommandés que Cinquante nuances de Grey. Car cette Petite fille qui regardait le Bosphore est une histoire vraie, tragique et que l’auteur a su rendre inoubliable autant pour lui que pour nous. Grâce à son héroïne d’abord, cette juive originaire d’Istanbul, scientifique de renom, spécialisée en génétique et qui, dans les années 80, créa en France le premier laboratoire privé de séquençage d’ADN. Drôle de « soumise » en vérité – et qui d’ailleurs, n’en était pas une stricto sensu, et comme l’explique Maîtresse Françoise elle-même dans un entretien qui ouvre le livre, c’est-à-dire non pas une femme paumée qui tombe sous l’emprise d’un pervers narcissique et devient son objet de foire mais une vraie « masochiste », une Ariane des lanières, une « mystique qui n’avait pas besoin de maître pour être initiée » et qui ne se donnera qu’à l’homme qui la mérite et pour leur plaisir mutuel. Lorsque Marine dit à Hugo « Maître, disposez de moi », il faut entendre « faites-moi jouir. »
Certes, certaines scènes de cravache pourront faire frémir le lecteur (la lectrice !) non averti(e) quoique risquant de les égayer à leur corps défendant (car on ne choisit pas ses désirs pas plus, d’ailleurs, que tout le reste) – et un livre qui donne envie est un livre réussi. Pour autant, la vertu de cette Petite fille ne réside pas seulement dans sa dimension érotique. Tout en reconnaissant de manière parfaitement honnête la dimension déviante du SM, March transcende le pathologique par le romantique, la perversion par la passion, la domination/soumission par la fusion des corps et des âmes. Et à la fin, ce n’est pas tant à Krafft-Ebing ou à Theodore Reik que l’on pense mais bien à George Bataille, André Masson ou au Dernier Tango à Paris. Alors, pulsion de mort sans doute – mais aussi et surtout expérience des limites, goût des gouffres, surhumanité dangereuse.
Et il ne faut pas se leurrer. Dans ce récit d’amour fou, la vraie perversion est moins sexuelle que conjugale. Le vrai dominateur, le vrai « méchant », ce n’est pas le fouetteur spectaculaire mais le mari fadasse et qui se révèle bientôt procédurier infernal – ce « futur-ex » que Marine épousât naguère, à qui elle donna deux enfants, mais qui ne représenta jamais pour elle qu’un devoir social et religieux. C’est là l’aspect proprement subversif de ce beau livre imprescriptible. Le SM, c’est la liberté, la confiance, l’effusion. La pince à seins fait bien moins mal que la bague au doigt. La « fiche de dressage » (reproduite page 40 pour les plus pressés) est bien moins aliénante que les codes du mariage. Et l’on suit avec passion ce couple hors-la-loi, obligé de traverser la France pour se retrouver et s’aimer à sa façon, laissant ses traces ses zébrures à Nice, Marseille, Étretat. Ah ! La scène où Hugo fouette Marine sur la plage au risque d’être vu par les promeneurs quoique plus « occupés à éviter l’eau qui montait au gré du ressac » et pouvant mouiller leurs chaussures qu’à regarder « ce qui pouvait se passer près des dunes. » Ou celle où Hugo ordonne à Marine d’aller chercher des cierges dans une église pour un usage moins iconique qu’iconoclaste. On ne dira jamais assez que le SM est une saturnale – y compris quand c’est l’homme qui domine, soumis au désir toujours en avance de sa dionysiaque de « soumise ». « Devant ce déchaînement pulsionnel, il n’est de réponse que dans l’exagération et seule la cravache finissait par venir à bout de ses désirs. » De punitions « vespérales » en corrections solaires, l’excès s’installe dans ce couple limite et avec lui, l’amertume, le désespoir, l’impossible. L’amour physique est sans issue, chantait Gainsbourg – et Marine était au-delà de la petite mort.
À la fin, Hugo aura ce mot superbe : « me manque aussi ce sentiment d’être Maître du monde alors que j’avais triomphé de toi ». Aujourd’hui, il y a ce livre, véritable mausolée de l’amante que l’auteur a mis vingt-six ans à oser et qui figurera désormais en bonne place dans l’enfer de nos bibliothèques, son héroïne au paradis. Car on l’aimera à jamais cette Marine.
Questions à Pierre March "Hugo Boss":
Vingt-sept ans pour écrire et publier ce livre. C’est le temps qu’il vous a fallu pour faire le deuil de votre amour ?
On ne peut pas faire un tel deuil, du moins ne l'ai-je pas pu. Le temps lave peu à peu les larmes et adoucit les peines profondes et puis, un jour, on se retrouve face à des photos, des souvenirs et j'ai éprouvé alors le désir irrépressible que cette histoire, cette femme plutôt, ne sombre pas dans l'abîme de l'oubli. Femme d'abîme sans aucun doute mais femme de chair et de sang, de joie, d'éclats de rires et de larmes cachées et donc inoubliable. Elle ne m'a jamais vraiment quitté mais je ne l'ai jamais voulu non plus... Je sais que je retournerai un jour dans ce cimetière d'Arnavütkoy, pour un nouvel Adieu sans fin.
En avant dernière page du livre, vous insérez l’avis de décès que vous aviez envoyé au Monde, le 28 août 1995. Marine, dites-vous, n’aurait pas voulu que son départ sombrât dans l’oubli. Était-ce parce qu’elle souhaitait qu’on retienne ses travaux scientifiques ou parce qu’elle espérait aussi inscrire votre aventure unique dans l’actualité comme pour l’officialiser aux yeux du… monde, justement ?
Cela se situe sur un autre plan. Marine était indéniablement et à juste titre fière d'un parcours peu commun. De la petite fille qui accompagnait son père dans ses parties de pêche sur la mer de Marmara à la scientifique interlocutrice d'instituts de recherche prestigieux comme l'Inra par exemple, il y a un chemin que peu de personnes sont capable de parcourir avec succès et à aussi grande allure. Elle en était fière, d'une manière enfantine, étonnée elle-même, ou pas? "d'y être arrivée". Notre histoire amoureuse devait restée cachée au début et elle ne l'envisageait que comme un domaine extrêmement privé qui ne pouvait être partagé en raison de son "anormalité"
Vous avez tenu à ce qu’une photo d’elle apparaisse en quatrième de couverture. On y voit une femme riante courir dans l’eau comme une petite fille. Pouvez-vous nous raconter l’histoire de cette photo sur laquelle on revient très souvent lors de la lecture de votre livre comme pour la scruter et comprendre le mystère de cette femme - parce que oui, on veut connaître Marine ?
Une escapade en couple...alors que cela nous était interdit en réalité. Nous avions réussi à programmer ce long weekend du 29 avril au 1er mai 1995 et je rêvais de l'emmener au château de Sassetôt-le-Mauconduit, sur la côte d'albâtre, à quelques encablures de Fécamp. C'est un lieu magique ; une ancienne résidence d'été de Sissi, non loin des falaises des vaches noires. Le château est superbe, le parc ne l'est pas moins et les chambres, avec leurs grands lits à baldaquins, offrent des colonnes très opportunément placées aux quatre angles... comme il se doit.
Un week-end ensoleillé, de longues heures allongées sur les galets inconfortables de la plage d'Étretat, des moments de grâce, de silence, de tendresse. Une parenthèse presqu'ordinaire, empreinte d'une conjugalité dont elle rêvait déjà consciemment quand j'étais en retard d'un métro je crois ! Je n'ai jamais pu retourner à Étretat.
Dans la réédition, cette photo est à l'intérieur du livre.
La famille de Marine est-elle au courant de ce livre et si oui, comment l’a-t-elle pris ?
Quelques temps après son décès, son laboratoire a été vendu par son mari qui est retourné à Istanbul avec leurs deux fils. Je ne sais s'il revient en France et si le hasard le mettra en présence de ce livre. Je ne suis pas certain de le souhaiter. Cette femme n'était pas la sienne...
Marine était « une femme intelligente surdouée, qui savait aimer et ne savait pas vivre », écrivez-vous. Que représentait le SM pour elle ? Une façon de survivre, de dépasser la vie ? Même question pour vous.
Marine, Gila plutôt, comme je l'ai écrit, avait attendu l'âge de trente-six ans pour se faire opérer d'un appendice nasal caricatural qui la défigurait. Raisons financières ? Religieuses? Je ne sais et ne veux pas accabler un homme que je ne connais pas. Ce visage caricatural, que je n'ai connu qu'en photo, lui interdisait toute forme de séduction, c'est certain et je ne vois rien, de ce que je sais de son enfance à Istanbul, qui ait pu générer chez elle ce masochisme profond qui la poussait vers le fouet avec autant de passion. Elle avait souffert au delà du dicible de cette infirmité et il m'a semblé qu'elle se punissait d'avoir tant attendu pour vivre enfin. Elle avait un caractère excessif, passionné, emporté parfois "off limits" et je me suis attaché à la rendre "raisonnable" si tant est que cela était possible. Sa déraison était si attractive aussi ! Le graal de l'orgasme ne lui était accessible qu'à travers des "punitions" d'une sévérité extrême et je n'y ai vu de pulsion morbide que bien tardivement.
En ce qui me concerne, il y a eu Marine, et le reste de mes historiettes sadomasochistes n'a pas de réelle importance. J'y ai vu principalement l'affirmation d'un pouvoir. J'ai toujours assumé d'être un "dinosaure", un des derniers, un rescapé du Crétacé pour emm... les neo-féministes!
En vous lisant, j’ai pensé à Georges Bataille ou Pierre Klossowski. Vous ont-ils influencé dans votre écriture, eux ou d’autres ?
Il m'a fallu un temps infini pour écrire ce récit. J'en ai rédigé la moitié d'un trait, alors même que j'arrivais à Istanbul, quelques mois après la mort de Gila, la nuit, dans ma chambre d'hôtel et ensuite j'ai "lambiné" sans doute un peu tétanisé par une douleur sourde qui ne me quittait pas quand j'écrivais. J'ai pris conscience de ce remords à la lumière d'une réflexion de Catherine Robbe-Grillet qui me demandait récemment pourquoi je me sentais coupable. C'est ce remords plutôt qui a guidé ma plume, bien plus que des réminiscences de Georges Bataille dont mes lectures furent adolescentes et que Klossowski que je ne revois que dans le film de Bresson Au hasard Balthazar où il jouait mais dont je n'ai rien lu ( Diable...devais-je donc avouer cela aussi ingénument?...), mon style n'appartient donc qu'à moi, pour autant est que j'en aie un !
Vous qui avez connu l’époque du Minitel rose, des sites SM, « primitifs » si j’ose dire, comment voyez-vous l’évolution de ce monde trente ans après ?
J'ai eu plaisir à lire sous votre plume que j'avais "pulvérisé au passage des produits de consommation aussi télécommandés que Cinquante nuances de Grey". Je n'imagine pas que cette Petite fille aura un jour autant de succès que cette triste pochade mais il me plaît de penser que j'ai contribué à rendre vivant, intense et vibrant un amour placé sous les auspices du fouet, de la douleur et de l'acmé d'une osmose physique et intellectuelle.
Le monde que j'ai connu a disparu je crois, il n'en reste que des remugles frelatés et/ou commerciaux. Je me souviens de soirées chez Françoise, qui trônait, hiératique figure de la Mère Originelle (un peu fouettarde tout de même) tandis que les heureux élus abusaient les uns des autres, de façons très diverses et variées mais dans une authenticité indéniable.
Cinquante nuances de foutre.... ça rapporte! Mais ça n'a rien de SM.
Il y a une personne extraordinaire que vous évoquez dans votre livre, décédée elle aussi (le 15 août 2012 – jour de l’Assomption), mythe minuscule mais mythe quand même de notre ancien monde, et qui fut une très chère amie à moi, Juliette O. « Elle était belle. Elle savait le jeu et ses arcanes les plus secrètes. Elle m’intimida. », écrivez-vous. Je rajouterai à votre portrait que c’était aussi quelqu’un qui mettait formidablement à l’aise y compris dans les plus indicibles situations. Pourriez-vous en dire plus ?
Je ne veux pas risquer de "réduire" cette femme que j'ai un peu connue, mais pas assez puisque d'une part de toute évidence elle était attirée par Marine qui, elle, n'avait aucune inclination homosexuelle, et que cela limitait un peu la mise en " tentation" telle que je la décris dans la scène à Bagnolet, et que d'autre part j'ai quitté le monde SM après la mort de Marine, ce qui m'a coupé d'une personne que j'appréciais beaucoup mais qui m'aurait rappelé Gila de façon trop cruelle. Ce qu'elle avait d'intimidant pour moi résidait dans son expérience tellement plus riche que la mienne alors que je l'avais invitée à assister à une séance avec Marine et que je craignais un peu que ce ne soit bien banal, alors qu'en vérité, elle me le confia peu après, elle avait été très émue de ce moment partagé ; mais les formes délicieuses de Marine devaient aussi y être pour quelque chose....
En revanche, vous êtes plutôt sévère avec « Mathilde », « la belle de ce monde SM, au demeurant plutôt minaudière et finalement assez quelconque ». Voulez-vous que je vous envoie mes témoins, Monsieur, pour votre muflerie rétroactive ?
Bah, je ne voulais certes pas vous offenser mon cher, comme vous l'écrivez nous nous connaissions un peu à travers ces forums où nous ferraillâmes autrefois... mais celle que je nommais dans l'intimité " la belle en cuisses" (en raison de tenues assez courtes qui les dévoilaient à l'envi) représentait un contraire absolu de la femme qu'était Marine qui était agacée, jalouse peut-être un peu je crois, de voir une bande de " rémoras" accrochés à ses basques au demeurant fort courtes... Marine se vivait toujours laide en réalité et supportait difficilement qu'un physique agréable pût apporter des conquêtes ; et pourtant elle était belle !
Heu...Vous préférez l'épée ou le 1858 Navy à poudre noire? (à vingt-cinq mètres je n'y suis pas mauvais!)
Et pour finir, un mot sur Maîtresse Françoise, notre reine à tous ?
Que dire de cette maîtresse femme qui a traversé bien des vicissitudes, des épreuves, et a néanmoins réussi à devenir et rester en effet la Reine de ce monde SM?...
Je lui dois cette rencontre, je lui dois Marine, je lui dois Gila. Je lui dois une des plus belles amours de ma vie ; étrange et dramatique à coup sûr mais... Je lui dois enfin d'avoir vécu ce moment unique dans la vie d'un homme où une femme lui demande de porter son enfant, sans rien attendre en retour que ce qu'il voudra bien lui donner de son temps et de son amour.
Ce moment est un marque au fer rouge et c'est à Françoise que je dois cette brûlure et je ne l'en remercierai jamais assez !
Merci à vous enfin, qui m'avez fait revivre quelques instants délicieusement pervers, quand bien même c'est douloureux de réactiver cette blessure.