Cet article a été publié dans le numéro de février 2023 de La Revue des deux mondes
Traiter les actrices comme des réalisatrices. Faire de la féminité la métis du monde. La femme comme celle qui passe par l’apparence et la dévoile (mais sans la déchirer, pas folle la guêpe). La femme qui plus que défier, dévie le regard cyclopéen de l’homme et retourne sa loi contre lui. La femme qui apprend à vivre et à mourir. La femme qui transmute les valeurs. La femme Montaigne, Ulysse, Zarathoustra. La femme cinéma, surtout.
Après ces extraordinaires portraits d’Isabelle Huppert (Vivre ne nous regarde pas, 2018), de Gena Rowlands (On aurait dû dormir, 2020) et de sa contribution vertigineuse à Hitchcock la totale (2019), Murielle Joudet nous offre cette Seconde femme – Ce que les actrices font à la vieillesse, magnifique méditation sur la beauté qui passe, le temps qu'il reste et la puissance féminine d’exister même après la perfection. Comme aurait pu le dire Nietzsche s’il avait été moins obtus, « le style, c’est la femme.»
Et du style, c’est-à-dire de la subjectivité, la Joudet en a. D’emblée, son livre sera personnel. « Un ami, m'avait prévenue : si tu publies un livre sur ce sujet, il doit, à un moment, parler de toi – approcher le sujet avec des gants, une fausse objectivité, ce serait forcément le rater. »
Révélée à vingt-cinq ans par sa première mèche blanche à la condition féminine, « l’histoire d’une grande solitude devant le miroir », l’autrice comprend à son corps défendant que dès que l’on devient femme, on ne sera plus jamais tranquille. Le monde entier vous regarde, vous surveille, vous jauge. Pour autant, elle aussi peut le faire. Regardée regardante, surveillée surveillante, elle apprend à se faire miroir, pouvoir, savoir. Dès lors, le rapport de force se renverse ou plus exactement, Joudet n’étant ni misandre ni amazone, s’équilibre. L’enjeu de La Seconde femme sera moins révolutionnaire et iconoclaste qu’ontologique et iconodule. Ayant le privilège d’être à la fois objet et sujet, centrifuge et centripète (au contraire de l’homme, le pauvre, qui ne sera jamais que sujet – neutre par-dessus le marché), la femme mène le jeu social et sexuel (pléonasme) comme la reine aux échecs. Au regard physique, parfois tristement voyeur, du premier, répond le regard scientifique, politique, stratégique, scénaristique, de la seconde. « Ce double niveau de conscience est son fardeau, mais aussi sa joie. »
Nicole Kidman – La femme de l’homme-enfant
Le cinéma comme ce qui enregistre les perfections et les fige. Soit Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick, 1999), le film qui a identifié Nicole Kidman à jamais dans la mémoire cinéphilique et « fixé pour de bon la manière dont on doit [la] rêver. » Dans ce conte de Noël pour adultes, tous les corps féminins ressemblent au sien comme si elle était le monogramme de son sexe. Le pauvre Tom Cruise a beau se laisser séduire par d’autres femmes, la tentative d’adultère (d’ailleurs systématiquement ratée) revient ici toujours au même, à la même.
Considéré comme le plus « osé » de son auteur, EWS est en fait le grand film de l’impuissance masculine (obsession qui parcourt tout le cinéma de Kubrick depuis le bien nommé Fear and desire – « la terreur et le désir ».) C’est que l’homme est un enfant pour la femme, un kid-man. Dès lors, celle-ci doit rester parfaite pour s’en occuper. Être une machine de bonheur ultra-fonctionnelle, une poupée (orange) mécanique qui ne faillit jamais, pour lui, ses enfants, tout le monde – telle sera son destin d’actrice. Dans Les Autres (Alejandro Amenábar, 2001), elle campe une mère farouche qui veut éviter à tout prix que ses enfants soient exposés à la lumière du jour qui les révélerait à leur condition de fantômes. La lumière qui tue – ou du moins qui dévoile les rides, le voilà, le vrai danger pour les actrices et les femmes modèles. Est-ce la raison pour laquelle Kidman est devenue très vite une incarnation de la femme refaite, liftée, immaculée à l’excès ? « Chez elle, le culte de la correction fait récit », note Joudet. Benjamin Button avant la lettre, seconde femme androïd, elle est devenue une star au sens le plus inquiétant du terme : ce que l’on voit briller au ciel alors que cela a disparu depuis longtemps.
Thelma Ritter – La femme des autres
Celle qui s’occupe aussi des autres, mais sans glamour ni lifting, c’est Thelma Ritter, l’inoubliable gouvernante de James Stewart dans Fenêtre sur cour (Hitchcock, 1954), second rôle de choix, toute sa vie au service des stars (dont Marylin Monroe dans Les Désaxés de John Huston, 1961). « Femme usine » au corps prolo sinon marxiste, « seconde femme » initiale, que l’on a toujours connu vieille (un peu comme notre Pauline Carton nationale), elle est celle qui se charge de l’intendance de l’action, facilite la vie des amants, prépare leur baiser final et sans jamais rien demander en échange. Dans les films, sa vie est toujours derrière elle et son avenir hors champ. Aucune sortie remarquable, aucun espace-temps qui ne lui appartiennent. La plupart du temps, elle disparait dans « un pli du montage » – sauf dans Le Port de la drogue (Samuel Fuller, 1953) où son personnage a droit à une mort tragique, donc remarquable, que suivent des funérailles solennelles.
Meryl Streep – La femme faustienne
Elle, c’est l’unique, la meilleure, la plus grande – la sans rivales. Celle qui a eu le rôle le plus dur de l’histoire du cinéma (Le Choix de Sophie, Alan J. Pakula, 1982), le plus avantageux (Out of Africa, Sydney Pollack, 1985), et surtout, le plus « seconde femme » (Sur la route de Madison, Clint Eastwood, 1995) – le film « préféré » des femmes du monde entier s’il y en avait un. Il est vrai que Madison est la quintessence du film d’amour d’après, du romantisme de la dernière chance, « du Graal hollywoodien ici décliné à l’état chimiquement pur » – soit l’histoire d’une Madame Bovary qui finirait bien.
Meryl Streep, la femme qui résiste au pire et à qui arrive le meilleur - et qui à la fin est presque trop récompensée (et trop connue) pour ses performances. C’est son paradoxe sinon son problème : « contrairement à ce que l’on pourrait croire, Streep ne se fond pas dans le personnage, ne disparaît pas derrière lui – bien au contraire. La voir à l’œuvre, c’est, toujours, observer la prouesse». Avisée comme elle l’est, il lui arrive aussi de jouer tout ce qu’on lui reproche – et à merveille comme dans le fabuleux La Mort vous va si bien (Robert Zemeckis, 1992), sorte de Boulevard du crépuscule burlesque, où elle se crêpe le chignon avec Goldie Hawn, rivale pour une fois de choix, tout en préparant, en même temps, son propre vieillissement éternel. Mais voilà : « montrer qu’elle joue les vieilles » (comme dans Pentagon Papers, Steven Spielberg, 2017) ou les zombies, « la prémunit contre le fait de l’être. » Le cinéma comme pacte faustien.
Mae West – La femme utopie
La féministe féminine, voilà le diable. Dans les années trente, c’est Mae West, « petite grenade costaude, déchaînée, incroyablement drôle et sexuelle » qui va dynamiter le système autant par son déhanché que par ses dialogues à double sens qu’elle écrit elle-même, la dame étant sa propre scénariste, sinon mettrice en scène[1]. Pour autant, cette super amorale de l’Hollywood forbidden, dont on a pu dire que c’est presque pour elle seule que fut créé le Code Hays, fut la plus généreuse des émancipées, bonne fille plutôt que garce, dévoreuse d’hommes, de mondes et de mots tout autant que libératrice, éclaboussant de sa joie de jouir les écrans de l'Amérique puritaine et exhortant tout le monde à en faire autant. En deux films (She Done Him Wrong ou Lady You de Lowell Sherman et I’m not Angel de Wesley Ruggles, tous les deux réalisés en 1933 et avec le jeune Cary Grant), elle a commis le scandale absolu : dédramatiser le sexe, le démocratiser, en faire le primordial de l'existence. Dans ce monde de la prohibition, des tabous et du puritanisme dégénéré, ses films se révèlent des « manuels de survie à l’usage des jeunes Américaines ». Progressisme sexy, égalité glamour, « armistice possible entre hommes et femmes », la voilà !
Évidemment, ça ne peut durer. Anomalie dans le système, celui-ci la rattrape bientôt. Avec le code Hays, non seulement on censure, on pasteurise, mais surtout on discrimine, « on fait en sorte que les vedettes ne viennent plus d'en bas et ne partagent plus rien avec le commun des mortels qui, lui, se débat en pleine crise économique : désormais, les stars descendront de l'Olympe ». La comédie raffinée à la Ernst Lubitsch l’emporte sur le réel, le peuple, l’espièglerie charnelle et « le révolver dans la poche si tu es content de me voir ». Ce qui est « classe » est désormais anti-sexy. Et l’on va porter la haine de la femme jouisseuse et rieuse jusqu’à lui substituer une rivale inattendue en la (petite) personne de Shirley Temple. C’est elle qui, à peine sortie du berceau, devra sauver l’Amérique, endosser tous les rôles, de la trognonne à la femme fatale, de l’ange à la Lolita, de la danseuse… à la "danseuse". De cette gamine assurément surdouée, on fait la remplaçante mimétique de Mae West à travers des films d’une obscénité sans nom et dont « probablement seule une société puritaine est capable ». Dans l’ irregardable War babies (1932), on la voit se dandiner comme une chanteuse de cabaret, monnayer des bonbons contre des baisers pendant qu’un bébé tente d’avaler des gouttes de lait qui s’échappe d’un tuyau phallique.
Contre « le corps révélateur de West », érogène, adulte, sain, on appose « le corps-écran de la petite fille qui, d'un sourire ou d'un numéro de claquette, fait disparaître tout ce que le public américain aimerait oublier : le sexe, la mort, la misère, la lutte des classes, bref, la vie adulte. »
Face à ce triomphe de l’infantilisme social, de la pédophilie bon enfant (si j’ose dire), de l’enfant-roi surexploité (et qui n’est pas sans rappeler notre époque permis aux moins de douze ans avec ces enfants qu'on exhibe à la télé et qu'on écoute benoîtement expliquer qu'ils veulent changer de sexe), Mae est obligée de se retirer. Au fond, elle n’a jamais été qu’un mirage, une utopie, une parenthèse enchantée.
Brigitte Bardot – La femme de personne
À elle, on ne pardonne rien. « Les hommes s'en veulent d'aimer cette femme ; leur attirance est toujours mâtinée de haine, d'envie de la détruire. » C’est que devant Brigitte Bardot, on a le sentiment qu’on n’est pas à la hauteur, qu’on l’ennuie et qu’il suffit d’un rien pour qu’elle nous méprise. Et c’est un fait que tout la fait bailler, à commencer par le cinéma. On ne compte plus les bons films que par indifférence ou négligence, elle a refusé (L’affaire Thomas Crown, Les Parapluies de Cherbourg, Les Demoiselles de Rochefort) ni les mauvais qu’elle a acceptés. Mais on s’en fiche. Son art est ailleurs, sa présence est d’ailleurs. Son génie est dans son étrangeté rétive. Elle est moins du virtuel défini que du réel indéfini. « Les cinéastes qui l'ont le mieux utilisée ont compris que sa présence relevait d'une capacité à ne pas se laisser assimilée par la fiction. »
Roger Vadim, d’abord, avec Et Dieu… créa la femme (1956), œuvre mythique qu’on a snobé trop longtemps et que Joudet a bien raison de réhabiliter. Un film à sa mesure dans lequel elle ne cesse d’aller et venir comme il lui plaît. « Elle sort systématiquement du cadre, quitte une situation, une pièce ou un homme quand ça lui chante – soit à peu près tout le temps. Le film collectionne ses sorties de champs, devient l'histoire secrète d'un regard de cinéaste, et avec lui, d'hommes qui ne parviennent pas à cadrer cette femme. » Incadrable, infréquentable, indomptable – et donc à un certain moment haïssable. Dans la fameuse scène de mambo où elle danse pour l’éternité, sa complicité va aux musiciens d’origine antillaise et cubaine, pas du tout à Curd Jurgens ou à Jean-Louis Trintignant, frustrés eux aussi pour l’éternité (nous, quoi ?). C’est pour cela qu’on la déteste. Non seulement elle ne nous regarde pas mais en plus voit de manière translucide ce que nous sommes, lâches, stériles, à la ramasse. Dans Le Mépris (Godard, 1963), elle a ce regard déçu qui dit à l’homme qu’il ne l’intéresse plus. Littéralement, elle lui tourne le dos, sort du champ masculin, ne joue plus. Paradoxe de Bardot qui fut le plus grand symbole sexuel de la galaxie mais dont les deux meilleurs rôles auront été ceux de femmes qui se détournent du désir des hommes. Ce que Godard lui offre, et à travers elle, à toutes les femmes, c’est « le repos de la féminité. » Elle est la créature dont le retrait dérange l’ordre des choses. Et c’est pourquoi, contre toute attente, Jean-Luc et Brigitte se ressemblent – lui par son montage, elle par sa moue. Tous les deux cassent le sens de la narration, l’attente du spectateur, la tyrannie du public.
On rendra grâce à Murielle Joudet de la défendre jusqu’au bout. Car il ne faut pas se leurrer : BB est toujours aussi scandaleuse aujourd'hui, sinon plus, aujourd’hui qu’hier. Comme dans En cas de malheur (Claude Autant-Lara, 1958), La Vérité (Henri-George Clouzot, 1960), Vie privée (Louis Malle, 1962), on ne cesse de l’attaquer de toute part, la traîner au tribunal, la condamner pour « incitation à la haine ». Encore et toujours, elle provoque la colère des coincés, des bigots, des tartuffes. Elle n’en a cure. Contrairement à Marlene Dietrich, elle n’a pas passé la seconde moitié de sa vie à préserver la première. Seconde femme décomplexée, Bardot n’est pas « la conservatrice de son propre mythe ». C’en est cinéphiliquement révoltant mais existentiellement admirable. La vraie femme libre, c’est elle. Si nos mères-la-morale de néo-féministes et autres sorcières de Walt Disney pouvaient en prendre de la graine…
Frances McDormand – La femme sans image.
Comme Thelma Ritter, Frances McDormand est du côté de la terre, du populaire, de l’âge. Ni belle ni laide, elle est une femme moyenne, un peu vieux jeu, mais courageuse et héroïque et qui se retrouve dans des histoires qui a priori la dépassent mais qu’elle va maîtriser avec une innocente bravoure. Pour toujours, elle est la femme flic du Fargo des frères Cohen (1996), « enceinte jusqu’aux yeux, engoncée dans une parka informe, la tête coincée dans une chapka ». C’est elle qui impose au film sa propre temporalité, sa simplicité désarmante, sinon son idiotie dostoïevskienne. « Très simple, efficace au travail, [elle] ne s'encombre d'aucune considération métaphysique à propos du Mal, que son travail oblige pourtant à côtoyer » et finit par arrêter les saligauds. Héroïne malgré elle qui n’est jamais là où on l’attend, elle entre par effraction dans le monde des hommes, dérange l’ordre des choses sinon l’inverse – comme dans le bizarre Three Billboards (Martin McDonagh, 2017) où le méchant policier raciste devient son allié en plein milieu du film et l’aide à la venger du viol et de la mort de sa fille. Le personnage qui n’est pas celui que l’on croyait, le scénario qui bifurque, la mise en scène imprévisible, tout est possible avec Frances McDormand. Parce qu’elle n’a pas d’image à elle, « hollywoodienne », avantageuse, elle peut s’effacer devant les autres et leur rendre justice – comme dans Nomadland, (Chloé Zhao, 2020), film « country » s’il en est où elle est celle qui resacralise les êtres, redonne un visage à l’humanité ordinaire, dispense de l’âme. Frances aurait dû s’appeler Amérique.
Isabelle Huppert – La femme sans organes.
En revanche, Isabelle aurait dû s’appeler France. Mais attention, pas la glorieuse. Non, La critique, la moisie, l’irregardable. Celle de Dupont-Lajoie (Boisset, 1975), de Sauve qui peut (la vie) (Godard, 1980), de Violette Nozière (Chabrol, 1978), d’Une affaire de femme (re-Chabrol, 1988) et de tant d’autres films génialement déplaisants. « De la province à la capitale, de l'histoire à l'époque contemporaine, Huppert a tout traversé, subi tous les états de la France. La choisir, c'est faire un instantané moral du pays – toujours coupable toujours violent. » Comme le dit Marie Latour, son personnage d’avorteuse dans Une affaire de femmes, elle « n’aime pas ici ».
De toute façon, « la vie ne la regarde pas. » Son corps, encore moins. Dans nombre de ses films, elle le met à rude épreuve. Battu, violé, guillotiné, sadisé. Dans Abus de faiblesse (Catherine Breillat, 2013), elle va tellement loin dans la déglingue qu’on se demande si on n’est pas à la limite de non-assistance à actrice en danger. En même temps, elle sait comme personne jouer le simulacre (Huit femmes, Ozon, 2002). Elle est « génialement monstrueuse dans sa manière de lentement se hisser vers des sommets de superficialité ». C’est peut-être pour ça qu’elle supporte tout, survit à tout – tel un corps sans organes et aujourd’hui un visage sans rides (comme Kidman, tiens), quoiqu’elle préfère le numérique au chirurgique. Au risque de n’être plus qu’un « effet spécial », d’ailleurs consciente de l’être et commençant, à son âge, une carrière de super héroïne quasi marvellienne (Blanche comme neige, Anne Fontaine, 2019 ; Madame Hyde, Serge Bozon, 2017) – et qui à la fin rejoint « l’état gazeux de l’étoile ». Une manière aussi de défier la mort.
Bette Davis – La femme à la mort
Car ça a toujours été ça, l’enjeu – défier la mort. Et pour Murielle Joudet, être Bette Davis.
« Si Bette Davis [à laquelle Murielle ressemble un peu] a été ce choc aussi esthétique que féministe [et qu’elle compare à sa lecture du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir], c’est qu’elle répond avec la folie de son génie intransigeant à toutes les restrictions du féminin. »
Avec elle, c’est en effet tout le destin « tradi » de la femme qui explose : foyer, maternité, carrière, vieillesse – et cela dans une « méchanceté » libératrice que Joudet revendique : « J'avais fini par en faire une sorte de trophée, un signe de ralliement. Je me racontais que je rejoignais le camp des garces, des vilaines, et dans ma bouche, grâce à Davis, ce mot était devenu un compliment. »
Rarement on n’aura vu une actrice aussi décomplexée dans ses rôles de méchantes. Contrairement à d’autres, elle ne cherche jamais à être aimée. Comme l’écrit le critique Ed Sikov, « Elle nous défie de la détester et nous relevons souvent ce défi ».
Le rôle de sa vie, bien sûr, c’est All about Eve (Mankiewicz, 1950), l’histoire d’une actrice qui se sent vieillir et comprend qu’elle doit céder la place à plus jeune qu’elle – un personnage qui va lui coller à la peau, l’enfermer dans ce contre quoi elle a lutté toute sa vie, la figer dans cette lutte. Mais par là-même, conjurer le mal par le mal, revivre sans cesse la bataille, donc sa victoire – même si au prix de confondre réel et fiction, carrière et caractère, vie et plateau (« sait-elle encore ce que c’est que respirer hors des caméras ? », se demande Joudet).
À la fin, elle sombre dans le « hag horror » (hag : vieille sorcière), genre qu’elle semble avoir inventé. On peut regretter de la voir l’actrice légendaire se perdre dans des téléfilms ineptes, seconds rôles honteux, productions Disney de troisième zone (comme Les Yeux de la forêt de John Hough en 1980, un film qui avait terrifié l’auteur de ces lignes à dix ans) mais ce serait là passer à côté de l’essentiel. Pour Davis, il s’agit de vivre son destin jusqu’au bout, celui de ne faire plus qu’une avec la pellicule – soit d’enregistrer tout bellement la mort au travail. Et si ce n'était pas cela, le destin secret de l’actrice ? « Être, sous nos yeux et sans peur, l’aventurière du temps » ?
Et tout comme celui de Murielle Joudet est d’être l’insomniaque indispensable de la cinéphilie contemporaine ?
Murielle Joudet, La Seconde femme – Ce que les actrices font à la vieillesse, Premier Parallèle 2022, 224 pages, 20 euros.
[1] On se rappelle sa fabuleuse réplique à une interlocutrice admirative s’écriant : « Bonté divine ! Comme vous avez de beaux diamants ! - La bonté n’a rien à voir là-dedans. »
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