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Flauberie II

 

Salammbôt, par Gaston Bussière.jpg

(Salammbô, par Gaston Bussière, Musée des Beaux-Arts, Mâcon.)

 

 04 –GOUTTES.

« Spontanément, Flaubert n'est pas un homme à compartiments ; tout chez lui communique, et c'est même un des aspects les plus attachants de son génie que l'extrême cohérence qui unit toujours en lui l'expérience intérieure, l'expérience concrète et l'expression métaphorique ».

Fluidité, liquidité, absorption, dissolution, bain turc ou baignade dans les vagues, tout ce que l’on veut du moment qu’on soit dans le laisser-aller total, le bien-être, l’ivresse :

 « J'ai pris un bain de mer dans la mer Rouge, écrit-il dans une lettre. Ca a été un des plaisirs les plus voluptueux de ma vie ; je me suis roulé dans les flots comme sur mille tétons liquides qui m'auraient parcouru tout le corps. »  

Et dans L'Education, Louise Roche avouera qu'elle envie l'existence des poissons :

« Ca doit être si doux de se rouler là-dedans à son aise, de se sentir caressé partout. Et elle frémissait avec des mouvements d'une câlinerie sensuelle. »  

C’est que le bain n’est qu’un prélude à l’amour. Eau, lune, marrées, vapeurs, serpents, femmes. A l'époque de "l'ABCD de l'égalité", sera-t-il encore permis de lire  "le serpent" de Salammbô ?

« ...la tête du python apparut. Il descendit lentement, comme une goutte d'eau qui coule le long d'un mur, rampa entre les étoffes épandues, puis, la queue collée, contre le sol, il se leva tout droit ; et ses yeux, plus brillants que des escarboucles, se dardaient sur Salammbô. »

Comme une goutte d'eau...

« Dans un même climat laiteux, écrit Jean-Pierre  Richard, reptilité, flexibilité et viscosité se rejoignent pour une promesse d’adhérence totale à la caresse liquide. » Mais la sensualité peut devenir pourriture, la lascivité, moisissure, les amants, cloportes. Grande loi du suintement. « L'être, écrit encore Richard, coule hors de soi comme un fruit blet ; il dégoutte et se perd dans les choses » (Emma). Très importante, la goutte chez Flaubert. Elle est perle, et bientôt perte, de l’être, sueur du désir, trop plein qui déborde. Mais aussi, signe de pourrissement du fruit, humidité mortifère, eau qui devient couleur de noyade - comme aurait dit Cioran. Pour ne pas couler, on prendra le bateau (ouverture de L'Education). Et c’est parce qu’Emma, en bonne tragique romantique qu’elle est, croit pouvoir se bateau, de pont, de berge, qu'elle coulera, la malheureuse, alors que Frédéric et Mme Arnoux, tragiques mais modernes, resteront toujours à sec - donc en vie. Leur rêve d'amour n’aura jamais été qu’une veulerie mais ils n'auront pas péri.

Ce conflit entre l'humide et le sec, le poreux et l'âpre, le laisser-aller et la rétention est au coeur de l'écriture flaubérienne. « Tout poussait Flaubert vers la facilité fluide ; mais il choisissait justement d'écrire les livres pour lesquels "il a le moins de moyens" ».Correspondance débridée d'un côté, romans ultra-maîtrisés de l'autre. Alors, certes, il fera sombrer nombre de ses personnages dans l'hébétude comme lui-même pouvait le faire dans sa vie, mais se retiendra bien d'en faire de même avec son écriture. Malgré tout, et le charme de son style est là, le trop plein déborde aussi dans ses romans. La rétention se veut totale mais craque de partout. Au sens propre, il se retient tout le temps mais on sent sa vessie en passe d'éclater. Et de pisser à petites gouttes.

 

05 – VIRGINITE

Flaubert fait des métaphores mais ce qui l'intéresse avant tout c'est la métamorphose (comme Kafka, tiens). 

On se métamorphose car on ne sait pas très bien qui on est. C'est qu'à force d'avoir toutes les formes en soi, on flirte avec l'informe. La plasticité extrême confine au déséquilibre. Tel se comprend, selon Richard, le vrai bovarysme, soit « le mouvement d'un être qui, incapable de se découvrir dans une assiette, choisit de vivre dans un déséquilibre prolongé. » Le bovarysme, c'est l'incapacité à se définir, à se fixer. C'est le mal de n'être personne (ou tout le monde),  l’oubli de son être, comme dirait l’autre, le fait de n'avoir aucune mesure de soi-même, aucune netteté morale et métaphysique :

« Je ne crois pas même à moi, avoue Gustave, je ne sais pas si je suis bête ou spirituel, bon ou mauvais, avare ou prodigue. Comme tout le monde, je flotte entre tout cela. Mon mérite est peut-être de m'en apercevoir et mon défaut d'avoir la franchise de le dire. D'ailleurs est-on si sûr de soi ? Est-on sûr de ce qu'on pense, de ce qu'on sent ? »

Comme dit Montaigne, si proche de Flaubert sur ce plan, « NOTRE FAIT, CE NE SONT QUE PIECES RAPPORTEES ». Notre moi, manteau d'Arlequin qui s'effiloche de tous les côtés. Combien d’entre nous souffrons de cet émiettement perpétuel ? D'avoir la sensation de naître chaque jour sans jamais être pour de bon ? De passer sa vie au seuil de celle-ci ? D’attendre éternellement devant la porte de sa loi (tiens, encore comme Kafka !) qui un jour se refermera définitivement ? Pour nous, les velléitaires, tout est toujours première fois, matinée, aurore, promesse  - et tout se termine vers midi. Or, devenir adulte, c’est passer le cap de la journée, pointer à midi, s’établir dans l’après-midi, et se reposer le soir. Au fond, accepter d’être mortel – c’est-à-dire de se dépuceler. Parce que la pire tentation pour un narcisse comme Frédéric, et peut-être comme Gustave lui-même, n’est pas tant celle de la chair que celle de la virginité perpétuelle, c'est-à-dire de la disponibilité sans fin, de la jeunesse qui fait du surplace, du possible qui se suffit comme tel - et qui ne peut qu'aboutir au néant.

« Je suis encore tout plein de fraîcheur comme un printemps, avoue-t-il. J'ai en moi un grand fleuve qui coule, quelque chose qui bouillonne sans cesse et qui ne tarit point. Style et muscles, tout est souple encore, et si les cheveux me tombent du front, je crois que mes plumes n'ont encore rien perdu de leur crinière.... »

Il ne faut pas s’y tromper. Flaubert est le premier adolescent attardé de la littérature – ce « vieux jeune homme », comme il le dit lui-même de Musset, qui écrit en effet qu’en lui « jeunesse ne passera pas ». Le premier existentiel en quelque sorte. Mais qui, en bon idiot de la famille, est désengagé dans la vie comme il n'est pas permis. « Nauséeusement » libre, aurait-on envie de dire. Frédéric, c'est déjà Roquentin dont le drame est « de ne jamais adhérer à lui-même ». Le risque existentiel de ce désengagement total, bien sûr, est de se retrouver  « au dernier jour seul et vide comme à la vingtième année, ayant évité le durcissement mais aussi la maturité ». 

N’avoir rien vécu, rien fait, n’être rien devenu - sauf un rentier littérateur (Gustave) ou voyageur (Frédéric). Tant pis. La plastique aura remplacé la politique. Le jeu, les enjeux. La jouvence, la puissance. Maxime du Camp, lui, voulait devenir « quelqu’un », alors que Flaubert voulait, simplement, devenir tout le monde (il paraît qu'il était très doué en imitation). Au bout du compte, il sera devenu quelque chose entre Zelig et Dieu - ce que l’on appelle un romancier.

 

06 – DIFFERENCE AVEC BALZAC

Et un romancier qui va à la fois détester ses personnages et les adorer. Là, il faut longuement citer Richard :

« L'objectivité flaubertienne naît d'un arrachement à soi, et c'est pourquoi elle diffère si profondément de l'objectivité de Balzac, par exemple, dans le mouvement créateur de qui chaque personnage se dresse dès le début comme être indépendant, tout en conservant dans son être la marque du romancier. Aucune mystique de la paternité, aucun sens de la transmission substantielle ne viennent éclairer chez Flaubert ce mystère de la création qui fait qu'un être puisse être autre tout en demeurant moi. De Vautrin à Lucien au contraire, comme de Balzac à Vautrin lui-même, le rapport du créateur à la créature implique une continuation d’être, mais non une continuité de substance : un pouvoir se transmet de l’un à l’autre qui ne compromet l’intégrité d’aucun des deux. Au lieu qu’Emma ne tient sa fille que pour un prolongement, une sorte de pseudopode un peu dégoûtant d’elle-même… »

Et comme, sans doute, Flaubert tient Emma pour un prolongement, pour ne pas dire une métastase, de lui-même. Quand il dit que « madame Bovary, c’est lui », ce n’est donc pas tant par affection (quoique…) que par filiation forcée. Et quand il l’a fait mourir, il a peut-être « le goût de l’arsenic dans la bouche » mais il ne pleure pas avec elle. Alors que Balzac pleure avec Lucien, Goriot et les autres, tous ces gens qui sont « les siens ».

D’où le très paradoxal attachement que Flaubert suscite et auquel « se mêle toujours une certaine forme de malaise ou de regret ». C'est qu'on le sent si proche et si lointain, si débordant et si formel, si apte à l’effusion mais si dur dans la rétention, qu’on se demande « ce qu'il convient d'admirer davantage, de l'effort dirigé contre soi pour s'assurer une plus solide prise sur soi-même ou de la richesse humaine et esthétique de l'être spontané que cet effort vise précisément à dominer. »Préfèrera-t-on le catoblépas des romans ou le monstre marin de la correspondance ? Et qu’est-ce qu’un artiste qui mutile son humanité au nom de son art ? Ce n’est pas tant par sensiblerie que l’on pose cette question que par souci artistique. Car, en effet, avec Flaubert, l’on se demandera une chose que l’on ne s’est jamais demandé jamais avec Balzac ou Stendhal, à savoir que si Balzac est Balzac et que Stendhal est Stendhal, Flaubert, lui, aurait pu être autre. Qu’aurait donné en effet un roman écrit par lui mais sur le ton de sa correspondance ? Que se serait-il passé dans son style s'il s'était lâché ? On l’a souvent dit, mais à force d’avoir été chiadés, ses romans donnent l’impression de n’avoir plus été désirés comme tels. La perfection du style a tué la vie, et à la fin il semble qu'il n'y ait plus qu’un pur mur de mots dans lequel tout s'encastre et s'atrophie, tout se tasse et s'étouffe, tout s’aligne dans le béton, comme dans une rue de Madame Bovary 

« La façade de briques était juste à l'alignement de la rue »,

ou dans le portique d’Hérodias dont, nous l'avouons avec honte, nous n'avons jamais pu aller au-delà du premier paragraphe :

« La citadelle de Machaerous se dressait à l'orient de la mer Morte, sur un pic de basalte ayant la forme d'un cône. Quatre vallées profondes l'entouraient, deux vers les flancs, une en face, la quatrième au- delà. Des maisons se tassaient contre sa base, dans le cercle d'un mur qui ondulait suivant les inégalités du terrain ; et, par un chemin en zigzag tailladant le rocher, la ville se reliait à la forteresse, dont les murailles étaient hautes de cent vingt coudées, avec des angles nombreux, des créneaux sur le bord, et, çà et là, des tours qui faisaient comme des fleurons à cette couronne de pierres, suspendue au-dessus de l'abîme. »

A SUIVRE.
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