La chiquita piconera - Julio Romero de Torres, 1930.
28 –ENTER DOROTHEE.
Les fictions reprennent et se multiplient. L’auteur l’assume avec bonheur.
« Heureux, trois fois heureux furent les temps où vint au monde l’audacieux Don Quichotte de la Manche ! En effet, parce qu’il prit l’honorable détermination de ressusciter l’ordre éteint et presque mort de la chevalerie errante, nous jouissons maintenant, dans notre âge si nécessiteux de divertissements et de gaieté, non seulement des douceurs de son histoire véridique, mais encore des contes et des épisodes qu’elle renferme, non moins agréables, pour la plupart, non moins ingénieux et véritables que l’histoire elle-même. Celle-ci, poursuivant le fil peigné, retors et dévidé de son récit, raconte qu’au moment où le curé se disposait à consoler de son mieux Cardénio, une voix l’en empêcha, en frappant leurs de ses oreilles de ses tristes accents. »
Apparemment cette voix est celle d’un jeune paysan qui lui aussi hurle à la mort. Mais celui-ci, se dévêtant près d’une rivière, se révèle être une jeune fille d’une beauté inouïe, sorte de Mélisande aux pieds splendides et aux longs cheveux blonds
« dont ceux du soleil même devaient être jaloux (….) Pour les démêler, elle n’employa d’autre peigne que les doigts des deux mains, telles que, si les pieds avaient paru dans l’eau des morceaux de cristal, les mains ressemblaient dans les cheveux à des flocons de neige. »
On est ainsi passé du curé déguisé en femme à la jeune fille déguisée en paysan - de la tromperie à la réalité, du grotesque à la beauté parfaite, et de l'idéal féminin (Dulcinée, aussi évoquée qu'invisible jusque là) à son incarnation en cette Dorothée, la plus belle femme du roman - et son chaînon manquant.
Car en effet, le récit qu’elle va bientôt faire de sa vie va compléter celui de Cardénio. Tout comme Luscinde, Dorothée a, elle aussi, été traquée par l’infâme Fernando, celui-ci lui ayant promis son amour, l’ayant d’ailleurs consommé brutalement avec elle, en même temps qu’il était en train de forcer Luscinde à l'épouser. Lorsqu'elle apprendra ce mariage forcé, Dorothée quittera la ville avec son seul valet pour se cacher dans la Sierra-Moréna. Mais celui-ci tentera aussi de la violer et finira, poussé par sa maîtresse, dans le précipice. Obligée dès lors de se travestir en homme pour échapper aux désirs des hommes, Dorothée erre dans la Sierra. Rencontrer ce petit groupe est pour elle une chance morale de remonter son destin et de se venger de son suborneur – et pour le lecteur une satisfaction dramatique puisque les deux récits, celui de Cardénio et le sien, n’en font désormais plus qu’un.
29 – Dorothée, celle par qui le réel réalise la fiction.
Autre avantage d'avoir rencontré Dorothée, le curé n’aura plus besoin de se travestir, celle-ci pouvant jouer naturellement le rôle de la fille en détresse auprès de Don Quichotte et convaincre celui-ci de lui apporter son aide – le tirant ainsi de sa rude pénitence (puisqu’on se rappelle qu’au chapitre 23 notre héros en était à faire, déculotté, des culbutes sur les rochers) et le ramener chez lui. La parodie rejoint ainsi la vie. Pas de mensonges pour une fois ! Ou à peine, car à Don Quichotte, il faut un peu enjoliver le drame et lui faire croire que Dorothée est en fait l’héritière du grand royaume de de Micomicon et victime d’un mauvais géant appelé Fernando. En route, donc, vers Micomicon dont Don Quichotte sera bientôt l’empereur et Sancho l’un des propriétaires - même si cela embête un peu celui-ci d'avoir à régner sur des « nègres ». Pour autant, l’idée de les « emballer », de les « charrier » et de les « vendre » en Espagne lui vient subitement à l’esprit et le console ! Sancho, futur esclavagiste.
30 –Fiction et coups de bâton.
L’on se rend donc à Séville et les complications recommencent. Rien n’est simple avec Don Quichotte qui revient sur l’épisode des galériens qu’il a naguère libérés, arguant que c'était là sa mission de chevalier errant d’aider les malheureux, et qu'il le referait... au risque de freiner sa mission actuelle qui est celle d’aider Dorothée. Celle-ci s'en rend bien compte et pour pallier à cet inconvénient majeur, dû au caractère imprévisible de son nouveau protecteur, se lance dans un récit détaillé de sa vie de princesse Micomiconia où il apparaît que son père avait prédit à sa fille qu’un chevalier errant viendrait à sa rescousse en cas de malheur – Don Quichotte en l’occurrence. Celui-ci ne peut donc plus ne pas l'aider et encore moins se laisser distraire par d'autres aventures. N'empêche qu'il a encore fallu fictionnaliser le réel pour accrocher ce dernier ! En plus de l’empêcher de rouer de coups le pauvre Sancho qui a eu le malheur d’ironiser sur Dulcinée. Surtout ne jamais se moquer des fictions de notre héros. Et ne pas déranger par une fiction ancienne (Dulcinée) sa « fiction » actuelle – venger Dorothée et Cardénio.
Au moins, Sancho retrouve son âne volé – la seule réalité qui compte au milieu de ces fictions !
31 – Don Quichotte, l'ami qui ne reste pas jusqu'au bout (galériens, André).
L’important, pour Cervantès, à ce moment-là, est de ne pas se perdre dans ses récits. D’où les redites et les retours de personnage qui servent à clarifier le roman et surtout à le rendre organique. On a évoqué les galériens dans le chapitre précédent. On évoque la lettre que Don Quichotte avait chargé Sancho d’apporter à Dulcinée et qui avait conduit celui-ci à retrouver le curé et le barbier dans une auberge. Qu'importe ! L'écuyer se trouve ici dans l'obligation de raconter - d'inventer - sa rencontre avec Dulcinée, récit bizarre, assez peu à l'honneur de celle-ci, et qui ne convainque guère Don Quichotte.
Un peu plus tard, on retombe sur André, le commis que Don Quichotte avait sauvé des coups d’étrivière de son maître au chapitre 04 du roman – et qui lui raconte la suite de ses mésaventures : à peine Don Quichotte s'était éloigné que son maître l’avait rattaché à l’arbre et fouetté avec une telle violence que le malheureux avait dû se faire soigner plusieurs jours à l’hôpital. Tel est le problème de Don Quichotte : il s’en va toujours trop tôt. Il sauve les gens pour les abandonner aussitôt à un sort pire (et c'est cette raison qui a fait que les galériens qu'il venait de libérer se soient retournés contre lui après.) Il est, comme dirait Bernanos parlant du diable dans Monsieur Ouine, "l'ami qui ne reste pas jusqu'au bout", sauf que lui ne le fait pas exprès, diabolique malgré lui !
Tout honteux de ses manquements, Don Quichotte est prêt à re-venger André sur le champ... et Dorothée est obligée de lui rappeler qu’il s’est promis à sa cause avant toutes les autres.
Notons que ce comportement quichottien est souvent celui de l'enfant qui tient plus à « vivre » mille débuts d’aventures fabuleuses plutôt qu’une seule jusqu’au bout - l'imaginaire fonctionnant beaucoup plus dans les commencements et dans les conclusions que dans les développements. Jouissance de l'annonce, extase du final, mais sans rien entre les deux, ou à peine, l'essentiel étant de se projeter en héros (en sauveur, en conquérant, en écrivain), puis de dire qu'on l'a été, sans jamais l'avoir prouvé. Comme l'inconscient, l'imaginaire fonctionne sans contradiction. D'où le fait que celui qui ne vit que d'imaginaire n'avance jamais, se contentant de passer d'un rêve à un autre, et cela sans lasser. A moins qu'on ne manipule son rêve et qu'on le force à le réaliser - souvent afin de le confondre. Il faut donc rentrer dans le rêve de Don Quichotte comme on rentrera dans celui de monsieur Jourdain et de son « mammouchi ». A la lettre, exploiter leur folie.
Ce n’est donc pas tant l’auteur qui s’éparpille que son personnage - et cet éparpillement est aussi le sujet du livre. Celui qui se rêve chevalier errant finit par errer pour de bon entre différentes « missions » qu’il n’accomplit pas, ou mal, ou jamais jusqu’au bout, à moins qu'on ne les lui rappelle. Mais pour combien de temps ?
32 - Retour à l'hôtellerie.
Ce chapitre continue sur la thématique des livres, des chevaliers errants et de leurs promises improbables. A ce sujet, Dorothée blâme vertement celles qui laissent pleurer leurs chevaliers à force de ne jamais se donner à eux, plus soucieuses de pruderie que d’amour. Cette anti-sentimentalité nous fait bien plaisir et encore plus apprécier cette Dorothée, femme d’amour véritable et de chair réelle. Le curé, quant à lui, s’en prend aux livres de fictions qui déforment le réel, bons seulement pour les rêveurs, et plaide pour les livres d’Histoire qui racontent le réel et qu’on peut lire sans arrière-pensée. Mais tout à ce point de vue, il tombe sur un livre intitulé « L’aventure du curieux-malavisé » qu’allait emporter leur hôtelier (car tout ce petit monde s’est réuni à l’hôtel de sinistre mémoire, là où, au chapitre XVII, don Quichotte et Sancho avaient ingurgité l'élixir de Fierarbras qui s'était révélé un fameux vomitif et où, surtout, Sancho s'était fait cruellement berner) et qui l’attire immédiatement. Comme quoi personne ne résiste à la littérature, pas même leur contempteur.
33 – 34 – 35 - Histoire du Curieux malavisé.
Et c’est là que commence le récit de la (trop ?) longue histoire du mari qui veut éprouver la fidélité de sa femme et qui, pour cela, envoie son meilleur ami séduire celle-ci au risque que tout se retourne contre lui - et selon une tradition romanesque de la Renaissance qui nous aura donné quelques contes de Boccace, Cymbeline de Shakespeare, plus tard, le Cosi fan tutte de Mozart, et encore plus tard On ne badine pas avec l’amour, de Musset. Toujours d'actualité, la morale édifiante de ce type de récit est de nous montrer en quoi vouloir éprouver autrui provient toujours d’une volonté perverse.
Le curieux malavisé, c'est celui qui en effet veut tenter la vérité, tester le bien, forcer la vertu, agresser la nature des uns et des autres, et tout cela au nom d'une exigence d'honnêteté absolue qui ne peut qu'aboutir qu'à la corruption et à la catastrophe - car trop de bien tue le bien.
Ainsi Anselme demande à son ami Lothaire de séduire sa femme Camille, de faire tout pour coucher avec elle et de les déshonorer tous les deux – ainsi par ce moyen sera-t-il sûr de l’honnêteté de sa femme !
« Il me semble, ô Anselme, que tu as à présent l’esprit comme l’ont toujours eu les musulmans auxquels on ne peut faire entendre la fausseté de leur secte, ni par des citations de la Sainte Ecriture, ni par des déductions tirées des raisonnements de l'intelligence ou fondées sur des articles de foi »,
le prévient Lothaire - un peu comme si pour vérifier la solidité d’un diamant, il fallait le mettre entre une enclume et un marteau. Non, la meilleure chose à faire pour protéger autrui des tentations, c’est de les lui éviter. Mais Anselme s’entête, n’écoutant pas l’immortel credo que lui rappelle son ami, qu’à exiger l’impossible, on perd le possible - et, à force de persuasion malsaine, l'oblige à se retrouver seul avec son épouse. Ce qui devait arriver arrive : Lothaire tombe amoureux de Camille et Camille succombe. Bien sûr, tous les deux le cachent au cocu, avec la complicité de la servante Léonella - jusqu'à ce qu'un jour celle-ci, menacée par Anselme qui ne supporte pas qu'elle aussi ait un amant (décidément !), lui avoue tout de l’adultère de sa femme avec son meilleur ami. Avertie à temps, Camille quitte dans la nuit le foyer conjugal avec son or et ses diamants et va se réfugier chez Lothaire. Tous deux s'enfuient de Florence, laissant périr de chagrin, de rage et de dépit le curieux malavisé. Un peu plus tard, Lothaire sera tué dans une bataille militaire et Camille se fera religieuse.
Le curé trouve la naïveté du mari « impossible », mais « quant à la façon de raconter [l’histoire], n’en est pas mécontent. »
Don Quichotte va dormir.
Domenico Fetti - Sleeping Girl
36 - Tout s'arrange, Don Quichotte dort, les couples se retrouvent et se réconcilient.
Le réel refait surface. Quatre hommes masqués et vêtus de noir entrent à l’hôtellerie en compagnie d’une femme habillée en blanc et voilée qui se révèle être Luscinde ! Dorothée dévoile immédiatement son identité. Fernando est l'un des hommes et se révèle à son tour ! Retrouvailles et explications : Fernando, pas si mauvais bougre qu'on le croyait, se rend aux raisons de Dorothée, accepte d’épouser celle-ci et de rendre Luscinde à Cardénio avec lequel, grâce au curé, il se réconcilie, et même sympathise ! Les deux couples sont désormais amis et complices.
Comme dans les dernières pièces de Shakespeare, la réconciliation l'emporte sur le tragique, la sagesse sur la folie, l'harmonie sur le chaos. Mais tout ça, en l'absence de Don Quichotte qui est allé pioncer. Est-ce à dire que lorsque celui-ci n'est pas présent, le monde reprend son cours normal ? Ne serait-il alors qu'une autre figure de curieux malavisé qui, lui aussi, veut éprouver la noblesse du monde et ne provoque que son désordre - son désastre ?
D'où la réaction défensive que le monde commence à avoir à son égard - et la décision de ne surtout pas lui révéler la bonne tournure des choses, elle le contrarierait trop. Dorothée doit continuer d'être à ses yeux la princesse Micomicona dont lui est chevalier servant et Fernando doit encore apparaître comme le géant Pantafilando. Pour préserver le monde du fou, il faut enfermer le fou dans sa folie - oui lui éviter d'être là lorsque tout s'arrange.
37 - 38 - Du curieux discours que fit Don Quichotte sur les armes et les lettres.
Et pourtant, quelle vérité dans la description que celui-ci fera, lorsqu'il se sera réveillé et aura rejoint ses amis, sur la condition du soldat et de l'étudiant ! Quelle sagesse dans sa connaissance de la guerre dont le but est la paix - ce qu'oublient si souvent ceux qui la font ! Quelle inspiration chrétienne dans son évocation de la parole du Christ « je vous donne ma paix, je vous laisse ma paix » ! Don Quichotte, le fou, le dément, facteur de chaos comme nul autre, est aussi celui qui dit comme personne la misère du monde.
« Quant à ceux qui l'avaient écouté, ils éprouvèrent une nouvelle compassion en voyant qu'un homme d'une si saine intelligence, et qui discourait si bien sur tous les sujets, eût perdu l'esprit sans ressource à propos de la maudite et fatale chevalerie. »
Son inoubliable tirade sur l'artillerie qui a défiguré la guerre et aboli l'héroïsme :
« Oh ! Bienheureux les siècles qui ne connaissaient point la furie épouvantable de ces instruments de l'artillerie, dont je tiens l'inventeur pour damné au fond des enfers, où il reçoit le prix de sa diabolique invention ! C'est elle qui est cause qu'un bras infâme et lâche ôte la vie au plus valeureux chevalier ; que, sans savoir ni d'où, ni comment, au milieu de l'ardeur et du transport qui enflamment un coeur magnanime, arrive une balle égarée, tirée peut-être par tel qui s'est enfui, épouvante du feu de sa maudite machine ; et voilà qu'elle détruit les pensées et tranche la vie de tel autre qui méritait d'en jouir de longues années. Aussi, quand j'y fais réflexion, il me prend envie de dire que je regrette au fond de l'âme d'avoir embrassé cette profession de chevalier errant, dans un âge aussi détestable que celui où nous avons le malheur de vivre. Certes, aucun péril ne me fera sourciller ; mais cependant il me chagrine de penser qu'un peu de foudre et de plomb va m'ôter l'occasion de me rendre célèbre sur toute la face de la terre par la valeur de mon bras et le tranchant de mon épée. »
39 - 40 - 41 - Histoire de la Mauresque et du captif
Entre-temps, un nouveau couple est arrivé à l'auberge : un capitaine, qui fut captif des Maures, et sa protégée, une musulmane qui veut devenir chrétienne. L'histoire de « La Mauresque et du captif » commence. On retiendra ces deux passages :
« Dorothée prit l'étrangère par la main, et, la faisant asseoir auprès d'elle, elle la pria d'ôter son voile. Celle-ci regarda le captif, comme pour lui demander ce qu'on venait de lui dire et ce qu'il fallait faire. Il répondit en langue arabe qu'on la priait d'ôter son voile, et qu'elle ferait bien d'obéir. Aussitôt elle le détacha, et découvrit un visage si ravissant, que Dorothée la trouva plus belle que Luscinde, et Luscinde plus belle que Dorothée ; et tous les assistants convinrent que, si quelque femme pouvait égaler l'une et l'autre par ses attraits, c'était la Moresque. Il y en eut même qui lui donnèrent sur quelques points la préférence. Et comme la beauté a toujours le privilège de se concilier les esprits et de s'attirer les sympathies, tout le monde s'empressa de servir et de fêter la belle Arabe. Don Fernand demanda au captif comment elle s'appelait, et il répondit : Lella Zoraïda ; mais, dès qu'elle entendit son nom, elle comprit ce qu'avait demandé le chrétien, et s'écria sur-le-champ, pleine à la fois de dépit et de grâce : No, non, Zoraïda ; Maria, Maria, voulant faire entendre qu'elle s'appelait Marie, et non Zoraïda. » (chapitre 37)
« Bien que la faim et le dénuement nous tourmentassent quelquefois, et même à peu près toujours, rien ne nous causait autant de tourments que d'être témoins des cruautés inouïes que mon maître exerçait sur les chrétiens. Chaque jour il en faisait pendre quelqu'un ; on empalait celui-là, on coupait les oreilles à celui-ci, et cela pour si peu de chose, ou plutôt tellement sans motif, que les Turcs eux-mêmes reconnaissaient qu'il ne faisait le mal que pour le faire, et parce que son humeur naturelle le portait à être le meurtrier de tout le genre humain. Un seul captif s'en tira bien avec lui ; c'était un soldat espagnol, nommé un tel de Saavedra, lequel fit des choses qui resteront de longues années dans la mémoire des gens de ce pays, et toutes pour recouvrer sa liberté. Cependant jamais Hassan-Aga ne lu donna un coup de bâton, ni ne lui en fit donner, ni ne lui adressa une parole injurieuse, tandis qu’à chacune des nombreuses tentatives que faisait ce captif pour s’enfuir, nous craignons tous qu’il ne fût empalé, et lui-même en eut peur plus d’une fois. » (Chapitre 39)
Ce Saavedra, c'est Cervantès bien sûr, qui fut, on le sait, lui-même captif cinq ans à Alger et pendant lesquels il vécut son Midnight express.
42 -Aventures du réel contre mésaventures de la fiction
Comme dans un roman de Dostoïevski, ou un film des Marx Brothers, voici que d'autres personnages entrent encore dans la pièce ! Il ne s'agit pas moins de Juan Pérez de Viedma, juge de son état, et de sa fille, respectivement frère et nièce du capitaine captif dont on vient d'écouter l'histoire, qui reviennent d'un long voyage. Retrouvailles émouvantes des deux frères et apologie de la beauté de donna Clara, la fille du juge, qui, « si l'on n'eût pas sous les yeux Dorothée, Luscinde et Zoraïde », aurait fait dire qu'elle était la plus belle personne du monde. Embrassades, larmes, et constitution de projets communs. C'est bien une micro-société qui s'organise en cette hôtellerie cosmopolite et devant un hidaldo de plus en plus largué.
« Don Quichotte considérait avec attention, et sans mot dire, ces événements étranges, qu'il attribuait tous aux chimères de sa chevalerie errante. »
Il faut ici noter deux choses.
D'une part, toutes les aventures que l'on nous rapporte depuis une vingtaine de chapitres sont le fait de personnages secondaires et non plus celui de Don Quichotte dont on se rend compte, si l'on en fait le bilan, qu'en matière d'aventures, et même de chemin parcouru, il est battu sur toute la ligne. Autant tous ces personnages ont traversé le monde, échappé à d'immenses dangers et vécu mille passions, autant lui n'a pas fait plus de cent kilomètres dans sa région, d'ailleurs y tournant en rond (des cartes sur son périple réel faites par des spécialistes ont attesté qu'il n'avait pas dépassé son canton), et pour n'y vivre que fort peu de choses, hors des coups, des chutes et des arrêts forcés. Ce que nous dit là Cervantès est que l'aventure ne vient jamais à celui qui la recherche en tant que telle. L'aventure vraie provient toujours de situations qui nous sont imposées et auxquelles on a décidé de résister au nom d'un projet réel (patrie, amour, affaires). Or, le drame de don Quichotte, c'est qu'il n'a aucun projet réel, sauf être chevalier errant "en soi". Or, l'en soi ne suffit jamais, l'en soi est une forme de néant qui conduit à la mort, surtout lorsque son agent, comme c'est le cas de don Quichotte, ne se nourrit que d'abstractions et de fantasmes. Vérité romanesque contre mensonge romantique, donc, encore une fois, mais aussi aventures du réel (Dorothée, Fernando, Luscinde, le captif et la Mauresque, le juge et sa fille, etc) contre mésaventures de la fiction (Don Quichotte.)
Pire, et c'est la deuxième remarque, c'est le texte lui-même qui semble peu à peu évincer le Chevalier à la Triste Figure. Le réel contre la fiction se joue aussi à l'intérieur de la réalité fictive du livre - et au risque d'irriter le lecteur lui-même. Car, il faut bien l'avouer, toutes les histoires secondaires de ce premier tome, aussi fabuleuses soient-elles, et contenant leurs morceaux de bravoure, retiennent bien moins l'attention que celle de notre héros qui semble abandonné par son propre auteur. Soit il s'endort, soit il est là sans être là. Soit il parle (le beau discours sur les armes du chapitre précédent) - mais cette parole ne suffit pas à contenter le lecteur qui voudrait que don Quichotte revienne au centre des événements. Hélas ! Quoique ce dernier fasse désormais, il est coincé, écarté et, comme nous allons le voir au chapitre suivant, quasi écartelé.
43 -L'estrapade.
La scène la plus cruelle du roman et celle en effet qui peut révolter le lecteur même le mieux aguerri, car enfin Cervantès avait-il besoin de s'acharner à ce point sur son héros ?
Pendant que le jeune don Luis, amoureux de donna Clara et qui la suit depuis qu'elle et son père ont quitté leur village, se faisant passer un muletier, lui fait sa sérénade, Don Quichotte monte la garde devant l'auberge. Maritorne et la fille de l’aubergiste décident de lui jouer le plus sale tour possible. Lui faire croire qu'une jeune fille est amoureuse de lui et voudrait lui toucher la main. Le malheureux bougre y croit, se met alors debout sur son cheval et leur tend le poignet à travers une lucarne située au-dessus de lui. Celles-ci l'attachent à un noeud coulissant et le laissent là toute la nuit, accroché à la lucarne, et au risque que Rossinante ne bouge et ne fasse qu'il tombe, pendu par le bras. Ce qui arrive le matin :
« En ce moment, il arriva qu’un des chevaux qu’amenaient les quatre cavaliers vint flairer Rossinante, qui, tout triste et les oreilles basses, soutenait sans bouger le corps allongé de son maître ; et, comme enfin il était de chair, bien qu’il parût de bois, il ne laissa pas de se ravigoter, et flaira à son tour l’animal qui venait lui faire des caresses. Mais à peine eut-il fait le moindre mouvement que les deux pieds manquèrent à don Quichotte, qui, glissant de la selle, fût tombé à terre s’il n’eût été pendu par le bras. Sa chute lui causa une si vive douleur qu’il crut, ou qu’on lui coupait le poignet, ou que son bras s’arrachait. Il était, en effet, resté si près de terre, qu’avec la pointe des pieds il baisait celle des herbes ; et c’était pour son mal, car, en voyant le peu qui lui manquait pour mettre les pieds à plat, il s’allongeait et se tourmentait de toutes ses forces pour atteindre la terre. Ainsi les malheureux qui souffrent la torture de la poulie accroissent eux-mêmes leur supplice en s’efforçant de s’allonger, trompés par l’espérance de toucher enfin le sol »
A propos de cette scène, et plus généralement à propos de la cruauté générale du livre, et qui a fait que nombres de lecteurs aguerris (comme Nabokov ou même Powys) s'en sont éloignés, avouant leur dégoût à l'égard du sadisme de Cervantès, Simon Leys, dans son Imitation de notre seigneur Don Quichotte, second chapitre de son Protée et autres essais, écrit :
« Quand nous reprochons à Cervantès son absence de pitié et la férocité de ses mystifications, nous oublions que c'est la vigueur même de notre indignation qui atteste la force convaincante de son monde et de ses personnages. »
Et c'est pourquoi l'indignation des ces beaux esprits est à la mesure du génie de Cervantès qui consiste à faire rivaliser la fiction avec la vie. Leurs reproches rendent hommage à l'extraordinaire impression de vérité qui se dégage de ce livre et qu'eux ne peuvent supporter. Car la cruauté de ce livre n'est rien d'autre que la cruauté du réel.
Cervantès ne se "venge" donc pas de ses déboires à Lépante, comme le disait Damien Saurel, mais plutôt les sublime, ou mieux les exprime "suprêmement", dans son livre. Car cette férocité, il l'a lui-même vécue dans sa chair. Estimer qu'il en fait trop est à la fois freiner son génie créatif et ne pas écouter sa douleur. C'est insulter l'oeuvre et l'homme.
Cervantès à la bataille de Lépante (07 octobre 1571)
44 -Don Quichotte isolé.
La fracture entre les événements réels et les déboires fantasmatiques de Don Quichotte, s'accentue. D'un côté, l'action qui suit son cours avec son lot de rebondissements et de réconciliations (rattrapé par des serviteurs de son père, don Luis est contraint d'avouer son identité, puis l'amour qu'il a pour Clara. Emu par sa sincérité, le juge accepte de lui accorder la main de celle-ci). De l'autre, la mise à l'écart persistante de Don Quichotte, dont plus personne ne s'occupe (même si on l'a détaché de sa corde), lui-même bloqué dans ses propres rituels de chevalerie.
« Don Quichotte, voyant qu'aucun des voyageurs ne faisait cas de lui et ne daignait seulement répondre à son défi, se sentait suffoqué de dépit et de rage ; et certes, s'il eût trouvé, dans les règlements de sa chevalerie, qu'un chevalier pût entreprendre une autre entreprise, ayant donné sa parole et sa foi de ne se mêler d'aucune autre jusqu'à ce qu'il eût achevé celle qu'il avait promis de mettre à fin, il les aurait attaqué tous, et les aurait bien fait répondre, bon gré mal gré. »
Don Quichotte se coiffe du bassin d’un barbier (chapitre 21) - Surugue d’après Coypel
45 - Principes de sagesse et de folie
Retour d'un incident passé : le barbier, à qui Don Quichotte et Sancho avaient, chapitre 21, volé son plat à barbe, surgit, comme tous les autres, à l'auberge, et somme qu'on lui rende son bien. Le problème est que pour Don Quichotte, ce plat à barbe n'est autre que le précieux armet du roi maure, Mambrin (un casque enchanté). Pour les départager, toute la communauté décide de voter pour savoir ce qu'il en est exactement de cet objet - et il en ressort que c'est un harnais de cheval ! Bagarre générale.
« ..l'hôtellerie n'était que pleurs, sanglots, cris, terreurs, alarmes, disgrâces, coups d'épée, coups de poings, coups de pieds, coups de bâton, meurtrissures et effusion de sang. Tout à coup, au milieu de cette confusion, de ce labyrinthe, de ce chaos, une idée frappe l'imagination de Don Quichotte : il se croit, de but en blanc, transporté au camp d'Agramant ; et d'une voix de tonnerre qui ébranlait l'hôtellerie :
- Que tout le monde s'arrête, que tout le monde dépose les armes, que tout le monde s'apaise, que tout le monde m'écoute, si tout le monde veut rester en vie.
A ses cris, en effet, tout le monde s'arrêta, et lui poursuivit de la sorte :
- Ne vous ai-je pas dit, seigneurs, que château était enchanté et qu'une légion de diables l'habitait ? »
Et de prouver à la communauté que ce sont les enchanteurs qui ont provoqué la discorde et la bagarre. Don Quichotte réconciliateur et pacifiste pour une fois.... mais non grâce à sa sagesse mais à sa folie. La sagesse, le dernier mot de la folie.
Tout semble s'acheminer vers une conciliation générale, mais des archers de la Sainte Hermandad (qui viennent, eux aussi, d'arriver à l'auberge, et se sont impliqués dans la querelle) reconnaissent en Don Quichotte celui qui les a attaqués afin de libérer les galériens (au chapitre 22). Défense grandiose et délirante de ce dernier :
« Quel chevalier errant vit-on, voit-on et verra-t-on jamais dans le monde, qui n'ait assez de force et de courage pour donner à lui seul quatre cents coups de bâton à quatre cent archers en quadrilles qui oserait lui tenir tête ? »
46 - Don Quichotte encagé.
Ces deux retours successifs (le barbier du chapitre 21 venant réclamer son plat à barbe, les archers de la Sainte Confrérie du chapitre 22 venant arrêter Don Quichotte), outre qu'ils révèlent la maîtrise organique de Cervantès et sa volonté de montrer que même le rocambolesque n'échappe pas au juridique (même un personnage aussi farfelu que Don Quichotte n'échappe pas à la police - et c'est en quoi nous sommes bien dans un roman "réaliste"), sont aussi des signes que nous approchons de la fin de l'histoire.
Faire revenir pour mieux finir - et finir en revenant à celui qui a progressivement été évacué des récits. Personnage perdu dans ses fictions, Don Quichotte a généré autour de lui beaucoup de personnages et de fictions - et de fictions HEUREUSES, tout le monde se retrouvant, se pardonnant, et se mariant, créant une sorte de communauté du bonheur, mais qui peu à peu l'ont bouffé, lui, et sans doute frustré le lecteur.
Car je défie, en effet, n'importe quel lecteur de Don Quichotte de ne pas avoir été irrité par cette suspension narrative dans laquelle l'auteur a fixé son personnage principal et cela dès la moitié de ce premier tome. Si nous, lecteurs passionnés de Don Quichotte, "en voulons" à Cervantès, ce n'est pas du tout parce que celui-ci a maltraité ce dernier, comme le pensait Nabokov, mais parce qu'il l'a bel et bien abandonné au fil de ses chapitres - mettant le paquet sur deux, trois, quatre, cinq histoires de couples, chacune étant la suite ou le complément de l'autre (Luscinde et Cardenio, Dorothée et Fernando, le captif et la mauresque, don Luis et Clara) mais qui, à force, ont fini par mettre la sienne de côté. Certes, on peut y voir là le fait d'une morale virile qui tend à montrer que la réalité l'emporte toujours sur le rêve et que le personnage qui rêve le plus est écarté par les autres qui, eux, vivent vraiment leur vie (et ont du reste une vie mille fois plus aventureuse que ce dernier), il n'empêche que ces diverses aventures des uns et des autres sont vécues par le lecteur, dans le temps de la lecture, comme des diversions. Et que nous savons que nous les oublierons bien vite - alors que nous n'oublierons jamais la scène de l'estrapade.
Et c'est pourquoi nous sommes si heureux de revenir à lui dans ce chapitre 46. Hélas ! Revenir à lui signifie revenir à sa misère. Afin de lui éviter l'arrestation, les compagnons de Don Quichotte convainquent les archers que leur ami est dément et que la loi des hommes n'a aucun effet sur lui. Ils les dédommagent pour les ennuis que celui-ci leur a causés et décident d'employer les grands moyens avec ce dernier - qui, lui, en est encore à imaginer qu'il va se rendre au royaume de Micomicon et rendre son honneur à la belle Dorothée. On se déguise alors en diable, on entre dans sa chambre, on se jette sur lui, on l'attache, on le jette dans une charrette qu'on a transformée en cage et on le ramène chez lui - lui faisant croire que cet emprisonnement est un prodige qui lui permettra d'arriver au plus vite à Micomicon !
Mais tout cela est bien déprimant. Et l'illustration de Gustave Doré fait mal au coeur.
47 – Vérités et mensonges.
« Ils s’embrassèrent tous, et promirent de se donner mutuellement de leurs nouvelles. Don Fernand indiqua au curé où il devait lui écrire pour l’informer de ce que deviendrait Don Quichotte, affirmant que rien ne lui ferait plus de plaisir que de le savoir. Il s’engagea, de son côté, à le tenir au courant de tout ce qu’il croirait devoir lui être agréable, tant de son mariage que du baptême de Zoraïde, de l’aventure de don Luis et du retour de Luscinde chez ses parents. »
Tout le monde se quitte et c'en est presque triste. Les aventures des uns et des autres sont terminées, celles de Don Quichotte et de Sancho n'ont pas réellement eu lieu, mais c'est trop tard, il faut rentrer.
Retour au bercail et retour à la thématique initiale, celle de la toxicité des livres de chevalerie, en la personne d'un chanoine sur la route qui s'invite dans le voyage et charge si violemment la littérature d'imagination que pour le coup on aurait envie de défendre celle-ci !
« Quelle beauté peut-il y avoir (...) dans un livre, ou bien dans une fable, si l'on veut, où un damoiseau de seize ans donne un coup d'épée à un géant haut comme une tour, et le coupe en deux comme s'il était de pâte à massepains ? »
[Et pourquoi diable Simon Leys déclare-t-il dans son essai sur don Quichotte que cette thématique « anti-littéraire » sur laquelle Cervantès a construit tout son livre est parfaitement vaine et oiseuse ? Il me semble au contraire qu'elle est partie prenante de toute l'histoire de la littérature, ce qu'a très bien vu précisément René Girard dans son Mensonge romantique. La littérature comme mensonge vrai ou vérité fallacieuse, éveil au réel ou corruption de celui-ci, compréhension du monde ou négation de celui-ci, est en effet l'obsession de Cervantès comme elle le fut de tous les contempteurs de la littérature, de Platon à Tolstoï, en passant par les Pères de l'Eglise et Rousseau. Et ma thématique favorite à moi aussi.]
48 - Le problème des commissions grosses ou petites.
Le chanoine continue :
« Que dirai-je ensuite de l'observation du temps présent pendant lequel pouvaient arriver les événements que l'on représente ? N'ai-je pas vu telle comédie dont le premier acte commence en Europe, le second se continue en Asie, le troisième finit en Afrique ; et, s'il y avait quatre actes, le quatrième se terminerait en Amérique, de façon que la pièce se serait passée dans les quatre parties du monde ? »
Il a vu Le Soulier de Satin, donc...
De son côté, Sancho, peut-être pris de remords, tente de convaincre Don Quichotte que ses « enchanteurs » ne sont autre que le barbier et le curé qui ont juré de le ramener chez lui. En vain, bien entendu. Sancho soupire et fait le calembour du livre : son maître est bien « encagé », sinon « enchanté » derrière ses barreaux. Mais en bon serviteur, il pense à tout :
« J'oserais demander à Votre Grâce [dit Sancho] avec tout le respect que je lui dois, si par hasard, depuis qu'elle est enfermée dans cette cage et, à ce qu'il lui semble, victime d'un charme, elle a éprouvé le besoin de faire, comme on dit, une petite ou une grosse commissions ? - Je ne comprends pas ce que tu dis, Sancho, quelle commission ? Parle clairement, si tu veux une réponse claire. - Vous ne comprenez pas ce que c'est qu'une grosse commission ? Ce n'est pas possible, monsieur, même les enfants savent cela. Ce que je voulais dire, c'est : avez-vous eu l'envie d'aller où personne ne peut aller pour vous ? - Ah ! Ah, je comprends ! Ah oui ; plus d'une fois, et justement, à l'heure qu'il est, la chose presse. Hâte-moi de me faire sortir, sinon je crains que ma cage n'ait bientôt plus rien de doré. »
C'est ce qu'on appelle la preuve par le corps. "Chier dans son lit, il n'y a que ça de vrai", disait le bon Luther. Si Don Quichotte a des besoins, c'est qu'il n'est pas si enchanté qu'il le dit. Sancho croit confondre ainsi son maître. Hélas !
49 – Vie et vérité.
« - Tu dis vrai, Sancho, répondit don Quichotte, mais je t'ai déjà dit qu'il y a toutes sortes d'enchantements, et il peut se faire que la mode ait changé avec le temps, et qu'aujourd'hui ce soit l'usage que les ensorcelés fassent tout ce que je fais, quoiqu' autrefois il en soit allé autrement. »
Caramba, encore raté ! "Je l'aurai un jour, je l'aurai", doit penser Sancho.
La vérité est qu'on ne peut rien contre la logique d'un fou - dont la spécificité, le chanoine va le voir tout à l'heure en reparlant avec lui des romans de chevalerie, est de dire autant de vérités que de mensonges. Proposition vertigineuse s'il en est, blasphème contre l'Esprit Saint (et qui peut-être ne sera pas remis), mais fait de tout un chacun : car si la vérité rend libre, le mensonge rend vivant.
50 - Histoire du Chevalier au lac (ou Eloge de la littérature).
Après les admonestations « anti-littéraires » du chanoine dans les chapitres précédents, l'apologie de la littérature dans ce cinquantième chapitre, sans doute l'un des plus beaux, en plus d'être celui qui peut le plus faire douter de la position de Cervantès quant à la littérature et aux romans de chevalerie. Car quelle plus belle réponse à ceux qui tiennent les romans de chevalerie comme nocifs pour l'esprit que la plus belle histoire de chevalerie jamais écrite et qui loin de corrompre l'âme la fortifie et l'ennoblit ? Encore une de ces « extravagances raisonnables » que sort Don Quichotte et que ne peut s'empêcher de reconnaitre le chanoine.
Non, la littérature de chevalerie n'est pas qu'un mensonge romantique mais une exhortation à la noblesse, au courage, au sacrifice. C'est une folie qui rend sage. Un mensonge qui rend vrai. Une fiction qui donne envie d'être réel.
« Que Votre Grâce m’en croie : lisez ces livres, ainsi que je vous l’ai dit, et vous verrez comme ils chasseront la mélancolie dont vous pourriez être atteint, et comme ils guériront votre mauvaise humeur, si par hasard vous l’avez mauvaise. Quant à moi, je peux dire que, depuis que je suis chevalier errant, je me trouve valeureux, libéral, poli, bien élevé, généreux, affable, intrépide, doux, patient, souffrant avec résignation les fatigues, les douleurs, les prisons, les enchantements..... »
Grandeur de la littérature, donc. Mais qui, avec Don Quichotte, peut aussi conduire au pire. A peine a-t-il fini son éloge « positif » de celle-ci qu'il retombe dans ses chimères :
« ....et, quoiqu’il y ait si peu de temps que je me suis vu enfermé dans une cage comme un fou, je pense bien que, par la valeur de mon bras, si le ciel me favorise et que la fortune ne me soit pas contraire, je me verrai sous peu de jours roi de quelque royaume, où je pourrai montrer la gratitude et la libéralité dont mon cœur est pourvu. »
Tout le problème - le mélange - est là. Il y a une divinité mais aussi une diablerie de la littérature. On le savait depuis longtemps, rétorquera-t-on. Oui, depuis Don Quichotte.
Mais il faut lire entièrement la page sublime du Chevalier au Lac :
« Y a-t-il un plus grand ravissement que de voir, comme qui dirait là, devant nous, un grand lac de poix-résine bouillant à gros bouillons, dans lequel nagent et s’agitent une infinité de serpents, de couleuvres, de lézards, et mille autres espèces d’animaux féroces et épouvantables ? Tout à coup, du fond de ce lac, sort une lamentable voix qui dit : ... »
La suite, ici :
https://www.ebooksgratuits.com/…/cervantes_don_quichotte_1.…
51 - Histoire de Léandra.
Au fond, la littérature ressemble à Léandra, cette beauté fatale qui s'est faite religieuse après avoir tourné la tête de tous les hommes, et notamment celle de ce pauvre chevrier qui vient d'apparaître et de raconter son histoire d'amant malheureux - la dernière histoire, et celle qui définit mieux le pouvoir érotique du livre.
« Celui-ci la charge de malédictions, l’appelle capricieuse, légère, évaporée ; celui-là lui reproche sa coupable facilité ; tel l’absout et lui pardonne ; tel la blâme et la condamne ; l’un célèbre sa beauté, l’autre maudit son humeur ; en un mot, tous la flétrissent de leurs injures et tous l’adorent, et leur folie s’étend si loin, que tel se plaint de ses dédains, sans lui avoir jamais parlé, et tel autre se lamente en éprouvant la poignante rage de la jalousie, sans que jamais elle en eût donné à personne, puisque son péché, comme je l’ai dit, fut connu avant son désir de le commettre. Il n’y a pas une grotte, pas un trou de rocher, pas un bord de ruisseau, pas une ombre d’arbre, où l’on ne trouve quelque berger qui raconte aux vents ses infortunes. L’écho, partout où il se forme, redit le nom de Léandra ; Léandra, répètent les montagnes ; Léandra, murmurent les ruisseaux, et Léandra nous tient tous indécis, tous enchantés, tous espérant sans espérance, et craignant sans savoir ce que nous avons à craindre. »
52 - La mort prescrite.
Dernières folies.
Don Quichotte se propose d'aider le chevrier en allant délivrer Léandra de son monastère mais celui-ci lui rit au nez et lui argue que ce sont bien là délires de chevaliers errants qu'on trouve dans les livres. Fureur de l'hidalgo qui se jette sur lui. Pugilat spectaculaire entre les deux hommes qui fait rire le curé et le chanoine.
(« un passage indigne de Cervantès », précise Viardot, car il n'y avait aucune raison de salir ces deux personnages. Mais peut-être Cervantès avait-il besoin là de bien montrer qu'il n'y a plus que Sancho qui tente désormais d'aider son maître - quoique ne pouvant le faire comme il le voudrait ici car retenu par un valet du chanoine. Détail poignant. Ainsi on laisse battre Don Quichotte et on empêche son écuyer de venir à son aide. Ce dernier serait-il, en cette fin de parcours, encore plus abandonné que son maître ?)
Mais surgit une procession de pénitents portant une statue de la Vierge Marie. Moulu et ensanglanté, Don Quichotte ne s'en relève pas moins, et pris d'une ultime hallucination, se persuade que c'est là une dame de qualité qu'ont enlevée des brigands. Nouvelle attaque seul contre tous et nouveau coup qui l'envoie à terre - et pour la première fois, on le croit mort. Lamentations ridicules et sublimes de Sancho.
« Ô fleur de la chevalerie, qui as vu trancher d’un seul coup de bâton la carrière de tes ans si bien employés ! ô honneur de ton lignage, gloire de la Manche et même du monde entier, lequel, toi lui manquant, va rester plein de malfaiteurs qui ne craindront plus le châtiment de leurs méfaits ! ô libéral par-dessus tous les Alexandres, puisque, pour huit mois de service et pas davantage, tu m’avais donné la meilleure île que la mer entoure de ses flots ! ô toi, humble avec les superbes et arrogant avec les humbles, affronteur de périls, endureur d’outrages, amoureux sans objet, imitateur des bons, fléau des méchants, ennemi des pervers, enfin, chevalier errant, ce qui est tout ce qu’on peut dire !… »
Mais Don Quichotte n'est pas mort. Il a l'épaule cassée. On le remet dans sa cage et au bout de six jours, on arrive à son village.
« Un petit garçon courut à toutes jambes porter cette nouvelle à la gouvernante et à la nièce. Il leur dit que leur oncle et seigneur arrivait, maigre, jaune, exténué, étendu sur un tas de foin, dans une charrette à bœufs. Ce fut une pitié d’entendre les cris que jetèrent les deux bonnes dames, les soufflets qu’elles se donnèrent, et les malédictions qu’elles lancèrent de nouveau sur tous ces maudits livres de chevalerie, désespoir qui redoubla quand elles virent entrer Don Quichotte par les portes de sa maison. »
Sancho retrouve sa femme. Celle-ci lui demande ce qu'il rapporte. Des récits ! lui répond-il en substance.
Et ce sont effet par des récits que se termine curieusement cette première partie. L'on évoque une troisième sortie que Don Quichotte aurait faite jusqu'à Saragosse.
Surtout, on parle de sa mort à travers une épitaphe :
« Celui qui fit taire tous les Bélianis ; qui, sur Rossinante, erra à l'aventure, celui-là gît sous cette froide pierre. »
Suivent des sonnets sur Dulcinée, Rossinante, Sancho Panza - puis une seconde épitaphe qui évoque autant Don Quichotte que Sancho. Enfin une troisième consacrée à Dulcinée. Si une seconde partie est vaguement annoncée, il n'en reste pas moins que cette première partie se termine par la mort pressentie, sinon prescrite, des trois personnages (dont un, celui de Dulcinée, qui n'est pas encore apparu), ce qui laisse une amertume d'un goût singulier. Ce n'est pas tant la mort des personnages qui nous fait mal que l'annonce de ces morts qui clôt un récit qui de toutes évidences n'est pas terminé. On admet volontiers la mort du héros à la fin de l'histoire mais à condition que l'histoire ait une fin. Or ici, il s'agit plus d'une mort sans fin, ou si l'on préfère, d'une mort qui arrive, ou du moins, s'annonce avant la fin. N'est-ce pas là la définition de l'existentialisme ? La conscience de la mort avant tout. La conscience de la mort avant la mort réelle. Que cela ne nous empêche pas d'être heureux.
Je vous remercie de votre attention
et vous souhaite une excellente Saint-Sylvestre.
Pierre C.