Sur la scène littéraire depuis 1974 avec Les Petits maux d’amour, Patrick Besson n’en a au fond jamais fini avec eux. Dans Scènes de ma vie privée, il raconte les ruptures, les solitudes, le début de la vieillesse et les diversions littéraires et mondaines qu’il s’agit de mener si l’on veut survivre. Car l’amertume et l’envie de mourir menacent chaque jour que le diable fait. Mais le néo-hussard veille au grain et si lui a vieilli, sa littérature reste encore et toujours la plus jeune.
L’irréalité des choses
On y est libre, on y respire (alors qu’a priori rien de plus étouffant que l’autofiction). Surtout on y apprend l’irréalité[1] des choses, des êtres, des sentiments. Dans Un État d’esprit, l’auteur se le demandait déjà : « qu’est-ce qui existe, putain ? ». Peut-être les enfants, justement. Son fils, 24 ans, qu’il invite dans une brasserie de Montparnasse, et dont, en bon père volage et voyageur, il a raté l’enfance et l’adolescence, le laissant aux griffes de sa mère au risque de le voir sombrer dans la peur des femmes tout le reste de sa vie. « La terreur dans laquelle vivent les hommes ayant été élevés par leur mère sans la protection d’un papa. » Plus que la douleur physique et le chagrin d’amour, la peur – la seule chose qu’on n’oublie jamais. « Cette hostilité secrète enveloppée de tendresse chagrine » du fils contre le père. Impossible de ne pas se fâcher (« Sa colère – ma colère ? ») mais impossible de ne pas se réconcilier deux minutes après sur Messenger. Au moins règne-t-il un esprit saint entre père et fils. Ce qui n’est pas le cas avec Sabine, la fille de Zoé. Tragique, cette scène où il se retrouve le Swann de Sabine, celle-ci ayant été un soir privée de baiser maternel à cause de sa présence, en plus d’avoir été enfermée dans un cagibi par sa mère (« tu ne l’avais jamais fait, maman ! »). Il a essayé d’aimer sa petite belle-fille mais cela ne pouvait pas marcher, « les jeunes enfants [ayant] des défenses d’éléphant » et ne cédant pas un pouce de leur pouvoir sur leur mère. Le pire est que, débonnaire et irréel comme il l’était, il aurait pu la protéger de la dureté (la réalité) éducative de celle-ci. C’est quand même lui qui l’aidait à se torcher quand elle était enfant – la plus belle scène de ce livre humain malgré lui.
Promenades « bretoniennes »
Dans des cafés qui sont devenus ceux de sa jeunesse mais qu’il continue de fréquenter, il rencontre ses amis, éditeurs, auteurs, eux aussi déjà vieux ou pré-vieux et en pleins chemins de traverse. Propos littéraires de bon aloi, du plus sardonique (« Pourtant, tu lui avais dit que c’était formidable. – La moindre des choses quand on n’a pas lu un livre ») au plus cynique (« Le lecteur est, lui aussi, un souci pour l’éditeur : il n’aime pas les bons livres, alors l’éditeur est obligé de lui en proposer de mauvais afin de faire un budget. ») Le rêve de l’écrivain authentique ? Faire la guerre à son lecteur, lui foutre sa misère dans la gueule. À part Marc-Edouard Nabe qui en a fait une de ses missions, personne n’ose. Où en sont-ils d’ailleurs ces deux-là entre eux ?
En attendant, promenades « bretoniennes » dans Paris : à Montmartre en laquelle il flotte « comme dans un pantalon trop grand » et où les rues donnent l’impression d’avoir bougé pendant la nuit ; au Champ-de-Mars, qu’il prend en photo un matin et pour le plaisir simple d’avoir un souvenir du Champ-de-Mars et de lui ; au Luxembourg, place Edmond-Rostand, où il se met à suivre une femme jusqu’à la rue des Martyrs – Nadja d’un jour et qu’il n’abordera pas. Puérilités adolescentes, sans doute, mais qui valent mieux que s’ouvrir les veines en ouvrant son album de mariage – comme a pu le faire son ami d’enfance, le chanteur Bob Horvat, à cause de sa femme, le seul mort de ce livre qui aurait pu tout aussi bien s’intituler Scènes de survie. Car à vingt ans comme à soixante, « La douleur fade de ne plus trouver de sens à sa vie » peut mener au pire. Et il est là le secret de ce récit/roman comme presque tous ceux de Besson. Survivre par les amitiés, les déjeuners (« jamais un déjeuner n’abolira le hasard »), les fugues, Nice et, par-dessus-tout, l’écriture qui permet de ne pas trop vivre ce que l’on vit, d’en faire du papier tout de suite, du joli passé qui aidera le lecteur à supporter le sien, qui sait ? « Homme amer à la mer », à nous !
[1] Le mot apparaît pages 16, 38, 46, 84, 116.