[James Tissot, Le cercle de la rue Royale (Orsay)]
Puisque nous sommes en début d’année, puisque cette année sera politique ô combien, puisque, on me permettra cette très vaniteuse remarque, ma troisième saison au Ring* commence aujourd’hui, il n’est peut-être pas inutile de s’interroger sur les fondements qui nous poussent à participer à cette glorieuse revue, et pour reprendre l’énoncé d’un lien que l’on peut trouver en bas d’écran, répondre à la question : qui sommes-nous ?
[*Ce texte a été publié une première fois le 26 janvier 2012 sur le site du Ring.]
Oui, qui sommes-nous ? De petits réacs hargneux à la sauce néoconservatrice, comme disent ceux que l’on énerve ? De fort toxiques consanguins en manque d’autorité et qui flirtent avec l’inflirtable, comme certains ennemis en font courir le bruit ? De surréalistes littérateurs en devenir qui rêvent de fight comme accusent ceux qui font tout pour nous imiter et nous parasiter ? La nébuleuse Dantec & Houellebecq ? Voilà qui va mieux. Valeureux compagnons de route de Philippe Muray, Pierre-André Taguieff et Benoît XVI ? Avec plaisir. Antimodernes décomplexés et flamboyants qui n’aiment rien tant, et jamais plus que cette année, que la danse et l’apocalypse ? Ce n’est pas à nous de le dire. Dandys anarchisants qui font du moonwalk sur les étoiles ? Oulouloulou ! Polémistes stylés de tous les chemins qui mènent à Rome ? Et comment ! Mais de quel droit prends-je la parole au nom des autres ? Et qu’est-ce que c’est que cette autoglorification insensée que même Kim Jong-il n’aurait pas osé ? Non, ce qui m’intéressait pour ce premier post de l’année, c’était de revenir un instant sur cette notion d’antimoderne qu’Antoine Compagnon lança naguère pour sa gloire et celle, éventuellement, de l’université, et que nous sommes quelques uns, je crois, à partager ici. Et pour cela, puiser notre inspiration dans ce bel essai publié l’an dernier aux Classiques Garniers, La polémique contre la modernité, Antimodernes et réactionnaires, une somme d’études réunies par Marie-Catherine Huet Brichard et Helmut Meter. Qui sommes-nous donc, antimodernes, si nous le sommes ?
[Nesterov, Portrait de l'artiste]
De bien tristes sires. En effet, d’après Antoine Compagnon, un antimoderne est d’abord un moderne qui n'a pas bonne conscience. Un antimoderne est une sorte de moderne malheureux. Quelqu’un qui déteste la modernité et va le dire sur Facebook. Ou qui déteste Facebook et va le dire sur Tweeter. Ni réellement conservateur ou traditionaliste, ni conformiste ou néo-classique, il est « un moderne divisé, partagé, dans la haine de lui-même ». La haine de nous-mêmes ? Oups ! Nous n’en demandions pas tant. Nous aurions plutôt parlé de distance ou de contradiction avec soi-même (qui est, disait Kiekegaard, la marque de la liberté), de paradoxe, de mise en abîme, de fêlure, de blessure, c’est-à-dire de conscience de soi et du monde. L'antimoderne aurait les tares (ou les valeurs) de son temps mais il ne s'en féliciterait pas pour autant. Il (se) déprimerait tout seul. Il dirait oui mais non. Une sorte de mondain antimondain en quelque sorte, très cultivé mais très anticulturel, qui aurait traversé de fond en comble son époque mais qui en serait sorti dégoûté (et non indigné – l’indignation étant, comme chacun sait, le fait du moderne militant.) Car contrairement au réactionnaire ou au traditionaliste, l’antimoderne arpente la modernité. Il connaît le monde comme Proust connaissait les salons avant d’écrire la Recherche ou comme Nietzsche fut tenté par le nihilisme avant d’en être le contempteur. L’antimoderne serait en ce sens un repenti de la modernité dans laquelle il verrait parfois une forme de décadence - « car, mis à part le fait que je suis un décadent, j'en suis aussi le contraire », écrivait Nietzsche. Mais peut-être plus que la modernité en tant que telle, ce serait l’engouement pour celle-ci qui dégoûte l’antimoderne. Non pas la fête en soi mais la fête comme seul mode d’être. Non pas Disneyland mais le monde réduit à Disneyland et ravi de l’être, en redemandant. L’antimoderne apparaîtrait alors, tel Philippe Muray pour l’éternité, moins comme celui qui veut liquider la modernité que comme celui qui veut l’exorciser – lui arracher ses démons narcissiques, la corriger de son autocélébration permanente, la guérir de son onanisme sociétal.
Mais ne pas rendre grâce aux choses dont on profite comme tout un chacun, dénoncer ce dont malgré tout on ne saurait plus se passer, critiquer ce qui nous contente même secrètement, est-ce bien sérieux ? Cracher dans la soupe - est-ce là la morale douteuse de l’antimoderne ? Comportement paradoxal, incompréhensible et finalement scandaleux pour le moderne et auquel il sera difficile de donner tort. Pour ce dernier, l'antimoderne apparaît en effet comme l’incohérent par excellence (au contraire du réac qui est un ennemi plus repérable) et ses « déchirures » à la fin d’un ridicule intenable. A quoi sert donc de conspuer le progrès si c'est pour quand même en jouir ? Que sert-il d'ironiser sur des valeurs que l'on fait semblant de ne pas adopter - et cette ironie permanente, d’ailleurs, dans laquelle s’enferme ce petit marquis, est-ce là le fait d’un esprit adulte ? Non, bien sûr. Pour le moderne fier de l’être, l'antimoderne fait simplement perdre du temps. C’est un parasite récalcitrant. Un dépressif plein de morgue. Un grincheux inutile. Un misanthrope doublé d’un tartuffe qui tiendrait le point de vue de la restriction mais sans se restreindre lui-même dans son intendance. Bref, un mauvais esprit qui trouve malin de brouiller les pistes.
Le littéral, ce n'est plus le barbare
Contrairement au centriste qui est à droite pour les gens de droite et à gauche pour les gens de gauche (malicieuse définition de Compagnon) l'antimoderne serait à gauche pour les gens de droite et à droite pour les gens de gauche. La belle affaire ! Il n’y a pas plus pénible, plus infantile attitude. Et ça se réclame dandy ! Pour le moderne, soucieux avant tout de vérité tautologique et qui au fond veut en finir avec les contradictions (c’est-à-dire avec la liberté), l’antimoderne complique inutilement les choses. L’antimoderne invente des problèmes. Or, la spécificité du moderne est d’en finir avec tous les anciens problèmes qui ont empoisonné l’ancienne humanité. Prenez Michel Onfray, moderne parmi les modernes. Pour lui, il n’y a pas de problème ou plutôt il ne devrait pas y en avoir. Il ne devrait pas y avoir d’Œdipe, il ne devrait pas y avoir de péché originel, il ne devrait pas y avoir de castration, il ne devrait pas y avoir de Croix, il ne devrait pas y avoir de résurrection ni de rédemption ni de salut ni de guérison, il ne devrait surtout pas y avoir de réversibilité – cette notion chère à Joseph de Maistre et qui indignera à mort le moderne. Non, pour ce dernier, les choses sont ce qu’elles sont. Les mots disent ce qu’ils disent. Le seul empire admis est celui du bien. Point barre. Le moderne se veut logique, imparable - littéral. La seule vérité qui tienne est tautologique, parménidienne : ce qui est est, ce qui n’est pas n’est pas. Tout le reste est littérature, mensonge, manip. Et si le moderne se sent investi d’une mission, celle-ci consistera à abolir cette croyance en l’équivocité du sens. La littérature en premier lieu. Si Houellebecq a écrit un livre sur le clonage, c’est qu’il est pour le clonage, c’est clair. Si Littell a écrit un livre sur le nazisme, c’est qu’il est nazi lui-même, c’est encore plus clair. J’exagère ? Allez donc consulter De l'extermination considérée comme un des beaux-arts, de François Meyronnis, publié chez Sollers en 2007, l’ouvrage le plus significatif de ces dernières années, et qui explique, avec un sérieux mortifiant, que La possibilité d’une île de Michel Houellebecq et Les bienveillantes de Jonathan Littell sont deux livres toxiques qui ne font que collaborer à ce quoi ils font semblant de résister. Faire un roman du nazisme, et même le plus documenté, le plus historique, c’est complaire au nazisme, ni plus ni moins. Avec Houellebecq et Littell, l’acte d’écrire ne relève plus, selon Meyronnis, que d’un « besoin de disparaître qui s’empare de l’auteur ; et qu’il reporte sur l’espèce humaine dans son ensemble » (p 89). Autant dire de Molière qu’il déteste l’humanité quand il écrit Le misanthrope ou de Shakespeare qu’il veut exterminer tout le monde quand il écrit Richard III ! Et d’ailleurs, nul besoin de mettre un point d’exclamation pour exprimer notre consternation, notre Ligneur de Risque l’écrit sans complexe : via Houellebecq, « la littérature s’avère un misérable auxiliaire du crime » (p 162). Il n’y a plus d’écart, plus de métaphore entre ce que l’on écrit et ce qui a été ou ce qui est. Il n’y a plus à distinguer le mot de la chose. Il n’y a plus de possibilité d’un livre. Et encore moins de possibilité d’un film.
[Pub pour le magasin de chapeau Hut Weber : It's the hat]
Pire que la littérature, le cinéma est le lieu de tous les saccages et de tous les mélanges : Charlie Chaplin / Adolf Hitler, même combat – c’est l’hallucinante thèse de Stéphane Zagdanski dans La mort dans l’œil, l’autre essai, publié en 2004, qu’il faut absolument lire si l’on veut comprendre comment la modernité (et la plus pointue, la plus visionnaire, la plus « in »), se pense elle-même, et n’a de cesse, comme l’avait tellement bien vu Houellebecq au début des Particules élémentaires, de vouloir abolir l’univers de la séparation, de la distinction, de la représentation. Pour le moderne à la pointe de la modernité, représenter le mal, c’est le déployer. Et l’image est le mal par excellence. L’image tue l’être. Place, donc, aux êtres sans images. Place aux hommes sans reflet et aux femmes sans ombres. Place à l’humanité sans fêlure. Place à l’humanité abolie.
Il est remarquable de constater que les dames patronnesses et autres Ernest Pinard d’aujourd’hui proviennent non plus des bancs réactionnaires, ligues de vertus d’antan ou police des bonnes mœurs, mais bien des laboratoires d’idées les plus intellos et les plus germanopratins, comme Lignes de risque et autres post-sollers clubs. Meyronnis, Zagdanski, et même s’il a l’air de se situer loin d’eux, Onfray – les trois Femmes savantes de l’époque et qui synthétisent le credo du moderne : érudition au service de madame Michu, transparence biographique (si Freud a menti dans sa vie, ça veut dire qu’il a menti dans son œuvre), littéralisme triomphant. Pour le moderne, ce n’est plus le littéral qui est barbare (et comme le disait Adorno), c’est tout ce qui n’est pas littéral, c’est le spirituel. C’est l’esprit qui dialectise, qui plaisante, qui séduit, qui donne du sens, qui donne des sens, qui polémique, qui érotise, qui élève, qui prie – en gros qui embrouille. Or, le moderne ne veut pas d’embrouilles. Le moderne ne veut pas chercher midi à quatorze heure. Le moderne trouve archaïque le perspectivisme. Le moderne veut un monde clair, total, tautologique – totalitaire. Surtout, le moderne ne veut pas avoir honte de lui-même. Le moderne veut chasser la mauvaise conscience immémoriale (nous allions dire « chrétienne ») de la condition humaine. Le moderne veut en finir avec les notions de perversion ou d’aberration. Le moderne veut en finir avec le jugement de Dieu.
En ce sens, Maurras, qui n’a jamais eu ni mauvaise conscience ni peut-être même conscience de ses aberrations, et qui, entre autres de celles-ci, se proclamait « catholique mais athée », réapparaît comme un moderne assumé de la pire espèce. Maurras – moderne jusqu’au fascisme, c’est ce qu’il faut explorer.
Maurras, romantique et positiviste
S’il y a des penseurs odieux, c’est bien les penseurs qui renient leurs goûts ou leurs penchants au nom de leurs idéaux, qui se castrent au nom de leur vérité. Maurras qui dira de Verlaine qu’il est « le plus mélodieux des poètes modernes » autant qu’ « il se trouve presque toujours à court d’harmonie » (et parce qu’il a la sensibilité bien trop dégénérée, sinon bien trop… féminine), Maurras qui clamera un jour que Raoul Ponchon est le plus grand poète de France (un peu comme Nietzsche déclara naguère, et pour des raisons « philosophiques », « méditerranéennes », préférer Bizet à Wagner), Maurras qui fera de son poète préféré, Baudelaire, son ennemi intime, est de ceux-là. C’est que Baudelaire, dont Maurras disait quand même qu’il était « comme un canton secret de lui-même », promouvait un sens de l’idéal peu compatible avec celui de L’Action Française. Baudelaire était trop sale pour l’Action Française. Trop sale dans sa manière de sentir, trop complaisant dans sa manière d’exprimer, et surtout trop incohérent dans sa « politique », si tant est qu’il en ait eu une, c’est-à-dire trop antimoderne – car Baudelaire, c’est le génie qui célèbre ce qu’il réprouve, qui honore ce qu’il condamne, celui dont l’esthétique et l’éthique ne vont pas ensemble, celui qui ose la contradiction, l’inconséquence, le paradoxe, la fleur – oui mais « du mal ». Tout cela est insupportable au moderne qui se veut au contraire le plus conséquent possible dans ses choix, sa morale et ses goûts. Mais peut-il l’être ? Peut-on l’être ? Et qu’est-ce qui se passe quand on arrive à l’être ? Mais on devient fasciste bien sûr ! C’est aussi cela le fascisme : une volonté de faire de tout un grand corps sain, ou qu’on forcera à être sain, une obsession d’unir toutes les forces en une seule, et non par des correspondances malsaines où les parfums, les couleurs et les sons se répondraient, non, surtout pas, pas de ténébreuse et profonde unité, pas de parfums corrompus, aussi riches et triomphants soient-ils (les ténèbres, la nuit, la corruption de l’être, c’est précisément ce dont on ne veut plus, vous avez compris ?), mais bien par des mariages, forcés s’il le faut, des emboitements où tout serait dans tout et réciproquement, afin de parvenir à cette totalité sans extériorité dont on rêve (comme le Paradis de Dante), où tout serait concentré dans la cité, le terroir, le camp scout. Pour le moderne comme pour le fasciste (qui n’est rien d’autre qu’un moderne au carré), il s’agit de résoudre tous les problèmes, de surmonter toutes les contradictions (et la Croix en est une qu’il faudra régler fissa), de faire en sorte que toutes les forces s’arrangent dans un même agencement, lui-même mis au pas par un principe premier – à la petite difficulté près que l’on est bien en mal de trouver celui-ci, ce qui est le comble du paradoxe (d’autant plus paradoxal que cette notion de paradoxe fait horreur au moderne !). Un Arché, oui, mais lequel ? Tout le drame de Maurras est là.
Comme le note Jean-Yves Pranchère dans son très remarquable article « Un romantisme du positivisme : les ambiguïtés de l’antiromantisme de Charles Maurras », le problème de Maurras est qu'il a voulu penser l'ordre des choses selon un principe fondateur et autoritaire…mais sans jamais être sûr de celui-ci. Comment penser l’ordre du père sans idées mères ? Voilà le hic. Là-dessus, Pranchère est lumineux : chez Maurras, « la notion d’ordre se trouve suspendue à un principe indéterminé, ou du moins faillible : il n’existe aucune norme absolue ou transcendante qui déciderait de la juste hiérarchie des besoins. » Eh bien, dites-moi, ça commence fort, le parti de l’ordre ! Et ça continue pire. Puisque l’on n’est plus sûr d’une légitimation par le haut, mieux vaut alors une légitimation par le bas : la soumission de la sensibilité à la raison, qui est le cheval de bataille de Maurras (car sinon on est une bonne femme comme Verlaine et être une bonne femme, c’est être barbare !), ne proviendrait pas de la raison mais de la condition d’épanouissement de l’animal humain. « Pour être un homme complet, écrit Maurras, il faut être un bon animal. » Miaou. « La justification de la raison, commente Pranchère, n’est pas dans l’inconditionnalité du vrai, mais dans la fonction de l’animalité humaine qu’elle remplit. » La raison au service non du vrai (ou de Dieu) mais au service de la bête. L’action et la grandeur en branle absolue mais sans objectivité supérieure qui la légitime. A la question inévitable « selon quel principe classerez-vous ? » Maurras restera toute sa vie hésitant – « la définition la plus nette qu’il ait jamais donné de l’ordre », explique Pranchère, n’aura été que dans « la conformité d’un être à tous les éléments de sa destinée ». On croit rêver. La hiérarchie exigée et exigeante mais sans que rien ne la légitime vraiment autre que la normativité destinale ! L’absolutisme, oui, mais sur fond d’empirisme ! Voici donc une doctrine qui pose l’ordre comme premier besoin de l’âme selon un credo que n’aurait pas nié Simone Weil, mais qui (contrairement à Simone Weil) est bien en peine d’en dénicher un qui puisse le convenir. Autant devenir alors relativiste, tolérant, social démocrate, moderne bon teint, pourquoi pas ? C’est ce qui est impossible à Maurras trop épris d’idéalisme et de totalité. Dès lors, sa doctrine mêlera sans complexes intégrisme nationaliste et incertitude métaphysique, traditionalisme total et relativisme positiviste, catholicisme d'Etat et athéisme personnel. A la fois classique par défaut (de foi) et par excès (d’intention), réclamant une structure forte et mystique à la cité mais étant bien en peine d'adhérer à telle force ou à telle mystique, se prétendant royaliste mais se révélant totalement indifférente, sinon méprisante, à l'égard de la personne du roi, on comprend que cette pensée ne pouvait que fort mal tourner et faire de son auteur un parangon de fascisme à la française. Car le fascisme est bien ce résultat contre nature entre mysticisme sans Dieu et politisation sauvage de la cité. Qu’est-ce qu’en effet qu’un fasciste sinon un intégriste sans objet, un fanatique qui ne sait pas réellement ce qu’il veut, mais qui veut absolument quelque chose ? « L’homme aime mieux vouloir le néant que ne pas vouloir », écrivait Nietzsche à la toute fin de la Généalogie de la morale. Ainsi Maurras : une sorte de penseur du terroir qui n'en a rien foutre du terroir, un faux traditionaliste qui exalte les traditions, au bout du compte, un esprit violent et confus et dont la polémique, « l'une des plus basses qu'on ait lues » disait Bernanos, en appelle parfois à la liquidation réelle de l'adversaire, faute de pouvoir et de vouloir le convaincre. Comme le dit Pranchère, « il ne s’agit pas pour Maurras, à travers la véhémence de l’injure, de détruire l’illusion des grandeurs humaines pour montrer le grotesque d’un monde asservi au péché ; il s’agit d’exterminer politiquement l’adversaire en niant son appartenance à la communauté nationale ou humaine. » Combien de blogueurs devraient en prendre de la graine ! Combien de sous maurrassiens qui se prennent pour Bernanos ou Léon Bloy et qui corrompent le langage dont ils font mine de faire si grand cas, confondant vitupération et trolling, sainte colère et stalking ! Règle élémentaire de psychologie littéraire : moins on est sûr de soi, de son talent et de ses idées, plus on est méchant. Et c’est pourquoi Maurras est un si débectant personnage. Parce qu'il manque cruellement de charité, soit de générosité, de conviction, soit d’altérité. Parce qu' il prend la politique trop au sérieux (« politique d’abord ») mais que ses valeurs sont celles d’un utilitariste. Parce que sa violence verbale va de pair avec une violence d’état – et qu’en ce sens Pranchère a foutrement raison de noter que dans ses appels au meurtre, il porte « une responsabilité morale dans certains assassinats politiques » (il faudra un jour poser la question chère à Simone Weil de l’impunité littéraire). Parce qu'il a réellement pris parti pour la Gestapo contre les maquisards pendant la Résistance. Parce que sa doctrine est inscrite dans un système d’affects dégueulasses : antisémitisme et essentialisme culturel français d’une part, et pourrait-on dire, absence d’humour, soit absence de distance, de contradiction, de compassion, d’autre part. Parce qu’il est anti-français au nom d’une France idéale qui n’a jamais existé. Maurras, c'est la politisation jusqu'à l'abolition de l'humour, la polémique jusqu'à l’expulsion de l’adversaire comme corps étranger, enfin, le ressentiment nationaliste qui va jusqu’à souhaiter l’invasion étrangère de la nation pour punir celle-ci de ne pas l’avoir été assez. Bigot car incroyant, fanatique car incertain, voulant réunir tous les contraires mais inapte à la conciliation (sauf avec les vrais ennemis) ; n’ayant de cesse de vouloir harnacher ses goûts à ses idées, sa complexion à son idéologie, son romantisme nerveux à son classicisme cérébral, et cela au risque de se nier lui-même ; incapable de se remettre de l’absence de transcendance qu’il a lui-même instauré (ou qu’il s’est lui-même imposé par manque de foi, c’est selon) et encore moins de sublimer le jeu des apparences et du hasard, et cela malgré sa fréquentation fervente de Lucrèce ; incapable d’admettre ni d’affirmer le retour éternel de toutes choses ; incapable, au fond, d’être un épicurien joyeux ou un nietzschéen insouciant, l’anti-antimoderne trouvera de quoi calmer ses angoisses dans cette synthèse improbable de romantisme et de positivisme, de classicisme et de paganisme, de nationalisme et de scientisme. A l’inverse des « antimodernes qui nous fascinent [parce qu’ils] avouent les contradictions qui les traversent [et parce que] leur modernité s’affirme dans l’assomption d’un déchirement ou d’une impossibilité », Maurras est celui qui précisément a voulu « délivrer le pessimisme antimoderne de son passéisme nostalgique pour le mettre au service d’une contre-révolution résolue et dictatoriale. Aveugle à ses propres contradictions, son antimodernité est, elle aussi, moderne – non plus au sens d’une pratique de la distance à soi, mais au sens d’une adhésion immaîtrisée à la modernité positiviste. » Ainsi pourra se définir le maurrassisme et d’une certaine manière la modernité. Une refus de la contradiction inhérente à chacun que permet seule cette « distance à soi ». Un refus de la Croix comme condition humaine. Un refus de la tragédie et de l’ombre. Un refus, au fond, de la liberté. La fleur moderne de l’être ne saurait être une fleur du mal.
Et maintenant, les fleurs du bien.
Philippe Muray l’avait prédit : « le droit du lecteur à ne lire qu’au premier degré » est devenu un droit imprescriptible, et sera bientôt le devoir de tout un chacun. Pourquoi donc célébrer des fleurs en disant qu'elles sont « du mal » ? C'est bien d'un antimoderne d’enfant gâté, ça ! Non, aux yeux du moderne, si l'on célèbre les fleurs, on les appellera « les fleurs du bien », et basta ! Et si l'on fait l'apologie des paradis artificiels, on militera pour, mais on ne fera pas comme cet antimoderne de Baudelaire qui nous décrit d’abord, et avec quel contentement, les effets du hasch pour finir par dire qu'il est pour sa prohibition. Non, quand on est pour, on est pour, quand on est contre, on est contre. Penser autrement, c’est être hypocrite et le moderne accepte tout sauf l'hypocrisie et les contradictions ineptes. Le moderne ferait aujourd'hui un procès à Baudelaire non parce que celui-ci a parlé complaisamment des péchés du monde, mais parce qu'il parle du monde toujours sous l'angle du péché. Or, le péché, c'est ce qu'il faut abolir. Tout comme la castration. En finir avec le jugement de Dieu, comme nous avons dit, mais aussi avec toutes les instances tragiques qui depuis Sophocle jusqu’à Freud ne cessent de nous empoisonner la conscience. Non, la vie n’est pas tragique, dit le moderne. Il y a certes des malheurs, de la souffrance, des guerres atroces, des gens qui meurent de faim, des enfants qu’on viole et des adultes qui se suicident, tout cela, on ne le nie pas, mais ce que l’on nie, c’est l’explication tragique qu’en font les religions, les mythes et la littérature. Bien au contraire, s’il n’y avait pas ces pensées tragiques, il n’y aurait pas tant de tragédies dans le monde. La pensée tragique, qu’elle relève de la dette, du péché ou de la circoncision, est un mauvaise croyance opératoire qui ne fait qu’ajouter du malheur aux malheurs du monde et qui sous prétexte de trouver du sens aux choses met du sel sur les plaies. La pensée tragique n’est pas un constat du monde mais son exécution. Dès lors, il faut purger le monde de ces influences malsaines. Le défreudiser, le déchristianiser, le désophocliser. Pour le moderne, à la fois relativiste et positiviste, c’est clair : moins de pensée tragique = moins de tragédie dans le monde. Moins de Sophocle = moins d’Œdipe dans les familles. Moins de Shakespeare = moins de Richard III dans l’Histoire. Le mal, c’est à la fois l’Eglise Catholique et la littérature – en un mot, le roman, le « Rome en ». Balzac, Flaubert, Maupassant, Zola, Proust, Céline, qu’ont-ils fait sinon souiller les âmes avec leur pessimisme sadomaso, leur complaisance à la misère et à la cruauté, leur pathétisme lyrique – et cette croyance inique, tirée tout droit de Joseph de Maistre, en la réversibilité des peines et des chagrins ? Non, la souffrance ne rachète personne. Non, le sang des innocents ne sauve pas les coupables. Non, le sacrifice n’est pas ce que chacun doit à chacun. Non, la Croix n’est pas nécessaire. Non, on n’a pas besoin, sauf si on est tordu, d’un Christ qui vient prendre notre place. Non, « tous les êtres ne gémissent pas » contrairement à ce que disait ce fou de Maistre. Non, être homme ne signifie pas avoir peur hors du péril, comme le disait cet autre fou de Pascal. Non, l’inconscient n’existe pas. Il y a certes dans la vie des périls qu’il faut craindre mais il n’y a pas de périls intérieurs que l’on devrait s’inventer pour faire plaisir au Buisson Ardent ou au divan du cabinet de psy. Il faut arrêter avec ça. Il faut que les écrivains d’aujourd’hui et de demain écrivent autre chose que la énième transposition de Job ou de Judas, d’Electre ou d’Œdipe.
«… mais nous, artistes d’un autre siècle, que peindrons-nous ? Chercherons-nous dans la pensée de la mort la rémunération de l’humanité présente ? l’invoquerons-nous comme le châtiment de l’injustice et le dédommagement de la souffrance ? Non, nous n’avons pas affaire à la mort, mais à la vie. Nous ne croyons plus ni au néant de la tombe ni au salut acheté par un renoncement forcé, nous voulons que la vie soit bonne, parce que nous voulons qu’elle soit féconde. Il faut que Lazare quitte son fumier, afin que le pauvre ne se réjouisse plus de la mort du riche. Il faut que tous soient heureux, afin que le bonheur de quelques-uns ne soit pas criminel et maudit de Dieu. »
Est-ce Michel Onfray ou Caroline Fourest qui écrit ces lignes ? Non, c’est George Sand dans le premier chapitre de La mare au diable et qui met en place pour deux siècles et peut-être plus les fondements d’une littérature progressiste et humanitaire. Une littérature qui opèrerait une réforme esthétique et morale en vue du bien-être et de la dignité pour tous. Une littérature qui ne serait plus « littérature du mal » ou « mort à crédit » mais bien amour de la vie, confiance en l’humanité, bonheur des enfants.
« Nous croyons que la mission de l’art est une mission de sentiment et d’amour, que le roman d’aujourd’hui devrait remplacer la parabole et l’apologue des temps naïfs, et que l’artiste a une tâche plus large et plus poétique que celle de proposer quelques mesures de prudence et et de conciliation pour atténuer l’effroi qu’inspirent ses peintures. Son but devrait être de faire aimer les objets de sa sollicitude, et au besoin, je ne lui ferais pas un reproche de les embellir un peu. L’art n’est pas une étude de la réalité positive ; c’est une recherche de la vérité idéale, et Le vicaire de Wakelfield fut un livre plus utile et plus sain à l’âme que Le Paysan perverti ou Les Liaisons dangereuses. »
Tout est dit : la littérature progressiste, qui fera du bien à l’humanité, qui rendra le sourire aux hommes, forcément de bonne volonté, ce sera celle-là : une littérature de vicaire. Ou de guérisseur. Paulo Coelho. Marc Lévy. Guillaume Musso, et tant d’autres. Voilà des auteurs qui valent ce qu’ils valent mais qui au moins, comme dirait François Meyronnis, ne s’avèrent plus les auxiliaires du crime comme ces salauds de Houellebecq ou de Littel - et au contraire de ces derniers, font l’éloge du réel, le leur comme le nôtre. De même au cinéma avec les Cht’is ou Intouchables célébrés par tout le monde du Monde au Figaro. L’important, pour le moderne, qu’il soit populaire ou intello, réac ou progressiste, ringard ou underground, est de célébrer la vie telle qu’elle se déroule, de glorifier le nouvel être social enfin libéré des anciennes instances culpabilisatrices qu’étaient le péché originel ou l’Œdipe, de redonner confiance dans le Dasein. Que l’on soit patriote avec Maurras, socialiste avec Jaurès, indigné avec Stéphane Hessel, ou festif avec Omar Si, l’essentiel est d’abolir l’angoisse métaphysique. Abolir l’ancienne humanité abolie. Et rendre intouchable la nouvelle. « Touche pas à mon époque ». « Touche pas à mon présent ». « Touche pas à ma fête ». « Touche pas à ma tribu ». « Touche pas à mon pacs. » « Touche pas à mon Paris Plage ». « Touche pas à ma Terre. » « Touche pas à ma citoyenneté du monde. » Voilà ce que répète de toutes ses forces vitalistes et mortifères, mortifères car vitalistes, le moderne et voilà ce contre quoi s’élève l’antimoderne. Pour lui, pour nous, il s’agit donc de tenir toujours prête « l’arrière-pensée », « la pensée de derrière », celle qui osera précisément toucher cet empire du bien, non pas tant pour le démolir (il est indémolissable) que pour l’ausculter et parfois le faire douter de lui-même. Et pour ce faire, trouver les rares lieux qui permettent cette liberté. Le Ring en est un. Le Ring donne le droit à celui qui en est digne d’avoir, comme le dirait Gabriel Matzneff dans son dernier ouvrage, sa « séquence de l’énergumène ».
Bonne année antimoderne à tous !
PS :
Sur l'impunité littéraire, je me suis inspiré de ce passage capital de L'enracinement de Simone Weil :
"De même pour la littérature. Ce serait une solution pour le débat qui s'est élevé récemment au sujet de la morale et de la littérature, et qui a été obscurci par le fait que tous les gens de talent, par solidarité professionnelle, se trouvaient d'un côté, et seulement des imbéciles et des lâches de l'autre.
MAIS LA POSITION DES IMBECILES ET DES LACHES N'EN ETAIT PAS MOINS DANS UNE LARGE MESURE CONFORME A LA RAISON. Les écrivains ont une manière inadmissible de jouer sur les deux tableaux. Jamais autant qu'à notre époque ils n'ont prétendu au rôle de directeurs de conscience et ne l'ont exercé. En fait, au cours des années qui ont précédé la guerre, personne ne leur a disputé excepté les savants. La place autrefois occupée par des prêtres dans la vie morale du pays était tenue par des physiciens et des romanciers, ce qui suffit à mesurer la valeur de notre progrès. Mais si quelqu'un demandait des comptes aux écrivains sur l'orientation de leur influence, ils se réfugiaient avec indignation derrière le privilège sacré de l'art pour l'art.
Sans aucun doute, par exemple, Gide, a toujours sur que des livres comme Les Nourritures terrestres ou Les Caves du Vatican ont eu une influence sur la conduite pratique de la vie chez des centaines de jeunes gens, et il en a été fier. Il n'y a dès lors aucun motif de mettre de tels livres derrière la barrière intouchable de l'art pour l'art, et d'emprisonner un garçon qui jette quelqu'un hors d'un train en marche. On pourrait tout aussi bien réclamer les privilèges de l'art pour l'art en faveur du crime. Autrefois les surréalistes n'en étaient pas loin. Tout ce que tant d'imbéciles ont répété à satiété sur la responsabilité des écrivains dans notre défaite est, par malheur, certainement vrai.
Si un écrivain, à la faveur de la liberté totale accordée à l'intelligence pure, publie des écrits contraires aux principes de morale reconnus par la loi, et si plus tard il devient de notoriété publique un foyer d'influence, il est facile de lui demander s'il est prêt à faire connaître publiquement que ces écrits n'expriment pas sa position. Dans le cas contraire, il est facile de le punir. S'il ment, il est facile de le déshonorer. De plus, il doit être admis qu'à partir du moment où un écrivain tient une place parmi les influences qui dirigent l'opinion publique, il ne peut pas prétendre à une liberté illimitée. Là aussi, une définition juridique est impossible, mais les faits ne sont pas réellement difficiles à discerner. Il n'y a aucune raison de limiter la souveraineté de la loi au domaine des choses exprimables en formules juridiques, puisque cette souveraineté s'exerce aussi bien par des jugements d'équité." (Simone Weil, L'enracinement, "La liberté d'opinion")
Commentaires
Dans le même genre que le livre de Meyronnis sur Houellebecq, celui d'E. Marty sur Sade (cf. l'émission récente Répliques sur ce sujet) mériterait aussi un commentaire. Après le "pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens", un "pourquoi je ne suis pas sadien" qui se refuse à toute lecture autre qu'absolument littérale, par où celui qui lit sans frémir, vomir et brûler une page de Sade est un assassin en puissance, digne du gibet. Et, paradoxe, l'époque où la chasse officielle aux perversions sexuelles devient une obsession est aussi celle qui voit l'entrée dans la Pléiade du proscrit des lettres. Par quelle étrange incohérence?
J'attends la polémique éventuelle, après celle sur Céline, portant sur l'inclusion de Sade dans les "célébrations nationales"...
Je vous l'ai déjà dit lors de sa publication sur Le Ring mais ce texte est d'une beauté cosmique.
Peut-être votre meilleur.
Bien à vous.
Oui, excellent texte critique que je découvre tardivement, grâce au blog de Paul Edel qui vous plébicite.