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Simon Leys, l'intempestif

 

 

IL Y A UN MOIS PILE, J'INTEGRAIS CAUSEUR.....

 

 

 [La mer, la mémoire, la littérature et un des rares écrivains que l’on devrait déclarer d’utilité publique.]

 

« Je plie

Je coule

Je m’appuie sur les coups qu’on me porte. »

Henri Michaux, Epreuves, exorcismes

 

causeur,simon leys,le studio de l'inutilité,mao,maoïsmeEn ce temps-là, tout anticommuniste était un chien. Achat obligatoire en Chine sous peine de travaux forcés, le Petit Livre Rouge se vendait comme des petits pains à Saint Germain des Prés. Philippe Sollers s’exaltait à traduire les poèmes du Grand Timonier dans Tel Quel. Et parce qu’il avait osé le premier un essai critique sur la Révolution culturelle avec Les Habits neufs du président Mao (1971), la sinologue maoïste Michelle Loi ne trouvait rien de plus honnête que de révéler le véritable patronyme de Simon Leys dès le titre de son libelle contre lui Pour Luxun. Réponse à Pierre Ryckmans (Simon Leys) espérant ainsi que celui-ci devienne persona non grata en Chine. Il est vrai que l’on ne s’en prenait pas comme ça à la « Révo. Cul. » et à ses laudateurs dont Jean-François Revel dirait plus tard que s’ils n’avaient pas de sang sur les mains, ils en avaient sur la plume.

Autant le négationnisme nazi arriva après le nazisme, autant le négationnisme stalinien et maoïste commença tout de suite, et cela non pas par le biais de quelques extrémistes délirants et isolés, du reste immédiatement exclus des thébaïdes intellectuelles mais bien par celui de l’ensemble des maîtres-censeurs du Flore et dont certains sont toujours honorés sur les plateaux de télévision, tel l’inoxydable Alain Badiou qui se donne encore le droit, comme le rappelle, mi-consterné mi-amusé, Leys, d’écrire à propos de Lénine, Staline, Mao, Guevara et autres bienfaiteurs du XX ème siècle qu’ « il est capital de ne rien céder au contexte de criminalisation et d’anecdotes ébouriffantes dans lesquelles depuis toujours la réaction tente de les enclore et de les annuler. » Rien que pour cette piqure de rappel, d’autant plus nécessaire que l’amnésie historique, partie intégrante du programme totalitaire, continue même à notre époque, et comme l’a bien vu Frédéric Rouvillois dans son propre article, à être la règle auprès d’un grand nombre d’intellectuels, sinon de la doxa, la lecture de ce Studio de l’inutilité devrait être précisément déclaré d’utilité publique. En vérité, ce Belge qui résista aux tanks de l’intelligentsia des années 70 et suivantes, fut notre homme de Tian-anmen à nous.

Pour autant, l’intérêt de lire ce Studio n’est pas seulement d’ordre purgatif. Intempestif en politique, Simon Leys l’est autant en littérature – et c’est là que le plaisir commence. Esprit curieux, érudit toujours plaisant, il n’est jamais là où on l’attend. Peut-être est-ce dû à cette « belgitude » qui, comme chez Henri Michaux sur lequel s’ouvre ce recueil d’essais, est la marque d’une carence originelle, d’une « conscience diffuse d’un manque » que l’auteur de L’ange et le Cachalot va tenter de compenser par la singularité et le paradoxe - l’inadaptation étant toujours la chance de l’esprit libre. Et l’adaptation trop grande la malchance de l’artiste - celle par exemple qui finira par toucher Michaux lui-même qui, en voulant, à la fin de sa vie, corriger son œuvre de sa spontanéité originelle, la gâchera tout de bon en lui donnant un tour bien trop culturel pour être artistique. C’est qu’entre temps, Michaux sera pour sa gloire et son malheur devenu français – c’est-à-dire à l’époque un intellectuel de gauche se rangeant à l’opinion la plus avantageuse et la plus dépravée, au fond la plus utile, celle qui permet, écrit Simon Leys, de « délivrer des brevets de bonne conduite et des médailles récompensant l’effort méritant, qu’il s’agisse de la Chine de Mao ou du Japon d’après guerre » et qu’il se serait sans doute bien gardé de faire s’il était resté belge.

Se garder de tous les clichés de la « francitude », au risque de perdre les pouvoirs qu’elle donne, telle sera la probité de Simon Leys qui, à l’instar de Simone Weil qu’il admire, choisira toujours la justice plutôt que son camp. En plus de rester fidèle à ses goûts, ce qui dans notre pays où tout le monde aime ou déteste la même chose est aussi une preuve d’héroïsme. Ainsi, lorsqu’Antoine Gallimard et Jean Rouaud le contactent pour savoir quel est pour lui « le roman du XX ème siècle », il ne propose pas, comme tout un chacun, l’énième chef-d’œuvre de Céline, Proust ou Kafka, mais remet à l’honneur d’autres titres moins cotés quoique tout aussi importants, tels Le nommé Jeudi de Chesterton et L’agent secret de Conrad, deux romans qui mettent en scène terroristes et contre-terroristes et qui à leur manière parlent de cette possession révolutionnaire qui fut la marque abominable du XX ème siècle et qu’un Dostoïevski avait déjà anticipé dans ses propres Possédés.  Paradoxe personnel de Leys dont on connaît l’amour de la mer mais qui choisit de Conrad, l’un des plus grands écrivains maritimes s’il en est, le roman le plus urbain, le moins épique, et qui en guise d’eau ne parle que de la pluie londonienne.  Mais cohérence métaphysique de Leys qui voit dans cet Agent secret la volonté de Conrad, apatride comme lui, de décrire la terrifiante réalité européenne du début du siècle avec ses conspirations prométhéennes, son nihilisme délirant, sa future violence continentale.

 A l’instar de René Girard (et d’ailleurs de Conrad), Leys est un romantique qui connaît mieux que personne les mensonges du romantisme et que seul l’art romanesque peut dévoiler. Y compris ceux qui se mêlent justement de mer et de navigation, sa passion-répulsion. Car la mer réelle n’est pas celle qu’ont fantasmé nombre d’auteurs (et parmi les plus grands comme Baudelaire), en faisant une sorte d’évasion du quotidien, d’horizon paradisiaque, d’aventure féérique comme le rêvait le pauvre Marius dans la trilogie de Pagnol. Non, la vérité que seuls les marins savent mais taisent est que « la mer est invivable ». La mer est stupide, plate, monotone, stérile, cruelle. La mer rappelle que la Nature n’est pas cette bonne maman accueillante sur laquelle se sont pâmés Charles Trenet et Renaud mais bien cette marâtre qui traite sans pitié les hommes et les marins de surcroît. Le « rêve nautique » est plein de noyades, de scorbut, de discipline inhumaine – aussi faux et aussi mortifère que le rêve maoïste. Mais l’amnésie poétique a la vie aussi dure que l’amnésie idéologique. Que sait-on exactement de Magellan et de son voyage aussi héroïque qu’infernal (et que lui, on l’oublie souvent, ne termina pas, se faisant tuer à mi-route par des indigènes philippins) ? Au-delà de la performance, indiscutable pour l’époque, de ce premier tour du monde et qui allait changer la donne du monde, « ce que l’expédition démontra – faisant de Magellan l’involontaire ancêtre idéologique de la globalisation -, c’est la circumnavigabilité du globe : tous les océans communiquent. »

A partir de Magellan, le monde ne sera en effet plus qu’une affaire de communication, commercialisation, médiatisation, aliénation – et mal de mer. Alors, certes, on peut toujours rêver d’une cité parfaite, comme celle qu’organisèrent pour un temps sur leur île les fameux « naufragés des Auckland » en 1865 (et qui inspirera à Jules Verne quelques années plus tard son Ile mystérieuse), on peut toujours rêver, à l’instar de Simon Leys lui-même, d’une université castalienne où professeurs et étudiants se retrouveraient pour la seule quête de la connaissance pure et de la vérité désintéressée (quoique, rajoute malicieusement l’auteur, « les étudiants constituent un élément important, mais pas toujours indispensable » !), l’on peut toujours imaginer une tour d’ivoire aristocratique dans laquelle se protéger du monde, le problème est que, comme le disait Flaubert, l’on ne pourra jamais éviter cette « marée de merde [qui] en bat les murs, à les faire crouler. » La merde de l’utile, évidemment.

 

Simon Leys, Le Studio de l’inutilité, Flammarion, 2012.

 

Cet article a été publié une première fois sur Causeur le 20 mai 2012.

 

 

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Commentaires

  • – et mal de mer.
    Il y a peu, sur un truc à touristes pour autochtones, je naviguais vers Marie Galante.
    Je ne songe qu'à aller dessus/sur elle, cela m'obsède, m'envahit, me possède. J'ai failli faire partie d'un équipage, ils ont choisi un quatrième homme m'ont dit que je serai (j'ai rien pigé, je résume, la tentation de Satan, vu mon âge ils se gourent à donf, ça devrait leur passer, mais pas encore semble-t-il). Comme pour les truffes, le milieu est fermé et masculin. J'ai pas trouvé comment pénétrer. Je trouverai ultérieurement, j'ai le temps avec moi et ma pugnacité. Pourtant il ne s'agissait que d'un convoyage de Catania à l'Estaque, trois fois rien. Quelques quarts de nuit. Solitaire. Juste ce qu'il me faut.

    L'histoire (de l'aller vers Marie Galante) est trop longue à raconter. Et cruelle.

    La mer est un milieu âpre et difficile.
    Certes.
    Mais là, pas moyen de tricher.
    La montagne est son pendant.
    Kif/kif.

    Loin, loin, loin, grâces soient rendues, de la ville et ses miasmes.

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