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Une résistance poétique - à propos du Chant des ferrailleurs, de Gabriel Boksztejn.

 

 

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Sur Actualitté, le 22 mars 2023

 

Première publication de l’auteur, Les Chant des ferrailleurs se présente comme une forme de résistance au monde doublée d’une tentative (tentation ?) de le respiritualiser, sinon de le « ré-angéliser » à travers ce qui n’est rien moins qu’une mini-épopée sociale. Comme le dit Michel Crépu qui le préface, « il y a quelque chose qui commence ici ». Ne le manquons pas.

Gabriel Boksztejn s’inquiète. Il voit la langue morte partout, le nom qui n’a plus de nom, le chant dépouillé de son verbe. Il se demande s’il ne faudrait pas sacrifier quelque chose pour sauver la Parole – et pourquoi pas une ville ? « Je voudrais que Paris brûle », scande-t-il au premier vers du premier poème de son premier recueil. Le voilà qui se prend pour Néron qui se prenait pour un poète ! L’intention est louable mais son feu ne prend pas encore. Lui-même en est conscient et c’est dans cette conscience (malheureuse ?) que surgit sa poésie et peut-être même son manifeste :

 

Son feu n’aurait ni la chaleur du feu

ni l’orgueil du feu

il s’étendrait loin

des grands brasiers ravageant les forêts

dans cette ambiguïté secrète

entre le regret et l’adieu

chant dépouillé

de verbe

et qui ne dirait pas de lui « je suis le feu »

 

De fait, il y aura quelque chose de déceptif, sinon de dépressif, dans cette œuvre conçue comme une chute autant sur le plan spirituel que visuel. Vers libres tombant au milieu de la page et formant des colonnes de mots, chacun suscitant vitesse et tristesse, élan de malheur et précipité de solitude, dépossession de soi et de sa parole – mais aussi, car rien de telle que la complainte en poésie, beauté négative et espérance apophatique. Dire ce qui est mais aussi ce qui n’est pas. Et même dire ce qu’on n’arrive pas à dire. Dire désespérément.

 

Il y a ce silence

entre deux personnes

avec ces mots

qu’on ne prononce pas

ou ces mots

qu’on utilise pour ne pas employer

d’autres mots

des mots

qui ne disent jamais assez

ou bien trop

disparaissant à la surface de notre parole

comme un souffle sur un mur

mais ce n’était pas ce silence-là.

 

Dans une décharge du Havre, trois hommes travaillent dur. Ce sont les ferrailleurs chargés de désosser les radiateurs, les télévisions et autres machines de métal pour en récupérer l’aluminium. Brume, nuit, mort clandestine. On se croirait dans un récit, on est dans un poème, épique comme Hugo, douloureux comme Eluard et, à la fin, angélique comme Rilke. Parce qu’il s’agit bien, pour Boksztejn, de sauver les hommes de ce lieu qui n’est pas un lieu, de les ramener à leur propre présence, de leur redonner la possibilité de prier, de chanter.  Même les nègres chantaient dans les champs de coton. Pas eux, perdus dans leur mutisme, fêlés dans leur espérance, en passe de devenir aluminium à leur tour.

Le premier est un libraire, un timide qui s’est toujours cru de trop, 

 

… un de ces figurants

seconds rôles d’une histoire

oubliés dès qu’on tourne la page

 

et qui se demande parfois

 

s’il ne valait pas mieux

expirer peut-être l’air

qu’il avait dû ravir

à une âme meilleure

pendant que Dieu

avait le dos tourné…

 

Dieu qui tourne le dos, Dieu qui abandonne. Le croire, c’est déjà se tourner vers lui. Patience, âme oubliée !

Autre homme manquant à lui-même, vidé de son être, à la voix de cendre, le second ferrailleur est un bourguignon d’origine immigrée qui porte en lui « des exils oubliés ». « Athée convaincu », il s’est persuadé qu’il ne pourrait jamais transmettre au monde le « fruit de ce qui nous traverse » et s’est enfermé dans une misanthropie mortifère, ne trouvant refuge qu’auprès de son chien avec qui il partage une complicité toute schopenhaurienne (ou houellebecquienne !). Hélas ! L’animal meurt un jour et il est obligé de l’enterrer. Charogne baudelairienne qui devient bientôt fumier des terres mortes, « dîme à la nuit des fleurs à croître » – et qui rend son maître à sa solitude définitive. « Exister, c’est devenir le corps de ce qu’on a perdu. » 

Le deuil, c’est aussi le destin du troisième ferrailleur. Sa femme morte en couche. Son incapacité à aimer sa petite fille sauve – celle-ci condamnée à jouer à l’enfant qui fait semblant de jouer, à se manipuler comme on manipule une peluche, à envoyer des images d’elle-même au monde indifférent – « déportation spontanée de son être vers une enfance en trompe-l’œil ». Il faut bien compenser « l’inexpérience de la plaie », exister tant bien que mal, mentir pour ne pas périr. Drôle de mensonge en vérité qui « n’a pas en lui la volonté du mensonge » un peu comme la ligne que la mer esquisse sur la plage « n’a pas la volonté de la ligne ».

À ce niveau, la poésie de Boksztejn tente la métaphysique, sinon la mystique. Comment s’acheminer vers la Parole ? Comment épeler la langue du pardon ? Comment s’imaginer dans le regard de Dieu ? Athée ou sceptique, on y retombe ou y remonte malgré tout. Matière, humanité, ciel (ou enfer, purgatoire, paradis, comme dirait l’autre) – tel est le mouvement des ferrailleurs, leur laborieuse assomption, leur douloureux délestage.

Peut-être, parfois (soyons un peu méchant – après tout, Gabriel est un ami), la parole vire au discours :

 

Qu’est-ce que notre siècle moderne

sinon la dévitalisation souterraine

de la réalité

dont la décharge

offrait le visage mis à nu ?

 

Et la complainte à la jérémiade :

 

à quel point nous sommes abandonnés

tant il est vrai

que les amis ne peuvent

et ne pourront jamais

être assez présents pour nous

non

jamais assez présents

même quand ils le veulent.

 

Tant pis pour les amis. Dieu, qu’on croyait le dos tourné, veillait. Déjà, on avait senti son « impatience » lors de certaines « minutes radieuses » et sa présence qui se mêlait aux nôtres dans quelques silences assourdissants. On ne comptait plus les occurrences du poète au pain, au vin, au figuier, jusqu’à ce cantique que n’aurait pas dénié Péguy :

 

Et de ce pardon

la vie porta

           jusqu’au ventre de l’hiver

au bout des existences les plus ténues

la foi

dans l’unité de la ligne

pour que de ce rêve impossible

                      l’instant se fasse graine

                             et puisse fleurir en elles

      

Il suffit en effet d’un instant de grâce (de graine ?)  pour être sauvé. L’internel n’arrive pas à la fin de la vie mais au milieu. Dès lors, peu importent le retour au labeur, la mort, la tombe, l’oubli. L’ange (Gabriel ?) est passé par-là et a permis à l’homme d’être enfin « infiniment lui-même ».

 

 

Le Chant des ferrailleurs précédé de Je voudrais que Paris brûle (éditions Unicité, 2023) est disponible sur le site de l'éditeur, ici

mais aussi sur celui de la Fnac, là, 

et commandable dans toutes les bonnes librairies. 

A part ça, Gabriel Boksztejn fera une présentation de son livre le 1er avril à l'EXC librairie, passage Molière, 75003 Paris, M° Rambuteau ou Etienne Marcel, 

ainsi que le 30 avril (avec comme guest stars Etienne Ruhaud et bibi) à la librairie L'Officine, 4 rue des Maronites, 75020 Paris, M° Ménilmontant ou Couronnes.

 

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