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TROÏLUS ET CRESSIDA ou L'infection du monde

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 A Lina Maeva

 

« Vous pouvez l’apprécier, comme elle peut vous déplaire :

Bon ou mauvais, ce sont les hasards de la guerre. »,

Avertit le Prologue – et qui ne relève pas pour une fois du simple « As you like », mais bien d’un risque que cette pièce ne nous déplaise pour de bon. Moins féroce que Mesure pour mesure, plus ironique que Tout est bien qui finit bien, Troïlus et Cressida est la grande pièce parodique de Shakespeare, mais d’une parodie noire, inquiétante, mystificatrice, où le mauvais sentiment triomphe, où la légende pâtit, où les héros d’antan se révèlent de bien tristes sires :  Achille, orgueilleux et lâche ; Ajax, vaniteux bovin ; Nestor, gâteux ; Ménélas, cocu magnifique ; Agamemnon, faiblard sentencieux ; Ulysse, pousse-au-crime (et qui, pour cette raison, s’en sort « amoralement » mieux que les autres) ; Diomède, obsédé sexuel ; Hector (Hector ! le personnage le plus vertueux de Homère), sadique ; Cressida, adultère – et qui, pourtant, après Juliette et Cléopâtre, donne son nom à la pièce, nouvelle sorte d’amante, pragmatique et sensuelle, et qui laisse le pauvre Troïlus, le seul encore fidèle à l’ancien monde, le seul qui pensait que la parole garantissait la vérité, le seul épris d’absolu (mais avec quel narcissisme !), à sa plainte hamlétienne : « Des mots, des mots, de simples mots. »

 

 

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Il est vrai que l’entrée de ce dernier dans la pièce n’est guère héroïque :

« Fais venir mon valet ; et qu’une fois encore on me désarme.

(…)

Moi je suis plus faible qu’une larme de femme,

Plus éteint que le sommeil, plus sot que l’ignorance,

Moins brave qu’une pucelle dans le noir,

Et aussi malhabile que le marmot ignare. »

Le comble est que Troïlus ne nous apparaîtra pas au cours de l’histoire  si couard que ça – au contraire. Sa façon de se dénigrer provient plus d’un narcissisme pervers que d’une véritable lâcheté. Troïlus se flagelle par vanité, rien de plus. Tout est comparaison pour lui et pour Pandare, le vieux satire (génialement interprété par Charles Gray dans la production BBC), qui cherche à le faire épouser sa nièce Cressida :

« Quel homme merveilleux ! Pâris ? C’est de la merde, comparé à Troïlus. »

Dans ce monde qui a perdu tout sens de la hiérarchie (le célèbre discours d’Ulysse à la scène 3 du premier acte), vulgarité et rivalité règnent en maîtresse. Jamais « les feux de l’envie », si chers à René Girard, n’ont été aussi brûlants :

« … ainsi chaque grade, 

A l’image du premier, malade de jalousie

Envers son supérieur, est gagné par la fièvre de l’envie

Et la pâleur exsangue de la rivalité. »

Quoi de plus normal pour un conflit dont l’origine sexuelle (« Toute la dispute est à propos d’une putain et d’un cocu », éructe Thersite, II-3), et la maladie vénérienne qui va avec, resurgit à chaque vers ? En ce sens, Troïlus serait la version anale de l’Iliade, moins parodique que révélatrice. Tout ce que vous avez toujours voulu demander sur Achille, Hélène et les autres sans jamais oser le demander.

Dès lors, la langue ordurière, celle de Thersite, sera la langue originelle – le sexuel ou le scatologique constituant, infectant, le mot ou le nom lui-même : « Achiax » (II-1). Et le dernier mot de la pièce, prononcé par Pandare sera « infections » (« diseases »). Infection du monde.

Même la chanson de Pandare censée célébrer l’amour de Pâris et Hélène semble célébrer l’orgasme primitif :

« Un moment “Oh ! Oh !“, à présent “Ah ! Ah ! Ah !“ 

“Oh ! Oh !“ L’amour soupire après d’autres “Ah ! Ah ! Ah ! – hop là !“ »

Et juste un peu plus loin :

« C’est cela qui génère l’amour : sang chaud, chaudes pensées, chaudes actions ? Eh bien, c’est pareil pour les vipères. L’amour serait-il une engeance de vipères ? »

L’amour, c’est la mort. Reconnaissons à Troïlus de l’avoir vu :

« La tête me tourne ; l’attente me donne le vertige.

Les délices que j’imagine sont si doux

Qu’elles ensorcellent mes sens. Qu’adviendra-t-il

Quand mon palais alléché goûtera pour de vrai

Au nectar, trois fois distillé, de l’amour ? La mort, j’en ai peur… » (III-2)

 

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Une mort à laquelle il ne goûtera pas (malgré tous les efforts de Pandare) puisque Cressida lui préfèrera Diomède. Pour autant, ne se condamnait-il pas à la chasteté lorsqu’il jurait ses grands dieux que l’on pourrait un jour dire de lui « loyal comme Troïlus », serment ridicule auquel celui de son aimée répondait dangereusement, en cas de tromperie, par un « fausse comme Cressida » ? Au bout du compte, c’est la loyauté de l’un qui aura suscité la fausseté de l’autre. Au contraire de Roméo et Juliette et d’Antoine et Cléopâtre, Troïlus et Cressida n’auront jamais coïncidés -  et Troïlus pas même avec lui.

Ne pas être en adéquation avec soi, telle est la question que pose Ulysse à Achille.

« … L’homme n’est maître de rien –

Si grande que soit la concordance entre sa nature et ses actions –

Tant qu’il ne fait pas profiter autrui de ses talents ;

Pas plus qu’il ne peut, de lui-même, savoir ce qu’ils valent

Tant qu’il ne les voit pas prendre forme dans l’approbation

Qu’ils suscitent là où ils se déploient et qui, telle une voûte, répercute

La voix des approbateurs ; oui, qui telle une porte d’acier

Tournée vers le soleil, en reçoit et en renvoie

L’image et la chaleur. »

Et la question de l’être, c’est celle du temps, bien sûr. Le temps qui dévore l’être – peu importe ce que l’on ait fait avant.

« Le Temps, seigneur, a dans le dos un sac

Où il met les aumônes promises à l’oubli,

Monstre géant d’ingratitude. 

Ce sont les restes de prouesses passées

Qu’il dévore, sitôt réalisées, et oubliées,

Sitôt révolues.

(…)

Quand il reçoit ses invités, le Temps se met au goût du jour :

Aux partants, il serre la main, du bout des doigts ;

Mais les bras grands ouverts, comme pour s’envoler,

Il étreint les nouveaux arrivants : à  l’accueil, les sourires ;

Aux adieux, les soupirs. Puisse le mérite n’avoir pas à mendier

De salaire pour ce qu’il a été !

Car tout : beauté, intelligence,

Naissance, amitié, charité, tout est soumis

A l’envie et à la calomnie du Temps. »

Troïlus y va aussi de sa complainte sur le temps :

« Le Temps nous veut du mal ; comme un voleur pressé,

Il entasse son précieux butin sans souci du comment.

Il y a autant d’au revoir que d’étoiles dans le ciel. »

Le comble est qu’il ira lui aussi de son « au revoir » à Cressida lorsque les autres Troyens décideront (et lui avec eux) de la renvoyer aux Achéens via Diomède, ne se contentant lors de leurs adieux qu’à répéter à celle-ci un « sois fidèle » ad nauseam. Troïlus, puceau magnifique, cocu militant, niais intersidéral – et pour finir, voyeur impuissant des ébats entre son ancienne belle et son rival costaud,  à la fois obligé d’écouter les sarcasmes de Thersite :

« En voici deux que le démon de la luxure, avec son gros cul et son doigt en patate, est en train de chatouiller ! Vas-y, la débauche, faut que ça braise ! Faut que ça braise ! » (V-2),

…hurler des sottises :

« O beauté, où est ta foi ? »,

…en appeler à l’honneur des mères :

« Faites qu’on ne croie pas cela, par respect pour la femme. 

Chacun de nous a une mère, pensez-y…. »,

…et pour finir, la dédoubler :

« Si la beauté a une âme, ce n’est pas elle. 

Si l’âme guide les serments, si les serments sont choses saintes,

Si la sainteté réjouit les dieux,

Si l’unité est une, de par son principe même,

Ce n’est pas elle. O délire de la logique

Qui plaide pour la cause qu’en même temps elle réfute !

Autorité à deux visages, quand ainsi la raison se révolte

Sans risquer de se perdre et que sa perte même s’habille de raison

Sans aucune révolte ! C’est Cressida et ce n’est pas elle. » 

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Dans Tout est bien qui finit bien, Hélène couchait avec Bertrand en lui faisant croire qu’elle était une autre femme, Diana. Dans Mesure pour mesure, Angelo couchait avec son ancienne femme, Marina, croyant coucher avec Isabella. Le dédoublement était un leurre afin de ramener le méchant à l’unité, la fidélité et l’amour. Dans Troïlus et Cressida, il devient l’espoir fantasmatique du cocu qui ne veut pas voir en son aimée sa trompeuse. En vain, bien entendu.

« Des mots, des mots, que des mots ; rien qui vient du cœur ;

Les actes, eux, vont dans un autre sens. » (V-4)

Mais Troïlus a-t-il eu du cœur ? Et ses actes sont-ils allés dans le bon sens ? Toute la pièce a prouvé le contraire : tour à tour faible et féroce, constant et versatile, chaste et pervers, le bel amoureux aura autant juré ses grands dieux qu’il aura abandonné son aimée. Cressida, que l’on dit si volage, cynique, sensuelle, infidèle, l’avait bien cerné :

« Vous, les hommes, ne voulez jamais rester » (IV-2)

Quelle femme ne sera pas d’accord ?

 

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Voir aussi POLITIQUES DE SHAKESPEARE, le 16 février 2016

PÉRICLÈS, PRINCE DE TYR ou Les heureuses infortunes, le 20 août 2016 

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