Henry Fuseli - Titania and Bottom, vers 1790
"L'amour en son imagination n'a pas le goût du jugement" (I-1).
"La lune, il me semble, regarde d'un oeil humide ; et quand elle pleure, les plus petites fleurs pleurent, se lamentant sur quelque virginité violée"(III-2).
"Quand la foi tue la foi, oh ! l'éternelle guerre sainte !" (III-2)
"L'un voit plus de démons que le vaste enfer n'en peut contenir et c'est le fou." (V-1)
"Je veux entendre cette pièce ; car il n'y a jamais rien de déplacé dans ce que la simplicité et le zèle nous offrent (...) Nous nous ferons un plaisir de bien prendre leurs méprises : là où un zèle malheureux est impuissant, une noble bienveillance considère l'effort et non le talent." (VI-1)
"La comédie nous fait du bien, mais les théories de la comédie nous enferment dans le mal", écrit Michel Edwards au tout début de son Shakespeare et la comédie de l'émerveillement. C'est que le rire a dans la tradition classique toujours quelque chose de satanique ou de punitif. Le rire rit toujours aux dépens de quelqu'un - qu'on se moque de lui ou qu'on veuille le corriger de ses vices. Le rire tourne en dérision ce qu'il y a de plus sacré en ce monde : les croyances et la souffrance d'autrui. Le rire abandonne l'homme à sa misère. Le rire abandonne l'homme dans la matière - et La comédie est le lieu de cette matière triomphante. Du moins chez Molière.
Car chez Shakespeare, le rire est moins dérision des hommes qu'étonnement devant les hommes. Le rire est moins ce qui met à distance la réalité que ce qui l'approuve, et la comédie est non plus le lieu de la misère de l'existence que celui de l'émerveillement devant celle-ci. Dès lors, la comédie de l'émerveillement va se mélanger avec ce que l'on va bien être obligé de considérer comme une élévation spirituelle - et l'on sera alors tenté de dire que c'est la tragédie qui enferme l'homme dans la matière. Lear, Macbeth, Othello ou les grands égarés dans la folie matérielle de l'égoïsme, de l'ambition et de la jalousie. Shakespeare athée ? On en parlera une autre fois. Pour l'heure, il s'agit de "sauver le rire" et, pour cela, passer du réel risible au réel rieur. Dans ces merveilles que sont Comme il vous plaira, La Nuit des rois, Le Songe d'une nuit d'été ou La Tempête, il y a un rire qui dit oui à l'existence, un rire qui triomphe du mal, soit de la mort, et qui fait que tout est bien qui finit bien. C'est ce que Edwards appelle le "merry" de Shakespeare, cette allégresse, véritable "accélération de l'être" et qui traduit "le sentiment d'appartenir au monde et de nous y plaire". Le "merry" ou ce qui nous rend joyeux dans l'appréhension du réel. Le "merry" ou ce qui nous fait nous voir ce qu'il y a de merveilleux dans le réel. "O merveille !", s'exclame la Miranda de La Tempête en voyant pour la première fois un groupe d'homme perdus - c'est-à-dire l'humanité - sur son île.
Dans l'émerveillement, le réalité n'est plus jamais décevante - bien au contraire, elle est celle sur laquelle on va constituer rien de moins qu'un nouveau monde fondé sur le pardon et la réconciliation. Approuver le réel, c'est en effet renouveler son moi de fond en comble en se débarrassant de tout le ressentiment et de tous les instincts de vengeance qui jusqu'à présent le constituaient. "Socialement" parlant, cela signifie que l'on est prêt à créer une nouvelle communauté où rois et reines, fées et elfes, artisans et comédiens vont tous pouvoir vivre en paix et en utopie. Le seul "homme nouveau" n'a jamais été que "l'homme heureux", comme disait Gaston Bachelard dans La poétique de l'espace.
Cette utopie, Le Songe d'une nuit d'été la réalise entièrement. Pourtant, la pièce commençait dans une ambiance pesante : le vieux père Egée, digne d'un Capulet, voulait marier sa fille Hermia à Démétrius qu'elle n'aimait pas plutôt qu'à Lysandre qu'elle aimait et la condamnait à mort ou au cloître si elle refusait de lui obéir ; les deux jeunes amants fuyaient la cité, préférant mourir ensemble plutôt que d'être séparés ; Démétrius, amoureux malheureux d'Hermia, à leurs trousses lui-même traqué par Héléna et qu'il menace de violer si elle continue à le suivre - l'ombre du viol traversant la pièce dès sa première scène :
THÉSÉE - Hyppolite, je t'ai courtisé avec mon épée, et j'ai gagné ton amour en te faisant violence.
Tout aurait pu alors tourner bien mal et se terminer comme dans Roméo et Juliette, ou mieux comme dans Pyrame et Thisbé (cette tragédie représentée après la comédie et comme pour montrer ce que celle-ci aurait pu être celle-là), si précisément les elfes et les fées ne s'en étaient mêlés. C'est la magie qui résout les problèmes et c'est le songe qui permet la réconciliation finale où l'on en oublie même la loi d'Athènes qui prévoie la mort pour les enfants désobéissants. Egée finit par pardonner à sa fille. Lysandre peut épouser Hermia et Démétrius peut "accepter" d'être aimé par Héléna. Et si l'enfant indien de Titania passe aux mains d'Obéron, ce changement d'appartenance est moins un "rapt" qu'un passage de la mère au père, soit de l'enfance à l'âge adulte (comme Pamina passe de la Reine à Nuit à Sarastro dans La flûte enchantée), l'enfant n'étant d'ailleurs pas si arraché à sa mère adoptive que ça puisque celle-ci accepte d'épouser Obéron. Hommes et elfes ont en effet les mêmes rites d'initiation. D'ailleurs, ce qui intéresse les habitants du monde invisible est que les habitants du monde visible se marient et aient des enfants - et en bonne santé si possible, "sans verrue, ni bec-de-lièvre ni cicatrice". Obéron, Puck et les autres veillent à ce que chaque couple se retrouve et puisse, sous la bénédiction de la communauté, perpétuer l'espèce. Et si les humains ne sont pas assez sages pour s'aimer ou s'accepter, on aura alors recours à la magie... C'est là que cette utopie apparaît réellement comme telle. La leçon improbable du Songe est que sans sortilège, la paix sociale n'est pas possible. Pour que Démétrius renonce à Hermia et aime Héléna (la condition qui fera que tout rentre dans l'ordre), il faut que le charme qui l'ait touché ne soit pas levé - contrairement à ceux de tous les autres. Si tout est bien qui finit bien, c'est parce que tout le monde revient à la raison sauf un personnage qui reste "enchanté" à vie - pour le bonheur des autres et le sien ! Heureux bouc émissaire de cette nuit d'été, Démétrius s'aperçoit bien que quelque chose s'est passé en lui : "j'ignore par quel sortilège - car sortilège il y a - mon amour pour Hermia fondit comme de la neige", avoue-t-il à l'acte IV - mais à quoi bon se plaindre puisque c'est cela qui va le rendre heureux ? C'est donc bien la magie qui brise le mimétisme, l'ensorcellement qui résout la dissonance.
Après tout ça, l'assemblée peut se retrouver à l'acte V pour une représentation bouffonne de Pyrame et Thisbé. L'on a souvent dit que Shakespeare composait ses pièces n'importe comment et que ce cinquième acte n'apportait rien à la pièce (puisque tout se résout à l'acte IV), sinon qu'il n'était qu'une énième mise en abîme de la pièce dans la pièce, cliché du théâtre baroque. Si, comme le dit Michel Edwards, Shakespeare "place ses scène comme, dans ses vers, il place ses mots", alors il faut comprendre que cet acte V n'est en rien un remplissage de virtuose, mais bien l'accomplissement de la pièce dans lequel le tragique n'apparait plus que comme un spectacle résolu par le réel. Non pas que la mort et la cruauté seraient évacuées du monde, au sens où l'entendrait par exemple un Philippe Muray, mais au sens où la catharsis l'aurait définitivement emporté dans notre perception de la vie. La "joyeuseté tragique" de Pyrame et Thisbé, étonnante parodie de Roméo et Juliette, marque la transfiguration scénique du malheur - et comme s'il n'y avait plus désormais malheur que sur scène. Ce qui a failli arriver dans le réel a été conjuré par la magie et n'est plus qu'une représentation cathartique, pièce dans la pièce, tragique qui n'existe plus qu'en rêve. Telle est l'utopie, une certaine douceur sociale et conjugale où chacun a magiquement retrouvé sa place et aime qui l'aime. Plus que la miséricorde, cette arrière pensée des arrières mondes et qui laisse finalement beaucoup de monde en rade, la féérie réunit tout le monde sans exception. Rêve et réalité ne font plus qu'un. Car, comme le dit un proverbe populaire cité par Edwards, le vrai bonheur de l'humanité ne consiste pas dans l'espérance d'une "transcendance" religieuse conditionnelle mais dans l'espoir terrien, humain, aussi vieux que celui de la vie éternelle mais plus effectif que celui-ci, que "Jeannot ait sa Jeannette".
Et c'est sur une bonne nuit pleine de promesses en caresses fertiles que Puck nous quitte - pas tant que ça d'ailleurs, puisqu'il précise qu'il aidera nos caresses si nous faillons.
So, good night unto you all.
Give me your hands, if we be friends.
And Robin shall restore amends.
[Je vais évidemment me répéter mais on ne saurait se passer pour la compréhension du Songe la sensationnelle production de la BBC de 1981, toujours mis en scène par le génial Elijah Moshinky et servie par Helen Mirren, Robert Lyndsay, Peter McEnery et Nigel Davenport. Version d'anthologie, croyez-moi, et qui est sans nul doute le chef-d'oeuvre de ce coffret Shakespeare Comédies volume 1.)
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Texte datant de juillet 2008 et mis en ligne le 30 mai 2013 sur Le Salon littéraire)