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Les Deux gentilhommes de Vérone ou L'Impromptu dramatique

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De cette pièce que l'on a souvent défini comme une aventure de la préciosité, une féérie de l'absurde, un roman théâtral de chevalerie, sans doute difficile à lire et à suivre en français mais dont la BBC a fait, encore une fois,  une merveille de mise en scène (Shaun Sutton / Don Taylor, 1983), je retiens particulièrement une scène - celle où Julia, première femme "forte" de Shakespeare et qui annonce les Portia, Viola et autre Juliette à venir, résiste à l'envie folle qu'elle a de lire la missive de son amoureux Protée (un drôle de zouave, celui-là), décrivant avec une finesse touchante et drolatique cette expérience universelle de la jeune fille vierge (mais cela pourrait être tout aussi bien un puceau) qui, dépassé(e) par son propre désir, ne sait comment le contenir, y résiste d'abord par pudeur ou orgueil, avant d'y céder dans la honte du premier émoi.

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Voici donc Lucette, la servante, qui apporte à Julia la lettre de Protée. Ne voulant rien montrer de sa panique intime (et autant à sa servante qu'à elle-même), Julia refuse d'ouvrir ce pli qui porte symboliquement atteinte à sa chasteté et congédie la première, ce que celle-ci feint de faire, laissant sa jeune maîtresse dans les affres de la pudeur. Et en effet, aussitôt seule, Julia se met à s'en vouloir autant qu'elle en veut à sa servante qui aurait dû, "sachant qu'elle est fille", la forcer à lire cette lettre. L'adolescente qui sait qu'elle est une adolescente et qui reproche à l'adulte de ne pas l'avoir aidée à surmonter sa peur. L'enfant qui refuse de faire ce qu'on lui demande librement alors qu'on devrait employer une douce force pour qu'il le fasse et qu'il ne demande que ça. 

 

JULIA – J'aurais voulu jeter un coup deuil sur cette lettre. Ce serait une honte de la [Lucette] rappeler et de la prier à une faute pour laquelle je viens de la gronder. Sotte qu’elle est, sachant que je suis fille, de ne pas m’avoir mis la lettre de force sous les yeux ! À certaines offres les filles, par modestie, disent un non qu'elle voudrait qu’on prît pour un oui. Fi ! fi ! Quel capricieux que ce fol amour qui, comme un marmot têtu égratigne sa nourrice et aussitôt baise la verge humblement ! Comme j'ai chassé brutalement Lucette, quand je l'aurais si volontiers garder ici ! Quelle moue furieuse je m’étudiais à faire, quand la joie intérieure forçait mon cœur à sourire ! Pour pénitence, je vais appeler Lucette et lui demander la rémission de ma sottise passée. Holà ! Lucette !

 

Lucette revient. Julia trouve le prétexte de lui demander l'heure du dîner. La servante, pas dupe, fait semblant de ramasser quelque chose par terre - le pli de Protée, bien sûr. Julia s'énerve de nouveau ("Laissez-le à terre pour ceux qu'il concerne"). Lucette taquine. Furibarde, Julia déchire le papier, se punissant ainsi une deuxième fois et congédie de nouveau sa servante.

JULIA - Je ne veux plus être importunée de ce verbiage (...) Partez, allez vous-en, et laissez voler tous ces petits papiers ; pour peu que vous les touchiez, je me fâche.

LUCETTE - Elle fait la dégoûtée ; mais elle serait charmée d'avoir à se fâcher d'une autre lettre. 

Et en effet, Julia n'en peut plus de s'en vouloir encore plus que la première fois, mortifiée par ce désir qui prend le pas sur elle et dont elle sait qu'il finira par la vaincre, à son grand bonheur - sauf que bonheur, c'est la fin de l'innocence.

JULIA - Plût à Dieu que je fusse même fâchée de celle-ci ! Odieuses mains qui avaient déchiré de si tendres paroles ! Perfides guêpes, c'est donc pour butiner ce doux miel que vous avez lacéré de vos dards l'abeille qui le produit ! (Elle ramasse quelques-uns des morceaux de papier). Pour réparation, je veux baiser tous ces fragments ! Voyez, ici est écrit : bonne Julia !... Méchante Julia ! Pour te punir de ton ingratitude, je vais broyer ton nom contre ces pierres et mettre des mépris sous mes pieds dédaigneux (elle jette à terre le fragment). Voyez, ici est écrit : Protée blessé d'amour ! Pauvre nom blessé ! je veux te donner un lit dans mon sein, jusqu’à ce que ta plaie soit complètement guérie : tiens, je la pense avec ce baiser souverain (elle baise le fragment et le met dans sa gorgerette). Mais voici Protée écrit deux ou trois fois : reste calme, bon vent, ne fait pas envoler un seul mot, laisse-moi retrouver toutes les lettres de cette lettre, excepté celles de mon nom ! Celles-là, qu'un tourbillon les emporte sur un roc hérissé, terrible, à pic, et les précipite dans la mer furieuse ! Là ! voici en une seule ligne son nom écrit deux fois : le pauvre Protée délaissé, le passionné Protée à la charmante Julia : Ce mot-là, je vais le déchirer, et pourtant non, il l'a si gentiment accouplé à son nom plaintif ! Je vais les plier l'un sur l'autre, comme ceci. Maintenant baisez-vous, embrassez-vous, étreignez-vous, faites ce que vous voudrez.

(Acte I, scène 2)

 

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Tessa Peake-Jones (Julia)

 

Donc, deux amis chers, Protée et Valentin, qui ont chacun leur amoureuse, Julia et Sylvia. Et brusquement l'impromptu "dostoïevskien" et le mini drame. Voilà que Protée tombe amoureux de Sylvia - sans même l'avoir vu et parce que son ami en a parlé trop bien.  

PROTÉE – De même que la flamme refoule la flamme, et qu'un clou chasse l'autre, ainsi le souvenir de mon premier amour est tout à fait effacé par un objet plus nouveau. Est-ce ma propre admiration ou l'enthousiasme de Valentin, est-ce sa perfection véritable ou ma coupable illusion qui font ainsi déraisonner ma raison ? Cette femme est belle ; mais elle est belle aussi, la Julia que j'aime, que j'ai aimée, dois-je dire, car mon amour s'est fondu comme une figure de cire devant le feu et ne garde plus vestige de ce qu'il était. Il me semble que mon dévouement pour Valentin s'est refroidi et que je ne l'aime plus comme par le passé. Ah ! mais j'aime trop, bien trop sa maîtresse : voilà pourquoi je l'aime si peu, lui ! Combien je vais raffoler d'elle en la connaissant mieux, moi qui déjà l'aime sans la connaître.

(II-4)

 

Le fougueux fiancé devient alors l'éternel mari et bientôt le Iago de Milan, bien décidé à trahir son ami, sa fiancée, son rival ridicule (Thurio, le "promis" de Sylvia) et le duc, père de celle-ci. A la fin, il tentera de violer Sylvia et sera stoppé par Valentin qui entre temps est devenu chef de bandits de grand-chemin. En deux répliques, tout le monde se retrouvera. Protée demandera pardon à Valentin, celui-ci le lui accordera. Le duc accordera la main de sa fille à Valentin tandis que Protée retournera à Julia. Même les bandits (en fait d'anciens rebelles politiques comme ceux de La Tempête) seront réintégrés à la cité et un double mariage aura lieu, les deux couples n'en formant plus qu'un comme dans un Cosi Fan Tutte qui aurait réussi.

VALENTIN – En avant, Protée! Il faudra pour pénitence que vous entendiez la révélation de vos amours. Cela fait, le jour de nos noces sera le jour des vôtres : n'ayons qu'une même fête, qu'une même maison, qu’un même bonheur.

(V-4)

Aux spectateurs que nous sommes, cette fin paraît évidemment bien invraisemblable. N'empêche qu'elle correspond à une idée de bonheur total que l'humanité cultive depuis ses débuts et que l'on peut appeler selon ses croyances ou ses valeurs soit une nouvelle communion des saints, soit un quad - en tous cas un concert champêtre.

 

 

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Le Concert champêtre, par Gorgione et Titien

 

La Mégère érotisée

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