Sur Causeur le 17 septembre 2012
C’est dans les trains que Richard Millet vit ses plus grandes expériences existentielles. Soit qu’il remarque qu’il est le seul « Blanc » à bord, comme dans la station R.E.R. de Châtelet-les-Halles, ce qui lui vaut, en plus de certains délits d’opinion dont il s’est rendu coupable ces derniers temps, quelques soucis avec le Culturel (dont certains ont quand même demandé sa tête), soit qu’il prenne le Thalys pour se rendre en Hollande à une rencontre d’écrivains, et qui, au-delà de la corvée culturelle que ce genre de chose représente pour lui, est l’occasion de maugréer contre à peu près toute la France contemporaine, cette « nation consensuelle, c’est-à-dire insignifiante », le multiculturalisme triomphant, les auteurs à la mode et notamment ceux qui portent une boucle d’oreille, les abrutis qui lisent L’Equipe, l’opprobre qui n’en finit pas de tomber sur lui et dont il goûte, avec une certain orgueil masochiste, les délices inavouables, mais aussi d’évoquer la femme qu’il essaye de quitter et celle qu’il pourrait rencontrer au cours de ce voyage, et grâce à laquelle il redonnerait, entre une toile de Rembrandt et une page de Chateaubriand, sens à celui-ci.
Le train, comme ce qui permet de faire défiler les paysages autant que les états d’âmes. Le train, dont la vitesse et le rythme ne sont rien d’autre qu’une métaphore du style de Millet lui-même. Ses grandes lignes envoûtantes, ses subtils aiguillages qui nous font bifurquer d’une voie, ou d’une voix, à l’autre, sans crier gare. Le texte est conçu précisément comme une gigantesque voie ferrée qui peut donner lieu à plusieurs trains, plusieurs voyages, plusieurs femmes, et le tout, c’est l’art de cet écrivain sublime, sans que la lisibilité n’en soit jamais altérée. Le train qui permet les fuites et les fantasmes comme dans le Rigodon de Céline ou Le Train de Simenon. Le train qui autorise justement toutes les digressions fantasmatiques, historiques, idéologiques, qui sont autant de matière romanesque et font que c’est là, dans le récit, que l’auteur du plus que discuté Éloge littéraire de Anders Breivik. Cet essai dont on a dit ailleurs le caractère prévisible, affecté, pour tout dire bâclé, objet de scandale seulement pour les culs-bénis et les castrés de la terre, ce qui ne serait au fond pas si grave si ce n’étaient eux les vrais inquisiteurs, infâmes pétitionnaires, qui tiennent les rênes du Culturel, se révèle le plus littéraire et donc le plus convainquant. Le train, enfin, où l’espace devient du temps et où le temps devient de l’amour – un peu comme le propre livre de Millet, Ma vie parmi les ombres, grand parmi les grands, et qu’il évoque ici sans doute sous son titre initial : Le temps devenu amour.
En vérité, tout est amour chez cet auteur qu’on dit rempli de haine et raciste accompli. Mais d’amour adulte, mature, conscient que rien n’est simple et surtout pas la relation avec autrui. « Mon prochain demeure un ennemi potentiel autant qu’une bouleversante épiphanie ; il arrive que ces deux occurrences se confondent : cela s’appelle l’amour. » D’amour qui commence toujours avec le rêve et ne cesse jamais de s’en nourrir – « et parce que j’avais longtemps rêvé à l’amour avant de le connaître et continué à le rêver pendant que je le vivais ». D’amour qui sans le rêve ne serait rien – tout comme l’attention aux êtres, aux choses, aux terres étrangères. Aimer une avenue grâce à son nom, un pays grâce à son art, une culture grâce à son rapport affirmé avec l’éternité – voilà ce qui anime depuis toujours l’auteur honni de Lauve le pur et qui est la marque de la vraie humanité. Aimer la Hollande grâce à Spinoza, aux toiles de Ruysdael, aux éloges de Paul Claudel et au chef-d’orchestre Bernard Haitink qui a su si bien diriger Bruckner. Et dès lors, faire coïncider les nouveaux paysages avec les anciens, les intérieurs hollandais, dans lesquels « ce qui se dérobe au domestique [demeure] sensible en tant que secret » avec les anciennes maisons sombres et froides de l’enfance, « vivre revenant à donner son rythme personnel à la rencontre entre la lumière du dehors et celle qui nous vient de Dieu» – et Siom restant encore et toujours le monogramme de la mémoire et de l’émotion.
Lier, enfin, le visage de la femme quittée, Alix, avec celui de la femme rencontrée, Elsje, et de cette confrontation intérieure, ou d’intérieur, d’intérieur avec deux femmes, redonner sens au désir, chance à l’amour, âme au corps – retrouver « la vérité dans un autre corps et une autre âme, et en attendant, aller voir l’envers du décor nocturne, chercher la vérité de cette ville, comme dans toute ville où nous savons que nous ne resterons pas et dont nous sommes alors capables de saisir le meilleur, c’est-à-dire son étrangeté, laquelle nous renvoie à la nôtre, à cette qualité d’étranger non seulement juridique mais aussi existentielle… ». Chez Millet, l’altérité n’a jamais été rien d’autre que ce qui nous rappelle à nos racines et leur redonne un peu plus d’intensité. Est-ce cela que nos citoyens zombies du monde lui reprochent ? Tenir à l’horizon en même temps qu’à l’enracinement ? Ne lâcher ni l’un ni l’autre ? Oser le chant de la terre ? En vérité, seul celui qui a un credo terrien peut comprendre les credo et les terroirs des autres et saisir ce qu’il y a la fois d’universel et d’incompatible entre eux.
Et c’est à ce moment-là que, l’espace et le temps commençant à flotter, l’aller et le retour se confondent en un même voyage d’une même vitesse où l’on ne sait plus si l’auteur est revenu à Paris, dans son appartement du XIII ème arrondissement, et avec cette remarque si juste « qu’un appartement est un lieu ou se retirer, où disparaître, même », ou s’il a fait un détour par Bruxelles, le temps d’un dîner avec un ami mélomane, dont l’épouse, malade, va bientôt mourir – et qui constitue l’une de ces parenthèses mortuaires, et pourtant si vivantes, si en adéquation avec la vraie vie, qui scandent et déchirent les grands récits de Millet.
Entre temps, il aura repris le R.E.R et aura assisté, entre Denfert-Rochereau et Robinson, à une scène de racisme ordinaire où un groupe de Noirs, en rivalité avec un groupe de Maghrébins, prendra à partie une jeune fille blonde perdue dans la musique de son MP3, quoique protégée par celle-ci, puis une Rom donnant le sein à son enfant. Il verra l’un des Noirs se livrer à des mots et des gestes dont l’obscénité fera pleurer la seconde, le tout sous le regard hautain d’une autre jeune fille, musulmane et voilée, celle-là, et dont l’appartenance religieuse aura intimidé le banlieusard et ses frères d’armes, ces derniers préférant alors faire diversion et fusiller du regard l’ancien Phalangiste chrétien qui a osé soutenir les leurs. Pages remarquables qui en disent mille fois plus long, et pour la raison qu’elles sont romanesques et non pamphlétaires, littéraires et non idéologiques, sur l’état de la société, sa violence latente et « cette proximité extraordinairement lointaine qu’est le racisme ». Seule la littérature permet, comme Mille semble en être fort conscient à ce moment-là, de « rétablir une juste distance entre le monde et [lui] ; non que la littérature soit un filtre ou un balcon d’où observer l’existence » mais parce que « le style permet néanmoins cette distance, ce biais, ce différé sans lequel les choses et les hommes nous apparaîtraient dans une étrangeté insoutenable ; il est l’ombre où tout devient perceptible dans sa vérité. » Et c’est pourquoi à l’homme de l’ombre, les spots ne peuvent que faire du mal.
Richard Millet, Intérieur avec deux femmes, Editions Pierre-Guillaume de Roux, août 2012, 144 pages, 16,90 euros.
Commentaires
cette toile là de ce moulin ze l'aime beaucoup ; il comprend rien aux femmes R.M comme dans Meurtre d'un bookmaker chinois lorsqu'il couche avec la fille alors qu'il a l'âge de sa mère et qu'elle l'aime la Mama.
Faut lire la Modification pour l'amour et pour les trains. Après avoir noté que cela ne sert à rien de coucher avec Cécile à Rome il revient vers Marie Thérèse à Paris et lui fait cinq filles. Elle est morte avant lui c'est pas chouette. Ils se sont photographiés avant cela tous deux sur une carte postale qu'ils ont envoyé à leurs amis et aimés.
Il a été heureux avec elle.
Comme un autre polonais et juif (la mafia) qui a rencontré une étudiante à la sortie d'un exam, elle lui a filé ses notes ils se sont mariés ils vivent encore ensemble. Je l'ai lu ds Telerama. Comme cui qui a écrit, je l'ai vue, nous nous sommes épris, nous nous sommes mariés & nous eûmes des petits.
Clément Rosset a parlé de la bêtise ce jour dans le poste. Je ne suis pas concernée parssque je doute in situ, todos los dias. J'en connais d'autre. Sûr de et intempestif.
A perpète.
Pierre Cormary je suis rentrée chez moi dans la tempête la plus terrible. J'ai pas mouru. Je me suis dit je vais blogguer une heure. Cela ne s'améliore pas.
Ze suis tombée du nid. Me suis fait très mal.
Je pleure.
Vais manger ma soupe au potiron.
Demain, je vais aller travailler courageusement.
Peut-être, de chagrin; mourir, vais-je.
Ne pas blogguer serait la soluce.
Entre mes larmes et la tempête j'ai préféré la tempête.
Pas eu peur j'ai eu.
Même pas peur, mais mal.
mince z'ai oublié : deux femmes, ça sert à rien.
Une c'est largement suffisant.
Ce n'est pas moi, une.