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LE MARCHAND DE VENISE - La lettre et la grâce

 

 

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Perspective view of Venice detail from Opusculum Sanctatum Peregrinationum in Terram Sanctam,

by Bernard von Breydenbach, Mainz, 1486

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The Merchant of Venice (1596), production BBC1980

 

 

1/ Tristesse, homosexualité et sacrifice.

ANTONIO – Ma foi, je ne sais pourquoi j’ai cette tristesse. Elle m’obsède ; vous dites qu’elle vous obsède aussi ! Mais comment je l’ai gagnée, trouvée ou rencontrée, de quelle étoffe elle est faite, d’où elle est née, je suis encore à l’apprendre. Elle me rend si stupide que j’ai grand-peine à me reconnaître. 

(I-1, première réplique.)

Tristesse sans cause d’Antonio qui donne le ton à la pièce – ou cause cachée, impossible à définir comme telle à l’époque de Shakespeare et dont on a pu penser qu’il s’agissait d’une homosexualité secrète et donc forcément triste, quoique sublimée en altruisme sacrificiel. Ne dit-il pas un peu plus loin qu’il ne vit que pour Bassanio, un jeune homme pour lequel il va risquer sa fortune et sa vie ? Ne se fait-il pas gloire de mépriser les lois de l’échange et du marché comme s’il était au-dessus des intérêts (et des désirs) humains, notamment juifs, et dans laquelle l’usurier Shylock voit précisément une « simplicité vile » ? Antonio, c’est un peu le milliardaire à la George Soros ou à la Bill Gates qui pratique la philanthropie dominatrice, qui ruine ceux qui n’ont pas le luxe de se passer d’intérêts (et de désirs), qui impose une charité dangereuse pour tous et de fait détruit le social au nom de son bien sans préavis – et qui, à la fin, accepte, avec un étrange fatalisme, de se faire écorcher par son pire ennemi, comme si c’était sa dernière victoire sur les autres. Daniel Sibony a bien raison de s’interroger sur le narcissisme sacrificiel de ce personnage ambigu qui ne semble mettre en jeu sa personne que pour mieux liquider celle des autres. « Encore un mordu du don par amour » à la Timon d’Athènes. Encore un qui se prend pour le Christ : 

ANTONIO – Je suis la brebis galeuse du troupeau, celle qui est bonne à tuer. Le plus faible fruit tombe à terre le premier : laissez-moi tomber. Ce que vous avez de mieux à faire, Bassanio, c’est de vivre pour faire mon épitaphe. 

(IV-1)

Galeux mais premier, faible mais monumental (l’épitaphe), bouc-émissaire mais volontaire, Antonio donne dans le masochisme orgueilleux (pléonasme) dont le but n’est rien moins que de prouver à l’Autre (le Juif) que celui-ci n’a pas de cœur en voulant lui arracher physiquement le sien.  À ceux qui veulent encore le sauver lors de la scène du procès, Antonio clame : « Plus de délai ! C’est assez chicaner ! À moi, ma sentence, au juif, sa requête ! » (IV-1). "Qu’il m’écorche là, en public, que je prouve à tout le monde quel monstre (quel juif !) il est et quel chrétien homosexuel chaste je suis !" Peut-être y a-t-il aussi là-dedans une volonté accusatrice doublée d'un héroïsme sournois de prouver la cruauté et l’absurdité de la loi en la laissant l’exécuter sur soi ? "Osez me crucifier !"

Quoiqu’il en soit, la générosité outrancière, la confiance devenue folle, le bien abusif constituent aussi les grands thèmes de Shakespeare. Tous ces personnages qui se donnent entièrement à l’autre à leurs risques et périls : Timon trop généreux avec ses « amis » qui le laissent tomber après que ses prodigalités l'aient ruiné ; Lear trop sûr de l’éloquence amoureuse de ses filles et abandonné par les plus parleuses puis recueilli par la plus taiseuse, celle que lui avait précisément abandonnée ; Othello remettant la conduite de son âme à Iago. Tous ces dons outrés, ces amitiés forcenées, ces amours incestueux qui loin de révéler de grandes âmes révèlent de faux saints et de vrais pervers – mais plus encore dévoilent le changement de paradigme profond qui a lieu en ce XVIème siècle cosmique et sanguinaire, soit le passage, d’ailleurs cervantésien, de l’âge chevaleresque à l’âge ironique, de la valeur à la critique, de l’onto-théologique au politico-psychique. Dans ce théâtre-monde, tous les valeureux d’antan se cassent le nez, tous les croyants mordent la poussière, tous les bigots sont tournés en bourrique. Pour survivre, il faut soit discerner le réel de l’apparence (comme Bassanio avec les coffrets), soit jouer avec les apparences – et notamment les sexuelles (comme Portia et Nerissa déguisés en hommes.)

Le Marchand de Venise, la pièce la plus trouble, la plus ambivalente, la plus amèrement optimiste de Shakespeare (et qui m’est la plus chère, comme vous imaginez) nous parle comme nulle autre de ces bouleversements moraux, de ces mutations anthropologiques, de ce nouveau monde auquel on n’échappera pas et qui se joue, d’abord et comme toujours, au théâtre.

Si, comme l’affirme Antonio, « le monde est ce qu’il est, un théâtre où chacun doit jouer son rôle, et où le mien est d’être triste », alors il faut s’en remettre au hasard, c’est-à-dire en langage chrétien, à la grâce. « Le hasard, c’est la forme que prend Dieu pour passer incognito » disait Jean Cocteau ou Einstein. À ça aussi, il va falloir s’y faire.

Fils prodigue s’il en est et qui demande à Antonio de le sauver une fois de plus de la ruine, Bassanio a aussi sa philosophie providentialiste : 

BASSANIO – Étant écolier, lorsque j’avais perdu une flèche, j’en lançais une autre de la même portée dans la même direction, en la suivant d’un regard plus attentif pour retrouver la première et en risquant les deux, je retrouvais souvent les deux. (I-1) 

Risquer tout pour retrouver tout. Est-ce ce pari, pascalien avant la lettre, qui lui permettra de gagner la main de la belle Portia et ce faisant la délivrer d’un testament paternel pour le moins curieux ? Celui-ci stipule en effet que celle-ci devra épouser l’homme qui trouvera parmi trois coffrets (en or, en argent et en plomb) celui renfermant son portrait – situation certes impensable dans la réalité mais bien digne d’un conte de fée, ce qu’est fondamentalement Le Marchand, et dont la symbolique très forte ne renvoie rien moins qu’au choix entre paganisme, catholicisme et protestantisme.

 

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Kate Dolan dans le rôle de Portia, peint par John Everett Millais (1829-1896)

 

 

 2/ Désir, mérite et pari.

Je l’ai toujours beaucoup aimé cette scène des coffrets et je comprends aujourd’hui pourquoi. Le premier coffret est en or et parle au désir profond de tout homme : la beauté, le plaisir, sans doute le sexe ; le deuxième, en argent, s’adresse au mérite (et donc aux œuvres) ; le troisième, en plomb, propose un don total mais hasardeux de l’être – autrement dit, s’en remet à la grâce. Jouissance, récompense ou pari, tel est l’enjeu – avec comme addendum, l’obligation pour le perdant de renoncer aux femmes pour le reste de sa vie (par quel moyen politique et juridique le vérifiera-t-on ? C’est ce que ne précise pas le testament mais sans doute parce que celui-ci se situe à un niveau magique ou cosmique et qui, encore en langage chrétien, pourrait renvoyer à la prédestination. Si tu perds, tu perds pour la vie ; si tu gagnes, tu gagnes pour la vie.)

L’homme qui n’a d’yeux que pour l’apparence, la jouissance pure et qui réduit son choix au commun, c’est-à-dire au païen, en sera évidemment pour ses frais – et c’est le prince du Maroc qui, choisissant le coffret en or, y découvre une tête de mort.  « Adieu donc brûlante flamme ! Salut, désespoir glacé ! », dit-il en quittant la scène. "Et d’un !" pense Portia, soulagée (et qui, notons-le, apprend elle aussi que son portrait n’est pas dans ce coffret-là.)

Le prince d’Aragon, lui, croit moins au désir qu’au mérite, ce qui est peut-être plus grotesque et plus grave car aimer l’or et la jouissance constitue un péché somme toute plus acceptable (car si commun) que s’aimer soi. Après le vaniteux, donc, le prétentieux. Après le païen, le pharisien et peut-être (je marche sur des œufs en disant ça), le catholique. Car celui qui croit au mérite croit au rétributif, au donnant-donnant, à la récompense – aux œuvres. Très sûr de lui comme tout « méritant », il ouvre le coffret en argent et tombe sur le « portrait d’un idiot grimaçant qui [lui] présente une cédule. » Hélas pour lui !  Dieu n’est pas une cédule, Dieu n’est pas une dette, Dieu ne nous demande rien pour lui sinon de nous aimer les uns les autres - ou l'un l'autre. Au moins Aragon aura gagné une certaine lucidité (et un humour certain) avant de quitter les lieux : « J’étais venu faire ma cour avec une tête de niais, mais je m’en vais avec deux ». Et de deux ! (et là, Portia sait désormais quel coffret contient son portrait, soit celui en plomb – ce qui est très important pour la suite.)

Arrive donc Bassanio qui vient tenter sa chance à son tour. Bien sûr, on le sait depuis le début, c’est lui qui va l’emporter. D’une part parce qu’en tant que fils prodigue, il a une solide expérience de la vie et sait faire la part des choses entre l’apparence et le réel, ne s’en laissant pas non plus conter par le social (« pâle et vulgaire agent entre l’homme et l’homme », lance-t-il au coffret en argent) ; d’autre part, et surtout, parce que c’est Portia qui va le mettre sur la voie. Si Dieu ne se donne qu’à l’amour, comme disait Bernanos, alors les amoureux n’ont plus de souci à se faire – et ont même le droit de tricher un peu avec papa. Elle est subtile, cette parole de Portia faite à Bassanio avant que celui-ci ne procède à son choix, et par laquelle elle l’exhorte à ne pas choisir tout de suite car s’il perdait, elle le perdrait aussitôt et c’est ce qu’elle ne veut surtout pas tant elle se sent tout à lui comme il pourrait être tout à elle s’il trouvait son portrait – signifiant par-là que le choix qu’il va faire relève d’abord d’un don total quoiqu’hasardeux.

PORTIA – Attendez un jour ou deux avant de vous hasarder ; car, si vous choisissez mal, je perds votre compagnie (…) Maudis soient vos yeux ! Ils m’ont enchantée et partagée en deux moitiés : l’une est à vous, l’autre est à vous… à moi, voulais-je dire : mais, si elle est à moi, elle est à vous, et ainsi le tout est à vous. 

On ne saurait être plus fémininement clair : la femme s’offre tout à l’homme à condition qu’il s’offre tout à elle. Fort de cette promesse, Bassanio n’a pas de mal alors à choisir le coffret de plomb dont l’inscription dit la même chose que Portia : « qui me choisit doit donner et hasarder tout ce qu’il a ». Si ce n’est pas là un pari pascalien, on ne sait ce que c’est ! Parier tout par et pour l’amour, voilà l’engagement suprême – et Bassanio ne s’y trompe pas. Il ouvre donc le coffret en plomb et tombe sur le portrait de celle-ci, bingo ! et avec, en plus, une lettre du père qui lui permet d’embrasser sa fille à l’instant, ce qu’il s’empresse de faire. Triomphe du jeu de l’amour et du hasard. Triomphe de la grâce et de l’élection. Triomphe d'un certain protestantisme.

Pendant ce temps, à Venise, se prépare le pire, c’est-à-dire la loi. 

 

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3/ La lettre et l’horreur

Antonio doit payer sa dette. Et comme il ne peut pas, Shylock est en droit de lui arracher une livre de chair en compensation de ses pertes. C’est la loi, rien que la loi, toute la loi – et le Juif exige qu’on l’applique à la lettre, menaçant la cité de Venise de perdre en crédibilité, légalité et donc en marché si on ne le fait pas. Certes, il tient là sa vengeance contre Antonio qui mettait à mal son usure à force de philanthropie et contre les chrétiens qui non content de persécuter son peuple lui ont « enlevé » sa fille Jessica (même si c’est elle qui est partie de son propre chef avec Lorenzo, reniant allègrement son père) - mais peu importent les raisons profondes et toujours douteuses de la soif de justice, n’importe que la justice ! Et lorsqu’on lui reproche sa cruauté, il a beau jeu de rappeler aux chrétiens qu’en matière de cruauté, ils ont largement leur part, notamment en matière d'esclaves. À cruauté, cruauté et demie. À ceux qui se croient autres, mêmeté punitive. C’est d’ailleurs là le véritable sens de sa célèbre tirade :

SHYLOCK – Je suis un Juif ! Un Juif n’a-t-il pas des yeux ? Un Juif n’a-t-il pas des mains, des organes, des proportions, des sens, des affections, des passions ? N’est-il pas nourri de la même nourriture, blessé des mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes moyens, échauffé et refroidi par le même été et par le même hiver qu’un chrétien ? Si vous nous piquez, est-ce que nous ne saignons pas ? Si vous nous chatouillez, est-ce que nous ne rions pas ? Si vous nous empoisonnez, est-ce que nous ne mourrons pas ? Et si vous nous outragez, est-ce que nous ne nous vengerons pas ? Si nous sommes comme vous du reste, nous vous ressemblerons aussi en cela. Quand un chrétien est outragé par un juif, où met-il son humilité ? À se venger ! Quand un juif est outragé par un chrétien, où doit-il, d'après l'exemple chrétien, mettre sa patience ?  Eh bien, à se venger ! La perfidie que vous m’enseignez, je la pratiquerai, et j'aurai du malheur, si je ne surpasse pas mes maîtres.

(III-1)

Il ne croit pas si bien dire – sauf que c’est ce mimétisme qui va se retourner contre lui. « Puisque tu réclames justice, sois sûr que tu obtiendras justice, plus même que tu ne le désires », lui lance Portia (habillé en homme et en juge) dans cette scène qui, d’après ce qu’en raconta Henri Heine, aurait fait pleurer une spectatrice, « belle anglaise pâle » et qui à la fin de l’acte aurait affirmé qu’on a fait « tort au pauvre homme. »

Tort au nom de la justice. Tort pour avoir réclamé à tout prix la justice. Pourtant Portia a tout fait pour calmer l’ardeur justicière de Shylock, l’exhortant à se montrer clément. Qu’il accepte qu’on rembourse sa dette au double, au triple, au quadruple mais qu’il épargne la vie d’Antonio. Tout comme n’importe quel « bien », la générosité, le courage et même l’amour, la justice doit avoir ses limites. La justice sans limite est le contraire du salut. Si Dieu n’était que justice, ce serait le pire des bourreaux. D’ailleurs, Dieu est-il vraiment justice ? Luther en doutait et le protestantisme commence dans ce doute. Entre la grâce et la justice, il faut choisir. Et la clémence n’est que la forme laïque de la grâce - et qui comme elle n'est pas inscrite dans la loi. La clémence est un sentiment non-écrit.  

PORTIA – La clémence ne se commande pas. Elle tombe du ciel, comme une pluie douce, sur le lieu qu’elle domine ; double bienfaisance, elle fait du bien à celui qui donne et à celui qui reçoit. Elle est la puissance des puissances (…) Et le pouvoir terrestre qui ressemble le plus à Dieu est celui qui tempère la justice par la clémence. Ainsi, juif, bien que la justice soit ton argument, considère ceci : QU’AVEC LA STRICTE JUSTICE NUL DE NOUS NE VERRAIT LE SALUT. C’est la clémence qu’invoque la prière, et c’est la prière même qui nous enseigne à tous à faire acte de pénitence.

 

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Mais Shylock ne veut rien entendre et exige la loi, la lettre, la chair, sans se rendre compte que dans un monde qui n’est pas le sien, le Juif n’a aucune chance – et surtout, surtout, qu’il y a toujours plus légal et plus littéral que soi. Portia va avoir beau jeu de jouer la loi contre la loi, la lettre contre la lettre – et selon une logique qui serait celle d’un « qui a vécu par la lettre périra par la lettre. » Si la loi prévoit en effet qu’un créancier peut exiger une livre de chair extirpée du corps de son débiteur, elle prévoit aussi qu’aucun juif n’a le droit de faire couler le sang d’un chrétien. Autrement dit, que Shylock découpe autant de chair qu’il veut à condition qu’il ne fasse pas saigner Antonio ! Piégé par un alinéa qu’il n’avait pas prévu, Shylock est obligé de renoncer à sa justice. Or renoncer à la justice, en toute bonne logique (celle menée par le diable), peut constituer un délit en soi et que peut punir la loi avec la dernière rigueur - celle qui va alors s'abattre sur Shylock en une scène de pure Inquisition et qui n’aura certainement pas échappé au public de l’époque. Puisqu’il a eu l’intention de tuer un chrétien, ce qu’une cité chrétienne ne peut admettre, alors on le sanctionnera à son tour – mais pour lui prouver que justement, nous chrétiens, nous ne sommes pas comme lui, nous lui ferons grâce de sa vie, quoiqu'en lui confisquant tous ses biens, et surtout, surtout, en l’obligeant à renier sa foi pour la nôtre. Double peine abominable sur le plan symbolique qui consiste à punir le Juif par une altérité forcée (tu vois, on ne te tue, on n’est pas comme toi) à laquelle s’ajoute une mêmeté forcée (convertis-toi à notre religion, deviens comme nous ou péris). Ton altérité est mauvaise, notre mêmeté est bonne - je me demande si cela n'est pas cela, exactement, le racisme. 

À ce moment de la pièce, nous sommes tentés de réagir comme la belle anglaise de Heine. Oui, on a fait tort à Shylock dans un procès religieux, d'ailleurs parodique et qui donne la nausée. Qui oserait se réjouir du châtiment de Shylock ? Qui oserait se réjouir même du châtiment en soi ? On n’assiste pas au supplice de Iago à la fin d’Othello et bien s’en faut car si cela avait été le cas, on aurait risqué d'oublier son crime et de le prendre en pitié. Si Judas ne s’était pas pendu, on ne prierait pas pour lui. Et ce qu’il y a de « pire » dans cette scène est qu'elle s’est jouée sur fond de « comédie » : le procès était un simulacre, Portia n’était pas un vrai juge, on a frôlé une scène de torture physique et on a assisté à une scène de torture mentale entre deux masques et trois plaisanteries immondes de Gratiano. À la fin des tragédies, malgré le sol jonché de cadavres, nous sommes peinés mais soulagés. Il y a eu catharsis. Pas dans Le Marchand de Venise où le bien triomphe mais de manière si dégueulasse qu’il nous fait risquer le malaise comme d’ailleurs Shylock en a un après sa condamnation : « je vous prie de me laisser partir d’ici : je ne me sens pas bien. Envoyez-moi l’acte et je le signerai », une dernière réplique qui sent la crise cardiaque de désespoir.

 

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4/ Amère féérie

De Venise à Belmont, il y a un monde. Ici, tout n’est qu’harmonie, musique et miracle. Contre l’idéologie antimusicale qui voyait dans la musique l’art trompeur et mortifère par excellence (et comme l’analysait avec sa finesse habituelle George Steiner dans Errata, rappelant l’origine mythique triplement sanglante de celle-ci : Marsyas, Orphée, les Sirènes), c’est à une apologie de la musique que nous invite le cinquième acte du Marchand.

 LORENZO – Remarquez seulement un troupeau sauvage et vagabond, une horde de jeunes poulains à dompter : ils essaient des bonds effrénés, ils mugissent, ils hennissent, emportés par l'ardeur de leur sang. Mais que par hasard ils entendent le son d'une trompette, ou que tout autre musique frappe leurs oreilles, vous les verrez soudain s'arrêter tous, leur farouche regard changer en une timide extase, sous le doux charme de la musique ! Aussi les poètes ont-ils feint qu’Orphée attirait les arbres, les pierres et les flots, parce qu'il n'est point d'être si brut, si dur, si furieux dont la musique ne change pour un moment la nature. L’homme qui n’a pas de musique en lui et qui n’est pas ému par le concert des sons harmonieux est propre aux trahisons, aux stratagèmes et aux rapines. Les mouvements de son âme sont mornes comme la nuit, et ses affections noires comme l’Erèbe. Défiez-vous d'un tel homme !... Écoutons la musique. 

La musique comme ce qui moralise, apaise, humanise. La musique comme humanisation, hominisation, voire angélisation du monde. On peut sourire de cet humanisme esthétique un rien candide - et tellement dénié par l'Histoire (le nazisme avec Wagner, Orange mécanique  avec Beethoven, etc.). Mais on peut aussi se rappeler le discours de Benoît XVI au Collège des Bernardins du 12 septembre 2008 dans lequel il affirmait que la musique était une émanation des chants célestes et selon la parole du Psaume : Coram angelis psallam Tibi, Domine – "en présence des anges, je veux te chanter, Seigneur".

Jessica et Lorenzo, la juive et le chrétien, vont donc se marier (hypothèse d’une réconciliation entre les deux confessions ?) et Portia et Nérissa vont retrouver Bassiano et Gratiano – non sans les avoir avant un peu torturés à cause de la bague que chacun a donné à l’avocat (Portia) et son clerc (Nérissa) pour les remercier d’avoir sauvé Antonio, scène qui rejoue sur un mode plus léger et sans conséquence (encore que…) le drame de la parole donnée, à quoi s’ajoute un conflit de loyautés, et comme si le dieu du carnage s’invitait dans toutes les situations. Certes, l’on apprend que les bateaux d’Antonio, qu’on croyait coulés aux quatre coins des mers, non seulement n’ont pas coulé mais encore arrivent à bon port avec toutes leurs richesses (et par une missive mystérieuse dont Portia nous délivre l’heureux message mais sans qu’on sache d’où elle vient, « Je ne vous apprendrai pas, par quel étrange hasard, j’ai trouvé cette lettre » – par la main de Dieu, certainement), mais quelque chose ne passe pas. Tout a été trop impitoyable dans ce monde qui, comme dit Sibony, semble en manque de grâce. Et Gratiano a beau conclure la pièce par une saillie conjugale, nous n’oublions pas que c’est lui l’auteur de la pire réplique de la pièce et peut-être de tout le théâtre de Shakespeare, lorsqu’à l’acte précédent, il s’adressait à Shylock : 

GRATIANO – Implore la permission de t’aller pendre. Mais, tes biens faisant retour à l’Etat, tu n’as plus de quoi acheter une corde : il faut donc que tu sois pendu aux frais de l’Etat.

 

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5/ La question juive. 

Que reproche-t-on exactement aux Juifs depuis trois mille ans ? D’avoir été déicide ou déificateur ? D’avoir tué le Christ ou de nous avoir apporté le Dieu unique – dont le Christ serait l’incarnation ? Pire : d’avoir été le peuple élu pour cela, lui et pas un autre – autrement dit, d’avoir un « droit d’auteur » sur la « bonne nouvelle » (pas si bonne que ça, d’ailleurs) ? Il y a toujours un fond d’égalitarisme dans l’antisémitisme, comme il y a toujours un fond de ressentiment contre ce dieu qui nous oblige à avoir une conscience.

Et là, je vais me citer moi-même par cet extrait d’un texte écrit en novembre 2008 sur la sublime Errata de Georges Steiner : 

« La voilà la vraie, l’originelle, l’essentielle, l'anthropologique raison de l’antisémitisme. Steiner a mille fois raison : « Ce qu’on ne pardonne pas au Juif, ce n’est pas d’avoir tué Dieu, mais de l’avoir « engendré » et CE DIEU-LA ! Unique, moral, légal, exigeant, culpabilisant. Qui nous crée et nous ordonne de vivre – et de vivre bien. Et de faire le bien. Et de souffrir si on fait le mal. Adieu le dionysisme antique ! Au placard le grand Pan ! Fini de rire dans l’humanité ! Fini surtout de massacrer dans l’innocence ! À partir de maintenant, il faudra rendre des comptes. Et pour commencer, tu ne tueras point, tu ne baiseras plus à la moindre envie, tu n’iras plus te servir chez le voisin quand il est sorti (d’ailleurs le voisin est sacré pour toi comme toi pour lui, tu piges, connard ?), tu ne diras plus merde à ton père, d’ailleurs tu ne diras plus merde du tout, tu ne passeras pas toute ta semaine à gagner du fric, tu m'en donneras un peu le dimanche, à Moi comme à ton prochain (qui est aussi sacré que Moi, sinon plus ! Ca, t'as intérêt à te le répéter dix mille fois par jour), tu nettoieras les chiottes de ton âme et par-dessus-tout, tu auras un seul Dieu et tu vas me foutre à la poubelle ta putain de collection de BD porno-tellurique ! Bref, à partir d'aujourd'hui, tu deviens vraiment humain, tu souffres non plus du mal que l’on te fait mais du mal que tu fais, toi – d’ailleurs, « toi », tu te mets en sourdine. Au contraire de ce que te raconte ton philosophe préféré, Nietzsche, tu ne deviens pas ce que tu es, tu deviens ce que tu pourrais être. 

Et Steiner de marquer les trois moments de la conscience juive : Moïse, Jésus, Marx

« Par trois fois, le judaïsme a soumis la civilisation occidentale au chantage de l’idéal. Quel plus grave affront ? Par trois fois, comme un observateur fou dans la nuit (Freud a même arraché les hommes à l’innocence du rêve), il a crié au commun de l’espèce humaine de se transformer en une pleine humanité, de renier son moi, ses appétits innés, son parti pris de la licence et des options. Au nom du Dieu ineffable sur le Sinaï ; de l’amour délivré pour son ennemi ; au nom de la justice sociale et de l’égalité économique. » 

Personne ne supporte qu’on lui rappelle qu’il a trahi son idéal. Ce sont la mauvaise conscience, le sentiment d’avoir failli à son devoir d’humain, l’oubli de l’autre (plus que de l’être) qui « structurent » la détestation du Juif. 

« Rien ne nourrit dans notre conscience une haine plus profonde que l’intuition, imposée de force, que nous laissons à désirer, que nous trahissons des idéaux dont nous reconnaissons pleinement (fût-ce de manière subliminale) la validité, qu’en vérité nous célébrons, mais dont les exigences semblent outrepasser notre capacité ou notre volonté. » 

Le Juif est bien cette flétrissure de l’humanité dont celle-ci se venge régulièrement. Naître pour un Juif est toujours plus risqué que pour n’importe qui. « Quand il engendre un enfant, un Juif sait qu’il transmet sans doute à cet enfant un legs de terreur et de destinée sadique », dit encore Steiner.

 

 

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Pour un chrétien conséquent, le respect envers le peuple élu devrait aller de soi (ça, c'est pour vous, Nerciat ! ;) ). Si je crois en Dieu, je ne peux qu’aimer les Juifs et qu'espérer qu'un jour la Croix s'inscrive dans l'Etoile. C’est par eux que le premier contact entre Dieu et l’homme s’est fait. C'est par eux que se fera (peut-être) la nouvelle Alliance. En attendant, l’avènement du Christ-roi confirme cette union de l’Un avec l’Autre. Hélas ! C’est de ce mariage contre nature entre l’éternel et le temporel que date précisément le divorce entre Juifs et Chrétiens – les premiers ne voulant pas reconnaître que les seconds soient non seulement leurs dignes successeurs mais encore qu'ils propagent leur message à leur place, universalisant, si l’on peut dire, leur propre idée d’universalité. Le Chrétien comme Juif accompli, c’est en effet ce que le Juif, et George Steiner le premier, ne peut admettre.

Encore qu’il ne faille pas être si définitif : l’amitié extraordinairement émouvante qui lia Steiner et Boutang ne fut-elle pas, à l’échelle de ces deux hommes, l’envie messianique de se réconcilier ? Le catho intégriste, camelot du roi, banni de l’université française, pour qui le Juif n’était rien d’autre que « le virus de la rationalité laïque et capitaliste après la « catastrophe de la Révolution Française (…) [et qui] en vertu de son rejet du Messie mit l’humanité à rançon », et le Juif cosmopolite, enseignant à Cambridge et à Yale, auteur choyé de livres polémiques, se retrouvant face-à-face, visage-à-visage, et tentant de faire rimer leur verbe ? Mais oui. Pour Boutang, la religion de l'amour ne pourra s'établir que lorsque les Juifs reconnaîtront le Christ. Mais "Lequel" ? Telle est la question. Celui d'il y a deux mille ans, reconnu par les Chrétiens, ou Celui qui reviendra un jour et dont Saint Paul a dit que ce sont les Juifs qui Le reconnaîtront et de fait nous sauveront ? En attendant, chacun discute de son abîme sans oser sauter dans celui de l'autre. 

« Quant à savoir si Shakespeare était “antisémite“, l’intérêt en devient mince. Je pense qu’un grand écrivain qui n’en voudrait pas un peu aux Juifs (ne serait-ce que comme leur Livre leur en veut : de l’avoir écrit peut-être ? de se l’être destiné… ?) Un tel écrivain serait si dégagé des sources de l’écriture et des fantasmes qui s’ensuivent à chaque époque, que ce serait un saint ou un grand hypocrite », écrit Sibony provoquant l’ire des chrétiens anti-judaïques (aussi contradictoire qu’un romain anti-grec). Comment ? Devrions-nous aussi la parole aux Juifs ? Et pourquoi pas non plus l’humour et l’intelligence ? La paix et la fraternité ? J'aime me rappeller ce mot délicieusement philosémite d’Alain Robbe-Grillet et qui reste le test idéal pour vérifier l’antisémitisme (ou non) de son interlocuteur :

« Quand on dit que les Juifs sont partout, je réponds toujours "tant mieux et encore", car là où ils sont, je suis sûr au moins qu’il y a de la liberté et de la prospérité. »

 

 

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Addendum - disputation avec Gabriel Nerciat, ici

Pierre Cormary, 22 décembre –  « Quant à savoir si Shakespeare était “antisémite“, l’intérêt en devient mince. Je pense qu’un grand écrivain qui n’en voudrait pas un peu aux Juifs (ne serait-ce que comme leur Livre leur en veut : de l’avoir écrit peut-être ? de se l’être destiné… ?) Un tel écrivain serait si dégagé des sources de l’écriture et des fantasmes qui s’ensuivent à chaque époque, que ce serait un saint ou un grand hypocrite. »

(…)

Sibony sur Shakespeare.Je ne comprends vraiment pas ces réactions simplistes et agacées face à un propos qui ne fait rien moins que poser la question de l'écriture - question biblique s'il en est (et il en est) et qui renvoie donc naturellement (je n'ai pas dit essentiellement) à la Parole, au Verbe, à Dieu et au rapport que n'importe quel grand écrivain a avec ça. Ecrire, c'est toujours écrire après, avec, dans ou contre la Bible, thématique que Pierre Michon, Philippe Sollers ou George Steiner ont largement développée dans leur oeuvre. Lorsque Sibony insinue que tout écrivain en voudrait aux Juifs, il veut surtout dire que tout écrivain se pose la question de sa parole par rapport à la Parole, parce qu'écrire est toujours un acte biblique, sexuel, douloureux, jouissif, honteux, incestueux, étranger, conquérant, guerrier, originel. On se bat avec Dieu, donc on le hait, on l'aime, on le tue, on le laisse nous lui redonner de sa vie. Shakespeare comme n'importe qui qui a la blessure - et je crois que ce sont qui ne l'ont pas qui sont le plus furax.

La question juive a en fait toujours été d'actualité -bien avant Sartre et les autres, car elle fait partie prenante de notre humanité et inhumanité. Et une pièce aussi fabuleuse, ambiguë, géniale que Le Marchand de Venise (ma préférée, je crois) la pose dans toute son ampleur. Non seulement à travers le personnage de Shylock, bourreau et victime, autre et même (sa fameuse tirade : "ne sommes-nous pas, nous les Juifs, pareils aux chrétiens", etc.) mais aussi à travers guerre de la grâce contre la loi, de l'esprit contre la lettre - et qui fait..... qu'à la lettre..... Le Marchand est une pièce antisémite et anti-antisémite, une pièce en vérité qui, comme le dit Sibony, piège le lecteur ou le spectateur dans ses préjugés, qui pose en tous cas la question juive telle quelle. Une question qui n'est donc pas si contemporaine que ça, tout comme celle, d'ailleurs, de la négritude ou de l'ambiguïté sexuelle - là aussi, il suffit de savoir lire. Non que je veuille ramener une oeuvre du XVIème siècle aux problèmes du XXème (en fait, c'est juste le contraire - c'est le XXème qui est contenu dans le XVIème) mais il est évident que chaque époque a les mêmes problèmes selon un mode différent. Pour comprendre la question juive et l'antisémitisme qui va avec, Le Marchand de Venise est de ce point de vue la meilleure introduction. Et c'est pourquoi Sibony est grand. Ses analyses sont lumineuses, ses formules percutantes, sa profondeur inouïe - à condition, bien entendu, qu'on ait conscience de ce qu'il y a de refoulé en nous.

 

L'ensemble de la disputation, ici - https://www.facebook.com/cormary/posts/10157994954491305

 

Beaucoup de bruit pour rien

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