"Mais mon garçon, on ne peut pas voir la vie tout entière "en la regardant carrément en face". Voilà où tu as fait erreur, et bien d'autres avec toi. (...) Il y par derrière quelque chose que la vie ne voit pas et qui ne voit pas la vie. C'est comme l'autre face de la lune ! Nul n'a jamais douté de son existence, pourtant ! Il te faudra choisir un autre image, mon garçon... "Regarder carrément la vie en face" est une expression mal choisie."
"John Cowper Powys, disait Georges Steiner, est un maître de la langue anglaise, peut-être le plus grand de notre temps." Et pourtant un auteur relativement méconnu. Une sorte de Joyce du XIXème siècle, "confus, fumeux, naïf" comme dit Nabe dans la préface qu'il a faite à son (assez fumeux et naïf d'ailleurs) essai sur Dostoïevski. "John Cowper Powys, dit encore le régalé aux vermines, ne réfléchit pas intelligemment. Il réagit avec toute la bêtise de son être premier, ce fameux "stupid being" qu'il emprunte régulièrement à Gertrude Stein pour mettre à l'épreuve ses qualités d'incompétent sacré." Un païen en quelque sorte pour qui le feu, l'eau, la terre, l'air, les étoiles et les dieux gallois participent activement au monde et hantent la vie de ses personnages. Powys, c'est le dernier des mythographes, un phénoménologue astrologique, un réenchanteur du monde halluciné et dément. De ses gros, trop gros romans, je n'ai lu pour l'instant que ce "Camp retranché", Maiden castle, inracontable, bizarre, plein de personnages et de situations ne répondant pas aux lois habituelles du roman, mais dont le pouvoir d'envoûtement vaut tous les contes de fées.
Posons-en quelques repères.
1935 - Dorchester, pays de Galles. "Le matin du jour des morts", l'écrivain DUD PERSONNE, auteur de romans historiques, revenu en sa ville natale pour faire des recherches mytho-celtiques en vue de son prochain livre, en plus d'effectuer un retour aux sources, se rend au cimetière pour se recueillir sur les tombes de sa femme Mona, dont les souvenirs de désir non consommé le hantent, et de ses parents, Aaron Smith, son probable père putatif, et sa mère dite "la galloise". C'est devant le monument au morts qu'il fait la connaissance de NANCY QUIRM, belle et mystérieuse femme de quarante ans venue prier sur la tombe de son petit garçon et qui l'invite à leur rendre visite à elle et à son mari, ainsi qu'à leurs voisins, les WYE, dont la fille THUELLA, "moderne" et sensuelle devrait plaire à Dud. Pour l'heure, elle lui propose de se rendre au cirque. Là-bas, ils rencontrent deux forains douteux, les URGAN sorte de Thénardier qui exploitent la jeune écuyère fantasque, WIZZIE RAVELSTON qui séduit immédiatement Dud. Celui-ci décide de l'arracher aux griffes de ses parents adoptifs et lui donne un rendez-vous pour le lendemain. Entre temps, Nancy s'est évanouie et Dud est forcé de la ramener chez elle. Ainsi fait-il la connaissance du mari, le patibulaire URYEN (qui s'appelle en fait ENOCH), et de cette fameuse Thuella, peintre, et qui fait visiblement vivre toute sa famille de ses toiles, son père TEUCER en premier lieu, le "platonicien" du canton.
En un chapitre, une dizaine de personnages improbables autant qu'une demi-douzaine d'intrigues qui promettent d'être compliquées sont donc lâchées avant que le lecteur n'ait pu se retrouver - le tout à travers un enchevêtrement de symboles et de correspondances qui surgissent à tout va. Nous sommes donc bien plongés au sein d'un monde mythologique où les regards, les gestes et les mots semblent organisés par des forces supérieures, incarnées elles-mêmes par des dieux régionaux. Un monde fantastique où les cosmogonies passées et présentes coexistent, se mélangeant aux systèmes nerveux des personnages, et dans lesquels les fantasmes et les secrets se déchaînent. Ainsi Wizzie apparaît-elle immédiatement comme une "captive de l'âge de pierre" et Dud comme son "sauveur de l'âge de bronze." - "... comme si [Dud] avait été initié à un genre de vie plus ancien, plus chargé de sens, moins transitoire, moins vulnérable que la surface de la réalité ordinaire." Powys ou la métempsycose des situations et des identités.
Trois mois plus tard, Dud vit avec Wizzie, et continue son travail de recherche sur la sorcière Marie Channing, brûlée au Moyen Age et qui se confond avec les femmes qu'il a désirées en vain tout le long de sa vie. A commencer par sa mère qu'il croit reconnaître tous les jours dans la tête sculptée qui orne l'un des pieds de son lit. Il est vrai que la question de ses origines ne cesse de le tourmenter. La tombe vide placée à côté de celle de sa mère n'est-elle pas pour lui ? Quand à Uryen-Enoch, n'est-il pas son père naturel ? Et quel est ce vent dont les habitants de la région disent qu'il est un fantôme - "le fantôme de Glymnes" ? Et pourquoi Thuella s'est-elle exhibée à lui au cimetière après qu'il ait aidé financièrement les Quirm dans une mauvaise passe ? Thuella qu'il ne peut pas pour autant posséder et dont les charmes cruels l'obsèdent - au contraire de Wizzie : "Quel destin est le mien ! se disait Dud. Wizzie est la femme de ma vie. Je l'ai senti la première fois que je l'ai vu dans la roulotte. Et son corps est charmant, naturel, juvénile, féminin, superbement développé... superbement vigoureux, tandis que le tien, [Thuella], ma démone rusée, ma démone lubrique, est une distorsion, une difformité, une maladie de la nature." Comment oublier aussi ce que lui disait cette dernière au cimetière, certainement nue (car en bon néo-victorien, Powys, même s'il évoque les pires penchants, ne précise guère les descriptions érogènes) : "Je serai là à te regarder - tu sais comment... Tu seras devenu, à force de prendre ton plaisir avec moi, une cosse si légère qu'un souffle te fera passer à travers tous les barreaux et nous flotterons pour toujours ensemble au-dessus de la mare croupissante de l'univers." ? Quand Wizzie et Thuella deviennent les meilleures amies du monde, Dud ne sait plus où il en est : "j'ai mon travail, se répétait-il. Quoiqu'il advienne, j'ai mon travail." C'est sans compter les mammouths et les tortues géantes qui rodent dans la campagne - ou dans son esprit ?
La révélation qu'il est bien le fils d'Uryen bouleverse tout - à commencer par son nom. Dud Personne n'est donc plus le fils de personne ! Et le père d'apprendre au fils que la réalité est toujours en prisme, obtuse, équivoque et que c'est se tromper du tout au tout que de la considérer visible et carrée. "Je voudrais bien que tu sois une fille, et non pas "un homme d'une inébranlable réalité", lui dit-il. Les filles sont satisfaites par l'atmosphère de la réalité. Elles n'ont pas besoin de tes fichues vérités à la "tout ou rien".
Mais voilà CHOUCHOU, la petite fille de Wizzie que les forains ont gardé jusqu'à là et qu'ils proposent de vendre à Dud qui accepte avec enthousiasme, trop heureux d'avoir enfin une famille sans être passé par "l'acte". Wizzie, elle, n'a d'yeux que pour son nouveau beau-père. Pourra-t-il devenir son amant tout comme le sont déjà les forces invisibles, sinon le jour lui-même ? (fabuleuse page 315).
Mais voilà qu'on a découvert une ancienne sculpture dans un chantier alentour de la ville : trois têtes de dieux celtiques dont l'une est décapitée. Uryen croit y reconnaître le diable, alors que Dud y voit le visage de Mona, sa femme morte. Délire générale de la communauté dont profite le fils Wye, agitateur fasciste de la région qui distribue des tracts révolutionnaires (expliquant, entre autres, que le fascisme n'est qu'une réaction contre le matriarcat moderne et triomphant)
La vie continue. Le père Wye reproche à sa fille Jenny (la soeur de Thuella) de n'avoir jamais couché avec son mari - ce qu'elle fait le soir même et en est transfigurée. Dud continue de s'extasier sur les mythes de Dorchester et de jouir de la matière mystique des choses. Wizzie pense de plus en plus à redevenir écuyère et à abandonner Dud et Chouchou. Uryen se persuade d'être la réincarnation de Titus, l'empereur romain et se met à écrire un livre. Thuella décide de quitter Dorcherster et d'aller vivre sa vie. Uryen meurt. Et Dud se retrouve à se promener avec Nancy dans le cimetière, comme au début du roman. "L'idée d'Enoch était, je crois, que l'amour malheureux, l'amour non payé de retour, était la plus puissante force magnétique du monde (...)"
Voilà donc un roman difficile à suivre, dont le sens n'est pas clair, et dont ce maladroit résumé rend, je crois, fidèlement compte. C'est que dans Camp retranché, tout se passe toujours à l'intérieur. La moindre promenade, la moindre rencontre, le moindre geste prennent pour les personnages des allures d'apocalypse et de déluge - mais sans que le dehors ne soit jamais "concerné". Dud, Wizzie et les autres ont beau vivre des épopées extraordinaires, rien ne sort réellement d'eux. Aucun des mythes fabuleux qu'ils semblent vivre en eux n'a au bout du compte une réalité tangible. Et c'est cela qui à la fois fascine et déçoit le lecteur. A un moment donné, le manque d'extériorité se confond avec un manque de transcendance. Au fond, chacun vit sa petite histoire à son niveau mental, mais pas plus. S'il y a mythe et mystique, ce n'est que sur un plan uniquement psychologique, voire autarcique. Uryen a beau se croire la réincarnation de Titus, Thuella a beau exprimer son infini dans ses tableaux, Teucer peut bien vivre dans son univers des formes idéales et Dud délirer sur la sculpture de son lit, le monde ne s'ouvre jamais à leurs aspirations - qui du coup retombent et donnent l'impression qu'ils flirtent tous avec la folie. L'esprit ne devient jamais l'âme à laquelle il tend. Le moi reste dans son camp retranché, sa chambre obscure sans portes ni fenêtres.
Et la narration d'épouser ce fonctionnement - les chapitres semblant clos sur eux-même. L'apothéose dans laquelle chacun d'entre eux se termine n'est pas retenue au début du suivant, si fait qu'en bout de lecture, l'on a l'impression d'avoir assisté à une multitudes de "trip" qui nous ont transportés mais qui sur le plan de l'histoire n'ont rien donné. Du reste, Dud et Uryen n'ont pu publier leurs livres et toutes les situations restent en suspens. A la richesse foisonnante et orgasmique de leurs univers répond la platitude objective de l'univers réel qui ne change en rien. Les enchantements ne peuvent décidément pas passer dans le monde. Le deuil mythique et spirituel est partout. Et Nancy, le seul personnage qui ne s'est jamais fait d'illusion sur la vie et ses soit-disant forces de l'esprit, retourne prier sur la tombe de son enfant mort. "L'invisible", c'est le nom rassurant que l'on donne au néant.
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Actualité du Net :
Après moult tentatives de suppression apocalyptique, indépendantes de leur volonté, les hilarants consanguins sont de retour sur Blog spirit. L'histrion impérial cool qu'ils voient en moi les salue et leur souhaite bonne chance. Hardi les gars !
Raphaël Juldé continue nos mémoires.
Joseph Vebret a repris ses chroniques.
Kalamazoo continue d'énerver son monde.
Phébus s'interroge sur le naturisme.
Commentaires
Vous pouvez me railler protozoaires crétins mais je suis un homme (celui de Diogène!) fini... Le Nouvel Obs et Valeurs Actuelles (c'est-à-dire le Rien culturel) m'ont encensé mais le ridicule entretien accordé à un obscur journaliste de radio à l'hôtel Lutétia continue de me ronger.
Tout s'était passé pour le mieux lorsque cet imbécile se prenant pour Pivot termina l'entretien en me posant des questions-pièges. A moi ! Détenteur d'une maîtrise de Lettres Modernes...
- En quelle année se déroula la bataille de Lépante ? (à 50 ans près).
Et là le trou noir! Bataille de Lépante, euh, euh, je ne sais pas... Oh l'indicible étron ! Cette bataille (1571) mémorable contre les Turcs. Moi qui n'a de cesse de batailler à mon tour contre le Turc européen, trébucher sur une pareille question... Et ce n'est pas tout. A cette bataille, il y avait un certain Cervantès. Moi le Basque espagnol ne pas savoir ça!
- Francis Bacon. Le philosophe ou le peintre ?
Et moi de répondre: "mais il n'y a qu'un seul Francis Bacon. Le peintre évidemment..."
Et le journaliste obscur d'écarquiller les yeux : "vous ne connaissez pas Francis Bacon, chancelier d'Angleterre sous Jacques I et auteur du Novum Organum ? Alchimiste à ses heures, personnage de "la Tête qui parle" de John Cowper Powys.
Oui! Oui! Je ne savais pas! Moi le Stalker! Raillez... raillez... je suis un homme fini.
Juan Pinocchio
http://boiteaberzingue.free.fr/pg/interview_stalker.htm
Tiens ?
Voilà que Sébastien essaie d'imiter les consanguins!
Désolée mais vous n'avez pas leur talent… Et puis tout ceci commence à avoir tout de même un vilain goût de réchauffé. Enfin bon, comme dirais Gertrude Stein* « a rose is a rose is a rose », n'est-ce pas ? Assez amusant par contre de vous voir essayer à la fin de rattraper John Cowper Powys, par peur sans doute que Montalte ne sorte de nouveau ses grands ciseaux coupeurs de « sic » ?…
* Nom tiré du texte (= keyword?) pour ne pas être tout à fait hors sujet!
Pour Virginie : le post signé Pinocchio n'est pas de moi. La parano, ça va cinq minutes.
Tiens Virginie, puisque vous êtes là, j'en profite pour répondre à votre dernier message sur le fil sur Tim Burton :
S'indigner d'un comportement particulièrement goujat et grossier vis à vis des femmes n'est en rien le propre des "chiennes de garde". Cela relève du sens le plus élémentaire de la courtoisie, une valeur qui n'a visiblement pas été transmise à votre cher Juan. Vous devriez compléter son éducation, vous qui vous dites "vieux jeu".
Par ailleurs, je suis allé visiter votre blog : "qui s'assemble se ressemble", il est aussi verbeux que celui du Stalker, bien que celui-ci me semble un tantinet plus intéressant.
Bien à vous
La même entité (présomption d'innocence oblige) vient d'essayer de se faire passer pour le consanguin chez oam. (ahah quel humour)
Toi aussi détecte l'entité chez toi :
IP : 82 224 38 162
Hostname : lalande-3-82-224-38-162.fbx.proxad.net
Kalamazoo
Sans polémiquer sur votre appartenance politique ou religieuse, vous êtes celui que je visite le plus régulièrement pour la qualité de votre écriture.
soyez-en remercié.
un lecteur.
Merci, merci cher lecteur, quoique par les temps qui courent, j'aurai été heureux de connaître votre identité, vu que des corbeaux usurpent la mienne, et maintenant celle de Sébastien. Ah les français ! "mon voisin s'appelle montalte et il est jouissif."
Quel dommage ! Vous avez une aisance de clavier que d'aucuns pourraient vous envier. Vous avez plutôt bon goût dans la matière des lettres (plus que dans la matière cinématographique...) et vous savez parler avec feu des oeuvres que vous aimez. Pourtant, vous vous perdez dans des querelles de cour de récréation que vous devez être le premier à regretter. Et pour cela, il faut le dire, vos amis et alliés ne vous aident guère. Si Le Uhlan était Montalte, il oublierait ses ennemis et se séparerait de certains de ses amis. Les amis parfois sont plus encombrants que les ennemis...
Sourire... C'est vrai que je me dis parfois que je devrais fermer ces commentaires. Mais le plaisir d'observer les réactions, la curiosité que j'ai des vilénies, la possibilité malgré tout de faire des rencontres, et l'intérêt de certains débats m'incitent finalement à les garder. J'ai la faiblesse de croire que je peux partager mes goûts et mes couleurs, que voulez-vous ! Et puis, sauf quand le razorback se ramène, ça ne se passe pas si mal...