ORSON WELLES A DIT
« L’essentiel est la durée de chaque image, ce qui suit chaque image : c’est toute l’éloquence du cinéma que l’on fabrique dans la salle de montage. »
« Je cherche le rythme exact entre un cadrage et le suivant. C’est une question d’oreille : le montage est le moment où le film a affaire avec le sens de l’ouïe. »
« … le cerveau est plus engagé par l’ouïe que par la vue. Pour écouter, il faut penser : regarder est une expérience sensorielle, plus belle peut-être, plus poétique, mais où l’attention a une moins grande part. »
« Je ne m’intéresse pas aux œuvres d’art, vous savez, à la postérité, à la renommée, seulement au plaisir de l’expérimentation elle-même : c’est le seul domaine où je me sente vraiment honnête et sincère. Je n’ai aucune dévotion pour ce que j’ai fait : c’est réellement sans valeur à mes yeux. Je suis profondément cynique envers mon travail et envers la plupart des œuvres que je vois dans le monde : mais je ne suis pas cynique envers l’acte de travailler sur un matériau (…) Je ne suis donc pas extase devant l’art : je suis en extase devant LA FONCTION HUMAINE, ce qui sous-tend tout ce que nous faisons avec nos mains, nos sens, etc. »
« Plus ou moins volontairement, j’ai joué, vous savez, beaucoup de rôles de sales types. Je déteste Harry Lime, ce petit voyou du marché noir, tous ces gens horribles que j’ai interprétés ; mais ce ne sont pas des petits, parce que je suis un acteur pour grands personnages. (…) Naturellement, je joue toujours des rôles de chefs, de gens qui ont une ampleur extraordinaire : je dois toujours être BIGGER THAN LIFE, plus grand que nature. »
« Si vous avez le choix entre l’abus du pouvoir policier et laisser un crime impuni, il faut choisir le crime impuni. Voilà mon point de vue. »
« Ainsi, pour moi, Quinlan [le policier de La Soif du mal qui invente de fausses preuves pour arrêter de vrais criminels] est l’incarnation de tout ce contre quoi je lutte, politiquement et moralement parlant. Je suis contre Quinlan parce qu’il veut s’arroger le droit de juger : ET C’EST CE QUE JE DETESTE PAR-DESSUS TOUT, LES GENS QUI VEULENT JUGER DE LEUR PROPRE CHEF. Je crois qu’on n’a le droit de juger que selon une religion, ou une loi, ou les deux. Si vous décidez de vous-même que quelqu’un est coupable, bon ou méchant, c’est la loi de la jungle, la porte ouverte aux gens qui lynchent leurs semblables, aux petits gangsters qui se baladent dans les rues… Mais je dois aimer Quinlan à cause de quelque chose d’autre que je lui ai donné : le fait qu’il ait pu aimer Marlène Dietrich, qu’il ait reçu une balle à la place de son ami, le fait qu’il ait un cœur. Mais ce à quoi il croit est détestable. »
« Goering, par exemple, était un homme détestable, mais on a tout de même de la sympathie pour lui : il avait chez lui quelque chose de tellement humain, même lors du procès. – Par contre, Himmler était un parfait gangster. – Oui, si bien qu’il n’y a rien à dire sur lui. Mais Goering, on peut le regarder et dire : voilà mon ennemi, je le hais ; mais il est humain, il a une texture humaine, à défaut d’une morale. »
« Hamlet est un traître, pas de doute, parce qu’il souhaite tuer son oncle sans permettre à son âme d’être sauvée. Regardez le plaisir avec lequel il décrit le meurtre de Rosencrantz : c’est un traître. Et il a beau être aussi tout autre chose, l’homme de la Renaissance, Shakespeare, tout ce qui a pu être écrit à son sujet, il est quand même un salaud. Tous les grands personnages de Shakespeare sont des salauds : ils sont forcés de l’être. »
« Pour moi, c’est la vertu essentielle [la générosité]. Je hais toutes les opinions qui privent l’humanité du moindre de ses privilèges ; SI UNE CROYANCE QUELCONQUE EXIGE DE RENONCER À QUELQUE CHOSE D’HUMAIN, JE LA DETESTE. Je suis donc contre tous les fanatismes, je hais les slogans politiques ou religieux. JE DETESTE QUICONQUE VEUT RETRANCHER UNE NOTE DE LA GAMME HUMAINE : on doit à tout moment pouvoir en faire vibrer tous les accords. »
« Personne au monde ne déteste plus Gide que moi (…) André Gide est un type funeste ! Non seulement je n’ai aucune sympathie pour lui, mais je n’ai pas envie de la compagnie de ses bouquins. Il a été néfaste à trop d’esprits en France, à trop de jeunes intellectuels. Et je ne crois pas qu’il ait eu le moins du monde l’esprit ou l’imagination d’un poète : c’était l’esprit le plus prosaïque qui fût. »
« Il y a toutes sortes d’hérésies chrétiennes affirmant que l’âme n’est pas immortelle : et elles durent depuis pas mal de temps. Il y a Dieu, mais l’existence de Dieu n’implique pas que l’âme soit immortelle. »
« Montaigne ? Vous avez dit Montaigne ? C’est mon auteur préféré, vous savez. (…) C’est un très grand ami de ma vie. Et, par plusieurs côtés, il rejoint l’esprit de Shakespeare, la violence en moins. »
« [À propos de Harry Lime dans Le Troisième homme : « C’est le seul rôle que j’ai joué sans maquillage ! »
« Le plus grand danger pour un artiste est de se trouver dans une position confortable : c’est son devoir de se trouver au point d’inconfort maximum, de chercher ce point. »
« Un puritain vous refuse la permission de faire quelque chose. La définition essentielle du puritanisme – je suis technicien en puritanisme – est qu’il s’arroge le droit de d’interdire à quelqu’un de faire quelque chose. Pour moi, c’est la parfaite définition de tout ce contre quoi je suis. Un moraliste n’est pas du tout un puritain. »
« Je crois que je suis partagé entre ma personnalité et mes croyances, pas entre mon cœur et mon esprit. Avez-vous la moindre idée, Messieurs, de ce à quoi je ressemblerais si j’obéissais à ma personnalité ? »
« Je donne à mes ennemis non seulement les meilleurs arguments, mais ce qu’ils peuvent trouver de mieux à dire pour défendre leur point de vue. (…) Ce n’est pas du tout une question de moralité, c’est une question de charme. – C’est une conception féminine de la vie. – Les seuls bons artistes sont féminins. Je n’admets pas l’existence d’un artiste dont la personnalité dominante soit masculine. Ça n’a rien à voir avec l’homosexualité ; mais intellectuellement, un artiste doit être un homme avec des aptitudes féminines. C’est encore plus difficile pour une femme, parce qu’elle doit avoir des aptitudes masculines et féminines, et… ça devient très compliqué. Pour un homme, c’est plus simple. »
« Parmi les jeunes metteurs en scène américains, je ne vois guère que Kubrick : The Killing n’était pas trop mal, mais Paths of Glory est dégoûtant ; je suis encore parti après la deuxième bobine. »
« Vous devriez avoir honte de ne pas aimer De Sica : il faudrait que nous puissions en reparler dans deux cents ans. – Et Rossellini ? – Celui-là, j’ai vu tous ses films. C’est un amateur. »
Païsa, Roberto Rossellini (1946) - Le film préféré de Martin Scorsese.
Qu'est-ce que le cinéma moderne ?
Francis M., cette question est pour toi.
Essentiellement, un cinéma du réel, erratique, fait d'omissions et de trous narratifs, refusant la grande ou la petite forme (c'est-à-dire une histoire donnée, logique et morale avec des personnages en volonté et en acte), et qui donne l'impression que "l'on traverse une rivière en sautant de pierre en pierre" et non pas qu'on la traverse sur un pont de haut. C'est désormais à l'esprit de lier les événements (les pierres) et de comprendre les situations hors de toute objectivité diégétique ; à lui, de donner du sens à ce qu'il voit. "L'unité du récit cinématographique dans Païsa n'est pas le plan, point de vue abstrait sur la réalité qu'on analyse, mais le fait. Fragment de réalité brute, en lui-même multiple et équivoque, dont le sens se dégage seulement a posteriori grâce à d'autres faits, entre lesquels l'esprit établit des rapports." Godard ira encore plus loin dans cette voie en ne filmant plus que les relations entre les faits, sinon entre les êtres plutôt que les faits et les êtres eux-mêmes. D'où le risque de tomber dans une abstraction qui rebuta une grande partie du public, celui-ci ne se retrouvant pas du tout dans cette "image-temps" dans laquelle il perdait tous ses repères et préférant continuer à vénérer l'ancienne "image-mouvement", d'ailleurs toujours de service, où l'action, tragique ou comique, était palpitante, où le héros l'emportait ou avait une belle mort, où la morale était sauve et le réel compréhensible. Or, rien de plus incompréhensible, de plus inconséquent, que le réel qui ne laisse pas d'être, comme dirait Pascal. "Le [cinéma du réel] ne consiste pas, en effet, à introduire plus de réalité dans l'oeuvre, [c'est-à-dire] à servir un propos dramatique, moral ou idéologique ; mais à tenter, au contraire, d'expulser toute trace d'idéologie d'une notion qui ne connaît que l'immanence."
Filmer l'immanence des choses et non plus leur prétendue transcendance. Et de fait, mettre le spectateur dans l'insécurité permanente, l'arracher à sa passivité légendaire et le forcer à devenir lui-même producteur de sens. Au cinéma classique et son expression manipulatrice d'une vérité univoque s'oppose le cinéma moderne, "polysémique", dont la vérité est à construire. "Le sens n'est plus l'affaire de l'auteur mais bien celle du spectateur (à la fois expulsé et attendu)" et le film lui-même se révèle '"un piège à attraper du sens." Et ce piège commence avec Rossellini, Godard mais aussi, déjà, Welles.
(D'après André Bazin, préface à son Orson Welles que je n'avais pas ré-ouvert depuis trente ans.)
La Règle du jeu, Jean Renoir (1939)
1 - PLAN ET PROFONDEUR
"C'est que la profondeur [chez Welles] n'est plus encore conçue à la manière du cinéma primitif, comme une superposition de tranches parallèles dont chacune n'a affaire qu'avec elle-même, toutes étant seulement traversées par un même mobile. Au contraire, chez Renoir ou chez Welles, l'ensemble des mouvements se distribue en profondeur de manière à établir des liaisons, des actions et des réactions, qui ne se développent jamais l'une à côté de l'autre, sur un même plan, mais s'échelonnent à différentes distances et d'un plan à l'autre. L'unité du plan est faite ici de la liaison directe entre éléments pris dans la multiplicité des plans superposés qui cessent d'être isolables : c'est le rapport des parties proches et lointaines qui fait l'unité.
La même évolution apparaît dans l'histoire de la peinture, entre le XVIème et le XVIIème siècles : à une superposition des plans dont chacun se trouve rempli par une scène spécifique, et où les personnages se rencontrent côte à côte, s'est substituée une toute autre vision de la profondeur, où les personnages se rencontrent en oblique et s'interpellent d'un plan à l'autre, où les éléments d'un plan agissent et réagissent sur les éléments d'un autre plan, où aucune forme, aucune couleur, ne se referment sur un seul plan, où les dimensions du premier plan se trouvent anormalement grossies pour entrer directement en rapport avec l'arrière-plan par réduction brusque des grandeurs."
Le Tintoret, La Découverte du corps de Saint Marc (1562-1566)
« Je ne l’aime pas. Il est trop proche de moi. Mon favori est Vélasquez. » (Orson Welles à propos du Tintoret.)
Et en note :
"Ces deux conceptions de la profondeur dans la peinture, au XVIème et au XVIème ont été étudiées par Wölfflin dans un très beau chapitre des Principes fondamentaux de l'histoire de l'art, Gallimard (Plans et profondeur). Le cinéma présente exactement la même évolution, comme deux aspects très différents de la profondeur de champ qui ont été analysés par Bazin. Malgré toutes ses réserves à l'égard de la thèse de Bazin, Mitry lui concède l'essentiel : sous une première forme, la profondeur est découpée selon des tranches superposées isolables, dont chacune vaut pour son compte (ainsi chez Feuillade ou chez Griffith) ; mais, chez Renoir et chez Welles, c'est une autre forme qui substitue aux tranches une interaction perpétuelle, et court-circuite l'avant-plan et l'arrière-plan. Les personnages ne se rencontrent plus sur un même plan, ils se rapportent et s'interpellent d'un plan à un autre."
(Deleuze, Image-mouvement, pages 42 et 43)
2 - LES CRISTAUX DU TEMPS (Image-temps IV)
(Sauf indication, toutes les citations sont tirées de ce chapitre de L'Image-temps, pareil pour les suivants. De même, je ne titre pas les films de Welles, mais tous les autres.)
"Comme dit Bergson, bien qu'il ne l'ait pas vu pour le cinéma, les choses ne se définissent jamais par leur état primitif, mais par la tendance cachée dans cet état." (Image-mouvement, page 41)
L'originel, ce n'est pas l'archaïque, c'est le secret (ontologique, dirait Boutang.) Mais le secret n'est pas forcément inavouable, sexuel ou oedipien. Le secret est avant tout rapport entre virtuel et actuel, image et réel, perception et souvenir - ce que je retiens en moi, ce que je crée, ce que je donne ou voudrais donner (ou prendre). Le secret est mon Confidential report. Mon Histoire immortelle. Mon mentir-vrai, dirat Aragon. Mon Oja Kodar dans le vent comme naguère ma Rita Hayworth dans ses reflets. Ma Dame de Shanghaï.
"Contracter l'image au lieu de la dilater. Chercher le plus petit circuit qui fonctionne comme limite intérieure de tous les autres, et qui accole l'image actuelle à une sorte de double immédiat, symétrique, consécutif ou même simultanée (...) En termes bergsoniens, l'objet réel se réfléchit dans une image en miroir comme dans l'objet virtuel qui, de son côté et en même temps, enveloppe ou réfléchit le réel : il y a coalescence entre les deux, formation d'une image biface, actuelle ET virtuelle."
Le secret est dans ce ET. Le secret est dans la coalescence. Le secret est coalescence.
[La coalescence désigne un phénomène où deux choses, naturellement séparées, viennent s'unir de nouveau.]
"C'est comme si une image en miroir, une photo, une carte postale s'animaient, prenaient de l'indépendance et passaient dans l'actuel, quitte à ce que l'image actuelle revienne dans le miroir, reprenne place dans la carte postale ou la photo, suivant un double mouvement de libération et de capture."
Le secret comme ce qui me capture ou/et ce que je capture. Le secret comme ce qui cristallise entre le sujet et l'objet, la perception et le réel, le physique et le mental, la matière et la mémoire. Le secret comme cristal du temps - ou sa réversibilité. Le secret comme Rosebud.
Tout devient alors limpide et opaque, distinct et indiscernable, miroir et femme. Quelle est la réalité de Rita ? D'Oja ? Mais aussi de Kane ? D'Arkadin ? De Quinlan ? De Joseph K... ? De Clay ? Et aussi, à leur manière, de Macbeth, d'Othello, de Falstaff ? Quelle est la réalité du cinéma - puissance du faux (du fake) s'il en est ?
Dans le cristal, nous sommes dans l'incertitude, dans le navire qui disparaît à l'horizon, le ciel et la mer - un tableau de Turner ou une mer en draps de Fellini (Amarcord, Casanova, Et vogue le navire). Ce n'est pas un hasard si le yacht de La Dame de Shanghaï s'appelle... "Le Circé". Le secret est Circé mais aussi Nuit chez Maud, Genou de Claire, Amour l'après-midi. Le secret est amour, Rayon vert, ou mort, Chambre verte. Le secret est ce qui sauve qui peut la vie, ce qui fait qu'on n'est pas encore mort ("je ne suis pas mort, puisque ma vie n'a pas défilé sous mes yeux", dit Dutronc dans le film de Godard.) Le personnage de La Chambre verte, incarné par François Truffaut, en revanche, fait défiler les morts sous ses yeux. Comme Resnais dans un autre genre.
La Chambre verte, François Truffaut (1978)
Cristaux du temps, secrets du temps.
"Dans une séquence célèbre de Citizen Kane, la petite boule de verre se brise en tombant des mains du mourant, mais la neige qu'elle contenait semble venir vers nous par rafales pour ensemencer les milieux que nous allons découvrir. On ne sait pas d'avance si le germe virtuel ("Rosebud") va s'actualiser parce qu'on ne sait pas d'avance si le milieu actuel a la virtualité correspondante."
Pour les personnages, c'est clair que non puisqu'aucun ne saura ce que signifie "Rosebud", mais pour les spectateurs, si, car au dernier plan, nous verrons le traîneau de l'enfant Kane brûler dans la décharge. L'image est bouleversante non pas simplement parce qu'elle est un simple souvenir d'enfance mais parce que personne ne la voit dans le film sauf le spectateur. C'est une image hors du récit, hors de l'action, hors de la situation, hors du temps du film alors que c'est elle qui donne au film sa "solution", son secret. Elle est bien l'image-temps par excellence, la première de l'histoire du cinéma - ou la seconde, si l'on considère que la toute première se situe au début du film lorsque Kane lâche sa boule de verre. De l'une à l'autre, on est passé de la neige au feu, du germe au néant. L'image-temps, l'image-cristal est dans cet entre-deux. Le secret est le germe - et le film une enquête sur celui-ci.
D'où la tentation de l'image-temps de faire souvent du film dans le film - et ce qu'a fait Orson Welles dans ses trois derniers films : Une Histoire immortelle, The Other side of the Wind, Vérités et mensonges (et même si Citizen Kane contenait aussi ses propres films-souvenirs dans son film).
D'où, aussi, la tentation du complot, de la conspiration, du procès qui sont autant d'avatars du secret. L'Eyes Wide Shut de Kubrick ne fonctionnera pas autrement : qu'est-il vraiment arrivé à Tom Cruise ? Où est-il allé ? A-t-il vraiment été en danger de mort comme on le lui a fait croire et la femme qui "l'a sauvé" a-t-elle vraiment été assassinée ? D'ailleurs, que voulait-il lui-même exactement ? Que désirait-il ? Son désir n'était-il pas un désir de rien comme celui de Jean-Claude Brialy dans Le Genou de Claire ? Un rêve d'impuissant ? Et quel est le sens du rêve que raconte Nicole Kidman à son mari et qui semble la mésaventure de ce dernier ? Quels sont les films contenus en germes dans ce film ? Qu'a-t-on vu et vécu exactement ?
EWS, Stanley Kubrick (1999)
Qu'est-ce donc que l'image-cristal ?
Une coalescence entre virtuel et actuel, une coexistence entre passé et présent, une collision, voire une collusion entre éternité et instant contre le mouvement, une conscience du temps qui pulvérise le temps de la conscience, un Aïon qui veut faire la peau au Chronos, un dédoublement du temps au présent et au passé au même moment. Un "en même temps" des temps. Une bilocation chère à Aurora Cornu. Un germe des mondes possibles. Une sorte d’Aleph qui contiendrait tout ou en lequel tout se refléterait. Une scission qui serait une reprise. Une reprise qui serait une capture. Une capture qui serait un don. Quelque chose que l’on ne pourrait voir que dans le cristal : Kane lâchant sa boule de verre dont la neige tombe non pas sur le sol mais sur l’image.
Ou l’accident de la voiture de John Huston se superposant à l’image de la femme nue au loin, le film qu’il a réalisé dans The Other side of the wind. Film dans le film. Mulholland Drive. Femme au portrait. Très important les tableaux. L’image-cristal comme surimpression des temps, des images, des tableaux, des miroirs. Rebecca, Laura, Dame de Shanghaï. L'image-cristal comme image mutuelle.
L'image-cristal comme image dans laquelle on voit le temps.
« On voit dans le cristal la perpétuelle fondation du temps, le temps non-chronologique, Cronos [Aïon, plutôt] et non pas Chronos. C'est la puissante Vie non-organique qui enserre le monde. Le visionnaire, le voyant, c'est celui qui voit dans le cristal, et, ce qu'il voit, c'est le jaillissement du temps comme dédoublement, comme scission. Seulement, ajoute Bergson, cette scission ne va jamais jusqu'au bout (...) Le cristal vit toujours à la limite, il est lui-même "limite fuyante entre le passé immédiat qui n'est déjà plus et l'avenir immédiat qui n'est pas encore (...), miroir mobile qui réfléchit sans cesse la perception en souvenir." Ce qu'on voit dans le cristal, c'est donc un dédoublement que le cristal lui-même ne cesse de faire tourner sur soi-, qu'il empêche d'aboutir, puisque c'est un perpétuel se-redistinguer, distinction en train de se faire et qui reprend toujours en soi les termes distincts, pour les relancer sans cesse. »
Mulholland Drive, David Lynch (2001) - Qui rêve l'autre ?
Laura Palmer dans Retour à Twin Peaks a-t-elle existé ? L'aventure de Tom Cruise dans Eyes Wide Shut a-t-elle eu lieu ? La brune est-elle le rêve de la blonde ou le contraire dans Mulholland Drive ?
L'image-temps, ce n'est pas le cinéma fantastique au sens où on l'entend d'habitude, film de vampire, de maison hantée ou autre Harry Potter (que j'adore par ailleurs) - c'est le monde lui-même qui devient fantastique, c'est le réel qui devient indiscernable, c'est le rêve ou le fantasme qui deviennent la structure des choses. Welles, Fellini, Lynch, mais aussi Bunuel, Murnau et même un certain Visconti (celui de Mort à Venise) ou un certain Tarkovski (celui du Miroir et de Nostalghia - pas plus "cristal du temps" que le dernier plan, d'ailleurs très Rosebud, de ce film qui montre le personnage - mort - assis sur la terre devant sa maison d'enfance). Au fond, l'idée très profonde que ce n'est pas le temps qui fait partie de nous mais que c'est nous qui faisons partie du temps.
Nostalghia, Andréi Tarkovski (1983)
« Que nous soyons dans le temps a l'air d'un lieu commun, c'est pourtant le plus haut paradoxe. Le temps n'est pas l'intérieur en nous, c'est juste le contraire, l'intériorité dans laquelle nous sommes, nous nous mouvons, vivons et changeons. Bergson est est beaucoup plus proche de Kant qu'il ne le croit lui-même : Kant définissait le temps comme forme d'intériorité, au sens où nous sommes intérieurs au temps. Dans le roman, c'est Proust qui saura dire que le temps ne nous est pas intérieur, mais nous intérieurs au temps qui se dédouble, qui se perd lui-même et se retrouve en lui-même, qui fait passer le présent et conserver le passé. »
Si l'on osait, on dirait que l'image-mouvement, en littérature, c'est Dumas, Hugo, Balzac et l'image-temps, c'est Proust, Woolf et les gens du Nouveau Roman. L'Année dernière à Marienbad, film de l'image-temps absolu. La subjectivité n'est plus notre fait mais celui du temps.
L'Année dernière à Marienbad, Alain Resnais, Alain Robbe-Grillet (1961)
3 - Interlude
Où l'on apprend qu'Orson Welles a participé au montage d'une scène de lesbiennes dans un film pornographique intitulé 3 A.M. : The Time of Sexuality (encore une histoire de temps !) sous le pseudonyme de Robert McCallum, pour aider son chef op. à finir au plus vite ce travail et revenir sur le plateau de The Other Side of the Wind (pour les coquins qui veulent plus détail, lire ici - attention, images explicites.)
Où l'on comprend que Welles a souffert dans sa chair abondante de tous les films qui lui ont été arrachés et notamment celui-ci qu'il voulait terminer comme tous les autres, et contrairement à la légende absurde prétendant qu'il détestait terminer ses films. Où l'on est ému par la formidable amitié "virile" (quoique...) entre Orson et John Huston, acteur principal de son film. Où l'on est horrifié de son injuste cruauté à l'égard de Peter Bogdanovitch, jeune cinéaste qui l'admirait tant et l'aida personnellement à surmonter ses difficultés, le logeant même une période chez lui. Où l'on est décidément fou amoureux d'Oja Kodar (ici filmée par Gérard Couran dans son Cinématon), cette actrice croate, dernier amour du maître et sans doute le plus grand de sa vie, et qui l'a dépucelé artistiquement, lui faisant tourner d'incroyables scènes érotiques, lui qui était plutôt pudibond et sadique avec ses personnages féminins jusque-là. Où l'on a la confirmation que The Other Side of the Wind, film certes imparfait (plus que "malade"), est un "miracle de l'écran", comme on dit, mixe génial de faux docu et de vraie fiction et qui a trente ans d'avance sur tout le monde à son époque. Welles aura vraiment réinventé le cinéma à chaque film.
Comme beaucoup de jeunes cinéphiles, j'ai d'abord adoré son oeuvre. A 15 ans, voir Citizen Kane, La Splendeur des Amberson ou Le Procès était une expérience extraordinaire. On apprenait les formes, les contre-plongées, les trucs compliqués et performants, la virtuosité inouïe de sa caméra visible et son "je-m'as-tu-vu filmer" assumé et jouissif. Comme Hitchcock ou Kubrick, Welles fait partie des cinéastes dont on retient toute sa vie des images précises, cristaux du temps, nappes de passé, puissances du faux. C'est l'un des plus grands visuels de tous les temps. Et c'est cela peut-être qui fait qu'après on s'en détache un peu (moi, en tous cas), se persuadant au nom d'un snobisme de l'authenticité que tout cela est peut-être de l'esbroufe, que Kane et Arkadin ne sont pas si "profonds" que ça, que "le plus grand réalisateur du monde" n'est pas à l'abri de certains clichés (l'enfance perdue, le mal un peu trop fascinant, la magie facile) et que son formalisme tourne à vide - autant de choses qui méritaient mille coups de fouet de la main de Rita, Marlene et Oja et qui me firent comprendre ces dernières années que je me trompais lourdement. En fait, c'est en 2016, année de ma chimio, que j'ai redécouvert le génie d'Orson, avec les films que je ne connaissais pas ou très mal et qui ont changé ma perception wellesienne : It's all true, Don Quichotte, Falstaff et surtout, surtout, Vérités et mensonges qui m'a ébloui sur tous les plans. Ce que je prenais pour de la superficialité était de la vitesse narrative, ce que je croyais des stéréotypes étaient des mythes, ce qui me semblait commun était d'une évidence paradoxale. Rien de gratuit chez ce voyant. Rien de vain chez ce baroque. En fait, comme cela peut parfois arriver avec un artiste qui est naturellement fait pour nous, on passe à côté de lui sous prétexte qu'il nous correspond trop. On trouve peu intéressant le génie qui devrait nous intéresser le plus et pour l'indigne raison que c'est précisément ce qu'il fait. On se détourne de celui qui nous retourne. On lui reproche de nous ressembler trop sans se rendre compte que cette ressemblance est notre chance (alors qu'elle n’est pas forcément la sienne, pauvre Orson, pauvre Stanley.) On fait la fine bouche devant ce qui devrait nous régaler si l'on était moins abruti. Aurora Cornu m'avait fait un jour cette réflexion pythique : "je n'aimais pas du tout Höldelrrlin jusqu'à ce que je me lrrende compte un jourllr que je pensais et que je sentais comme lui, ablrrutie olrrgueilleuse que j'étais."
Orson est donc ma redécouverte. Et Oja la femme à qui j'aimerais un jour écrire (si elle comprend le français.) J'ai un destin avec les douairières.
Tout ça pour dire que ce document Netflix est exceptionnel - ILS M'AIMERONT QUAND JE SERAI MORT Bande Annonce (Documentaire Netflix sur Orson Welles, 2018)
4 - POINTES DE PRÉSENT ET NAPPES DE PASSÉ (Image-temps V)
"Le cristal révèle une image-temps directe, et non plus une image indirecte du temps qui découlerait du mouvement. (...) Ce que le cristal révèle ou fait voir, c'est le fondement caché du temps, c'est-à-dire sa différenciation en deux jets, celui des présents qui passent et celui des passés qui se conservent. À la fois le temps fait passer le présent et conserve en soi le passé. Il y a donc deux images-temps possibles, l'une fondée sur le passé, l'autre sur le présent. (...)
La mémoire n'est pas en nous, c'est nous qui nous mouvons dans une mémoire-Etre, dans une mémoire-monde. Bref, le passé apparaît comme la forme la plus générale d'un déjà-là, d'une préexistence en général, que nos souvenirs supposent, même notre premier souvenir (...) De ce point de vue, le présent lui-même n'existe que comme un passé infiniment contracté qui se constitue à l'extrême pointe du déjà-là."
C'est dans Citizen Kane qu'apparaît pour la première fois une image-temps directe. "La temporalité se montrait pour elle-même (...) et sous forme d'une coexistence de grandes régions à explorer". Les témoins de Kane, chacun racontant son anecdote, chacun sa nappe de passé ou son cercle et qui sont comme des "actualités" vraies ou falsifiées (les fameuses "News on the march"). Mais surtout, le temps n'apparaît pas simplement entre les séquences mais dans la séquence, dans le plan, dans l'image elle-même. La profondeur de champ, c'est ça. La profondeur de champ, c'est du temps à l'état pur. La plongée dans le temps qui sous-tend ("sous temps" !) la situation, le personnage. La plongée qui est souvent d'ailleurs une contre-plongée.
Pourquoi voit-on tout le temps les plafonds dans les films d'Orson Welles ? Mais pour avoir une sensation du temps pur, de l'écrasement du temps sur le personnage. On peut y voir ce que l'on veut dans ses plafonds : conscience, destin et surtout limite de l'homme qui se croit un dieu. Kane, Macbeth, Othello, Arkadin, Quinlan, Clay se prennent pour des dieux, sont filmés comme tels, toujours d'en bas, ce qui leur donne un aspect redoutable - sauf que d'en bas, nous voyons aussi ce qui les dépasse, ce qu'eux ignorent. Et à la fin, ils tombent de haut, ils tombent du ciel (Arkadin, Le Criminel), sur la terre (Macbeth), sous la terre même (Harry Lime) ou dans l'eau (Quinlan et déjà le scorpion sur la grenouille dans la fable d'Arkadin).
L'esthétique baroque de Welles n'est donc pas là pour faire jolie ou épater le cinéphile comme j'ai pu le croire imprudemment un moment. Elle est au service d'une éthique. Ethique de la chute / profondeur de champ. C'est pourquoi Welles insiste tant dans ses interviews sur le fait qu'il condamne Quinlan et les autres. On ne le croit pas sous prétexte que son Quinlan est un fantastique salaud. Mais surtout on ne le voit pas, on ne veut pas le voir alors que ça nous éblouit. Dès que le personnage est vu en contre-plongée, c'est qu'il est condamné à s'écrouler un jour ou l'autre. Et lorsqu'un personnage est au contraire vu en plongée (le célèbre plan de Falstaff condamné par Henry V), c'est qu'il va être sacrifié mais qu'il a toute la sympathie, la compassion de Welles.
La profondeur de champ est donc un enfoncement dans le temps, une trouée dans le temps - comme si l'on voyait deux images, deux mondes à la fois. Le fabuleux plan des Amberson est non seulement une façon de voir la splendide maison des Amberson que son anéantissement prochain.
Souvent, aussi, c'est l'arrière-plan qui est lumineux et le premier plan qui est ténébreux ou strié de noir. Certains films de Welles donnent l'impression de n'être que des stries en noir et blanc (Othello) et qui font presque mal - son cinéma agressant littéralement la pupille (le montage de F for Fake et de The Other Side of the Wind qui va "trop vite".) Son style dépasse la perception humaine (contrairement à celui d'Hitchcock qui se met à sa portée pour la torturer : va-t-il le faire ou pas le faire ?) Pas de suspense wellesien mais une menace permanente (le tangage sur le bateau dans Arkadin ou celui-ci, on le pressent, va tuer la femme, comme du reste on sait qu'Othello va tuer Desdemone : à l'exécution, pas de sursis - pas de suspens !)
Pour faire chic, je vais encore citer Deleuze :
"Dans cette libération de la profondeur qui se subordonne maintenant toutes les autres dimensions il faut voir non seulement la conquête d'un continuum, mais le caractère temporel de ce continuum : c'est une continuité de durée qui fait que la profondeur déchaînée est du temps, non plus de l'espace."
Et Deleuze encore plus chic de citer Claudel pour qui la profondeur chez Rembrandt était "une invitation à se souvenir." C'est en ce sens que le cinéma est bergsonien (et même si Bergson n'a pas compris le cinéma) : non pas évocation du temps comme événement successifs d'une vie etc. mais invocation du temps comme nappes de passé qui hantent le présent. Non pas chronos, mais Aïon. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle tant de films de Welles commencent par la mort du héros (Kane, Othello, Arkadin, peut-être Le Procès, et à sa manière The Other side of the wind) et tentent ensuite d'en faire.... Une histoire immortelle.
[Et comme par hasard, le premier texte sérieux de ma vie, envoyé à un concours d'écriture en 1996, quand j'avais 16 ans et qui avait été "nominé" (le premier prix revenant à.... Marie Darrieussecq !), s'intitulait Une mort immortelle.]
5 - LES PUISSANCES DU FAUX (Image-temps VI)
"Nous pouvons opposer point par point deux régimes de l'image, un régime organique [image-mouvement] et un régime cristallin [image-temps], ou plus généralement un régime cinétique et un régime chronique. On appellera organique une description qui suppose l'indépendance de son objet. (...) On appellera cristalline une description qui vaut pour son objet, qui le remplace, le crée et le gomme à la fois comme dit Robbe-Grillet et ne cesse de faire place à d'autres descriptions qui contredisent, déplacent ou modifient les précédentes."
Les descriptions organiques supposent des situations sensori-motrices tandis que les descriptions cristallines renvoient à des situations optiques et sonores pures. Cinéma distinctif et d'actant d'une part, cinéma coalescent et de voyant d'autre part.
"Dans une description organique, le réel supposé se reconnaît à sa continuité, même interrompue, aux raccords qui la rétablissent, aux lois qui déterminent les successions, les simultanéités, les permanences : c'est un régime de relations localisables, d'enchaînements actuels, de connexions légales, causales et logiques. (...) Tout autre est le régime cristallin : l'actuel est coupé de ses enchaînements moteurs, ou le réel de ses connexions légales, et le virtuel, de son côté, se dégage de ses actualisations, se met à valoir pour lui-même."
Bien entendu, les deux régimes peuvent coexister (comme chez Welles) mais une différence historique va se faire entre l'image-mouvement d'avant-guerre et l'image-temps d'après-guerre, Orson lui-même terminant sa carrière avec de pures images temps - et amoureuses (De l'autre côté du vent, Vérités et mensonges) où le temps linéaire est brisé, l'espace euclidien explosé, où tout n'est plus qu'immanence et faux-raccords, où L'ESPACE DEVIENT TEMPS (comme dans Parsifal, tiens !).
Et c'est en ce sens que l'image-temps va être essentiellement une image du faux mouvement ou du mouvement anormal qui brouille le sens et le vrai. L'image-temps est une remise en question de la vérité comme à chaque fois que la question du temps se pose.
"Si l'on considère l'histoire de la pensée, on constate que le temps a toujours été la mise en crise de la notion de vérité. Non pas que la vérité varie selon les époques. Ce n'est pas le simple contenu empirique, c'est la forme ou plutôt la force pure du temps qui met en crise la vérité. Cette crise éclate dès l'Antiquité, dans le paradoxe des futurs contingents".
C'est le moment où la possibilité devient une problématique du vrai et du faux, voire de l'être et du néant. Qu'est-ce qui va se passer ? / Qu'est-ce qui ne va pas se passer ? Qu'est-ce qui peut se passer ? / Qu'est-ce qui ne peut pas se passer ? Et quand cela sera passé, l'autre chose ne se sera passée, etc. Au fond, pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien et pourquoi les choses sont telles et pas telles ? C'est Leibniz avec sa notion d'incompossibilité qui va tenter de "résoudre" ce problème impossible. La bataille peut se passer dans telle monde et ne pas se passer dans telle autre, les deux mondes restant compossibles - l'univers devenant Multivers (comme chez Marvel.) Tout devient alors possible en même temps mais dans des espaces différents.
"Vous arrivez chez moi, mais dans l'un des passés possibles, vous êtes mon ennemi, dans un autre mon ami - C'EST LA RÉPONSE DE BORGES A LEIBNIZ [dans Le jardin aux sentiers qui bifurquent] : la ligne droite comme force du temps, comme labyrinthe du temps, est aussi la ligne qui bifurque et ne cesse de bifurquer, passant par des présents incompossibles revenant sur des passés non-nécessairement vrais" - des grands alibis, dirait Hitchcock (le faux flash-back) ou des Vertigo (les deux femmes en une, la mort des deux).
Combien au fond, de cinéastes borgésiens ? Kurosawa (Rashomon), Resnais (L'année dernière à Marienbad, Smoking/No Smoking), Bunuel (Belle de jour, Cet obscur objet du désir), Welles (Vérités et mensonges, mais déjà Arkadin et même Kane), Lynch (Lost Highway, Mulholland Drive), Kubrick (Shining, EWS) ou même, plus récemment, la série LOST, totalement leibnizienne avec ses mélanges de temps, d'espaces et de situations.
Carnif L. - Alors pour ma part, je ne comprends pas ces catégories de Deleuze, ça ne me parle pas du tout... J'ai essayé de lire L'image-mouvement, le livre m'est tombé des mains, en plus j'ai l'impression que la plupart du temps il n'a pas vu les films dont il parle, qu'il échafaude sa théorie à partir de ses lectures de Bazin, Mitry et compagnie... Par contre la liste des films borgésiens, oui ! De Resnais je citerais (plutôt que Smoking/No smoking - je ne supporte ni Azéma ni Arditi) son chef d'oeuvre à mon avis : Je t'aime je t'aime.
Carnif L. - (mais bon, c'est seulement trop fort pour moi... C'est un peu comme Kant ou Heidegger, je ne nie pas le génie de la pensée mais je n'y arrive pas, c'est trop compliqué ).
Pierre Cormary - Les trois premiers chapitres de L'image-mouvement consacrés à Bergson ne sont effectivement pas simples - mais le reste est lumineux. Deleuze apparaît au contraire comme un formidable spectateur et historien philosophe du cinéma, même s'il reprend une thèse classique, "adornienne" : la seconde guerre mondiale a brisé la perception des choses, disloqué la narration traditionnelle, explosé l'image-mouvement, c'est-à-dire celle qui croyait à l'histoire, aux personnages, à la logique dramatique et morale, à l'action qui change les choses, au "dénouement", au grand tout bien structuré, un temps soumis au mouvement. Alors que dans l'image-temps, ce sera au contraire un mouvement soumis au temps - d'où l'action discontinue, la situation elliptique ou dilatée, le personnage erratique, etc.
Alors peut-être faudrait-il penser aujourd'hui une nouvelle image, "post-moderne" ou "post-apocalyptique" autour de cinéastes comme par exemple David Fincher, James Gray, Tarantino, Bruno Dumont ou mon cher Abdellatif Kechiche.
Carnif L. - Mais "l'action discontinue, la situation elliptique ou dilatée, le personnage erratique", il y en a plein le cinéma des années 20 et 30 !... Et d'ailleurs la remise en question des codes (la logique morale, le dénouement, le tout bien structuré, etc.) date d'avant la 2e guerre mondiale : voyez tous ces films plus ou moins d'avant-garde de L'herbier, Epstein, etc. accessibles en ce moment sur le site Henri de la cinémathèque...
Pierre Cormary - Précisément, ce sont des films d'avant-garde. Pour autant, image-mouvement et image-temps se sont toujours plus ou moins mélangées dès le début du cinéma. Malgré tout, la tendance cristalline (image-temps) s'impose en Europe après la guerre avec les Néo-Réalistes et la Nouvelle Vague. Parce qu'aux Etats-Unis, pays qui sort grand vainqueur de la guerre et qui par conséquent ne remet pas en question sa perception du monde, l'image-mouvement continue de plus belle. Même si déjà il y avait des exceptions comme Orson Welles - mais lui précisément passe en Europe pour continuer sa carrière et devenir de plus en plus expérimental.
Si vous voulez, on n'imagine pas une Avventura, une Persona ou une Année dernière à Marienbad dans les années 30 en Europe et dans les années 50 et 60 aux Etats-Unis. Alors qu'on imagine très bien un Scarface des années 30 puis des années 80.
Carnif L. – D'accord, je comprends mieux l'idée... Ce point de vue me paraît défendable si on admet quelques exceptions, par exemple un cinéma expérimental américain très intéressant dès les années 40-50 : Maya Deren, Kenneth Anger...
Pierre Cormary – Mais encore une fois, "expérimental". L'image-temps est en effet expérimentale et c'est en ce sens qu'elle peut faire peur au grand public, ayant quelque chose de trop intellectuelle, improbable, "fausse" (et ce sera l'objet de mon dernier post sur les puissance du faux selon Welles), alors que l'image-mouvement est toujours la chérie du public, de Walsh à Spielberg, de Hawks à Scorsese - public dont je fais d'ailleurs partie. Mais disons qu'il y a une différence métaphysique (qui n'est pas qualitative en soi) entre Les Aventuriers de l'Arche perdue (1981) et disons Nostalghia (1985) ou même entre le Blow-up d'Antonioni et le Blow-out de De Palma.
Mais je retiens Je t'aime, je t'aime qu'il faudra que je revois.
Je t'aime, je t'aime, Alain Resnais (1968)
Comme le temps mettait en suspens la vérité, l'image-temps met en suspens le système du jugement. En faisant du mouvement un faux mouvement, la narration se falsifie, échappant à ses repères organiques, moraux et légaux. Le monde devient erratique et injugeable. Le "méchant" dépasse sa méchanceté (Kane, Macbeth, Arkadin, Quinlan, Harry Lime) comme le "gentil" se révèle en-deçà de son appartenance au bien (O'Hara dans La Dame de Shanghaï, qui se définit lui-même au début du film comme "un con", Charlton Heston dans La Soif du mal, tout à son enquête mais pas vraiment protecteur de sa femme, et bien sûr Joseph K.) - un peu comme chez Kubrick d'ailleurs.
C'est en ce sens que "le faussaire devient le personnage même du cinéma : non plus le criminel, le cow-boy, l'homme psycho-social, le héros historique, le détenteur de pouvoir, etc., mais le faussaire pur et simple, au détriment de toute action (...) A la fois, il est l'homme des descriptions pures, et fabrique l'image-cristal, l'indiscernabilité du réel et de l'imaginaire ; il passe dans le cristal, et fait voir l'image-temps directe ; il suscite les alternatives indécidables, les différences inexplicables entre le vrai et le faux, et par là-même impose une puissance du faux comme adéquate au temps, par opposition à toute forme du vrai qui disciplinerait le temps."
LA VÉRITÉ NE DISCIPLINE PLUS LE TEMPS. LE RÉEL EST DEVENU FALSTAFFIEN.
C'est Orson Welles le premier qui "dégage une image du temps-directe, [qui] fait passer l'image sous la puissance du faux." Nietzschéisme falstaffien de Welles : le monde vrai n'existe plus et s'il existait, il serait inévocable et s'il était évocable, il serait superflu. Falstaff, l'homme de l'illusion vitale / Othello, l'homme de la vérité meurtrière (comme Quinlan ou Vargas). C'est que "l'homme véridique", obsédé de vérité et de justice, "ne veut rien d'autre que juger la vie" au nom de valeurs supérieures à la vie. La soif du mal, c'est la soif de juger. Tout comme la justice, c'est le procès de Joseph K.
"À la manière de Nietzsche, Welles n'a cessé de lutter contre le système du jugement : il n'y a pas de valeur supérieure à la vie, la vie n'a pas à être jugée ni justifiée, elle est innocente" - elle est falstaffienne ou oja kodarienne (de Oja Kodar, la dernière femme de Welles qui illumine De l'autre côté du vent et Vérités et mensonges.)
Il ne faut pas s'y tromper : même chez Fritz Lang, la justice et la vérité (invraisemblable) ne vont pas de soi. Tout est toujours vengeance ou déplacement des apparences, vérités des mensonges et mensonges des vérités. Dans F for fake, chaque plan agit contre un contre-plan. Chaque témoignage met en suspens le précédent, le réel n'étant plus qu'une série de plis qui se déplient ou se replient selon le point de vue. L'image-temps wellesienne agit dans "l'instabilité, la prolifération des centres et la multiplication des vecteurs". La force se fait dans la métamorphose - du moins la bonne force, celle qui vit, crée, s'amuse, au contraire de la mauvaise, scorpionnesque, qui ne sait plus se métamorphoser et ne fait plus que tuer ou se tuer. Comme la vérité, le jugement conduit toujours à la mort. Ce que disait d'ailleurs un jour Simone Weil, "la vérité est du côté de la mort".
De là à en déduire que le mensonge est du côté de la vie...
Mais ce mensonge-là n'est pas celui de Iago ou de Quinlan, tous les deux inventant de fausses preuves pour accuser les autres, au nom de la vengeance ou de la vérité (pléonasme nietzschéen) mais bien celui, protéiforme, de Falstaff, Don Quichotte qui réinventent la vie - ou Welles lui-même dans F for Fake, film où l'image se décentre comme jamais et où la vérité se révèle un Snark de haut vol en la personne de ce faussaire de génie qu'est Elmer de Hory. Qui dit la vérité ? Et quand ? Et où ? Et pourquoi ? Qui est le vrai faussaire entre Elmer de Hory, Clifford Irving, Howard Hughes, Orson Welles, Joseph Cotten - et à la fin Picasso lui-même qui admet savoir peindre lui aussi... de faux Picasso ! Et d'ailleurs, même dans l'histoire de l'art : où finit le faussaire Elmyr et le peintre Picasso ? Où finit le faussaire Picasso, imitateur de Velázquez ou de Manet ? Que vont dire "les experts", les véridiques, les méchants ? Non, ce qui ne ment pas, c'est l'oeuvre sans signature, qui échappe aux experts : la cathédrale de Chartres, une des plus belles images-temps qui soit.
6 - Devenir voyant.
Qu'est-ce donc que le cinéma, "ce géant derrière nos têtes, ludion, mannequin ou machine, homme mécanique et sans naissance qui met le monde en suspens", comme le dit Jean-Louis Schefer dans L'Homme ordinaire du cinéma, cité par Deleuze dans ses conclusions - dieu trompeur qui nous enferme dans une caverne et nous projette dans le dos de la lumière et des ombres. Machine caliguro-hitlérienne qui nous machinise à notre tour, révélant en nous le Pinocchio, le robot, l'automate. Faussaire qui nous (M)abuse ou nous métropolise. Femme robot qui nous méduse.
Tout cela n'aboutit-il pas à Hitler cinéaste ? "Et il est vrai que jusqu'au bout le nazisme se pense en concurrence avec Hollywood." Dès lors, comment ne pas donner raison à Stéphane Zagdanski et à sa Mort dans l'oeil (traitée sur ce blog il y a bien longtemps) qui explique qu'Hitler et Chaplin, au fond, c'est la même chose et que l'essence du cinéma est totalitaire, fasciste, pornographique, pédophile ? Et pour la bonne raison que la vue est l'ennemi du Verbe et que si le premier poète de notre monde, Homère, était aveugle, ce n'était pas par hasard ? Iconoclaste décomplexé, Zagdanski reprend à son compte tous les arguments de l'image interdite. L'image, cette chose vide qui ne peut que se reproduire, se photocopier, et ce faisant, stériliser tout ce qu'elle touche. Deleuze aussi se pose cette question : "l'image relève-t-elle de la création cérébrale ou d'une déficience de cervelet ?" pour s'empresser de répondre que si celle-ci peut se mettre aussi au service des pires causes (mais après tout, l'opéra wagnérien aussi), elle répond aussi à une volonté d'art qui dépasse de très loin sa littéralité. Cette littéralité que Zagdanski ne peut justement pas dépasser, prisonnier de son dogmatisme religieux contenu dans le deuxième commandement : "Tu ne te feras point d'image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre." Zagdanski qui du reste traite le cinéma comme Nietzsche traitait Wagner - et l'un et l'autre sans voir que ce qui se passe dans le cinéma comme dans Parsifal est que "l'espace devient temps." C'est alors que l'automate devient spirituel et Pinocchio, un petit garçon en chair et en os et qui, dans A.I., le plus beau film de Steven Spielberg deviendra le dépositaire de la mémoire de l'humanité.
A.I. Intelligence artificielle, Steven Spielberg (2001)
Dès lors, quelle meilleure école que le cinéma pour apprendre justement à discerner les images ? Quoi de plus cathartique que La Prisonnière du désert et Fenêtre sur cour pour nous départir de notre racisme ou de notre voyeurisme ? Malheur à celui qui prend le faux pour un pouvoir de domination mais bonheur à celui qui le prend pour une puissance artistique. Le faux éclaire le vrai comme le non-être éclaire l'être. Le clair-obscur est le fondement de l'intelligence - et comme l'ambivalence est le fondement de la morale. Alors non, Hitler n'est pas Le Dictateur pas plus que le cinéma d'Eisenstein n'est communiste. Et c'est grâce à l'ordinateur de 2001 que l'on sait que les machines peuvent elles aussi devenir folles.
Le cinéma agit comme révélation des illusions - double jouissance d'être trompé en ne l'étant pas vraiment, en se faisant croire qu'on est trompé. Jouissance du suspense et du suspens. Délice du confinement cinématographique. Rêves sur pellicule. Le cinéma est chronologiquement le dernier grand art apparu sur terre mais le premier dans l'imaginaire des hommes - ce que Platon avait très bien vu avec son mythe de la caverne et Homère déjà conçu (les songes que Zeus envoie à Agamemnon et aux autres, Hermès venant visiter Priam dans son sommeil, etc.*)
Pas plus que le sommeil, le cinéma "n'est" la mort même s'il lui ressemble. Mais c'est une fausse mort, une mort qui dure le temps du somme ou de la séance. Une mort provisoire qui apaise, régénère et fait que nous devenons des voyants.
« ... la montée de situations auxquelles on ne peut plus réagir, de milieux avec lesquels il n'y a plus que des relations aléatoires, d'espaces quelconques vides ou déconnectés qui remplacent les étendues qualifiées. Voilà que les situations ne se prolongent plus en action ou en réaction, conformément aux exigences de l'image-mouvement. Ce sont de pures situations optiques et sonores, dans lesquelles le personnage ne sait comment répondre, des espaces désaffectés dans lesquels il cesse d'éprouver et d'agir, pour entrer en fuite, en balade, en va-et-vient, vaguement indifférent à ce qui lui arrive, indécis sur ce qu'il faut faire. Mais il a gagné en voyance ce qu'il a perdu en action ou réaction : il VOIT, si bien que le problème du spectateur devient "qu'est-ce qu'il y a voir dans l'image ?" (et non plus "qu'est-ce qu'on va voir dans l'image suivante ?") ». S'il y avait une meilleure définition de l'image-temps, ce serait celle-là.
Onze Fioretti de François d'Assise, Roberto Rossellini (1950)
*Sur la question du songe et de la mort chez Homère,
ce passionnant article de Persée :
Le songe et la mort dans les poèmes d'Homère, par Catherine Cousin.