"Dieu écrit droit avec des lignes courbes."
Le Soulier de Satin, deuxième journée. Cela devient insoutenable. Prouhèze est envoyée par son mari Don Pélage en mission à Mogador pour défendre la forteresse espagnole menacée par les Maures. Elle aura sous ses ordres le sombre Don Camille, scélérat auquel la Grâce a manqué et qui devient rapidement son nouveau garde chiourme. Pour éprouver les amants de Dieu, le Roi envoie de même Rodrigue à Mogador avec une lettre pour Prouhèze qui donne à celle-ci le libre choix de quitter ou non l'Afrique - et par conséquent de suivre ou non Rodrigue. Torturée par l'envie de retrouver celui qu'elle aime, mais mariée à Pélage et comprenant qu'elle va aussi devoir sauver l'âme du damné Camille, Prouhèze refuse de rencontrer Rodrigue et laisse à Camille le soin de le faire repartir. Sous la Lune bienfaisante, l'Ombre Double des amants enlacés parle.
L'insoutenable, c'est que la vie est affirmée comme supplice, mais un supplice qu'il faut aimer sous peine d'être damné. Nietzsche ne disait pas autre chose. Il faut affirmer la vie au-delà de la souffrance. Sa "damnation" à lui, le philosophe athée, c'était l'amertume, le ressentiment du faible qui se laisse bouffer par le négatif et se met à haïr la vie au lieu de la glorifier. Le catholique et l'athée se rejoignent dans la même terrible métaphysique, et la seule qui vaille vraiment : Dieu et la Vie, c'est la même chose ! Le suicide est un péché mortel pour l'un, une erreur de jugement fatal pour l'autre. Les deux s'accordent pour dire que puisque nous sommes là, eh bien, autant y aller !
Don Gil, le conquistador, ne voit pas autrement sa mission :"Il faut réveiller tous ces dormants. tant pis si la peau leur cuit un peu ! est-ce que nous avons ménagé la nôtre ?
La vie vaut tout de même mieux que les limbes !
Voici que nous avons passé la mer ; cette terre qui n'avait pas le droit d'être privée de nous, nous lui avons ouvert les portes du matin.
Il nous a fallu tous les siècles depuis la création du monde pour parvenir jusqu'à eux par des chemins garnis de braise ardente et de verre cassé. C'est bien leur tour de souffrir un peu.
Attention, on arrive !"
Ce qui fera mal dans ces lignes, c'est que cette vie exigeante et douloureuse, et somme toute valable sur le plan métaphysique, se confond, dans la bouche de l'espagnol, avec la conquête réelle du monde, la colonisation sauvage, la conversion de force, l'accouchement des peuples sur le chevalet des bourreaux. Affirmer la vie, c'est aussi affirmer Christophe Colomb et la Reine Isabelle, Cortez et Charles Quint ! Affirmer la vie, c'est aussi forcer les indiens à aimer Dieu. L'Amor Fati appliqué à l'Histoire, l'horreur, l'horreur, l'horreur....
Pas moins que la Loi. Et c'est là qu'apparaît la figure imposante, austère, terrifiante de Don Pélage, le mari de Prouhèze, juge de son état. Tel le bourreau de Joseph de Maistre qui se disait, en plein office, "nul ne roue mieux que moi !", Don Pélage affirme le bien-fondé du châtiment pénal et céleste (et dans l'Espagne du Siècle d'Or, le châtiment, ce n'est pas une amende d'un Euro symbolique !).
Quel démon nous pousse, petit être plein de sensiblerie de ce début du XXième siècle, à être plus ému par les exécutions publiques plutôt que par les massacres ? Depuis toujours, l'écartèlement de Damiens nous indigne plus que la Shoah. Ignorant ce qui nous pousse à penser ce genre d'aberration nous en venons même à préférer l'injustice à la justice. Pourquoi cette perversion du jugement ? Peut-être parce nous considérons que torturés à cause de la méchanceté des dieux ou des hommes, notre moral n'est pas atteint. Nous gardons au moins l'espoir de la mort, c'est-à-dire la possibilité que la douleur s'arrête. Nous pouvons encore rire. Nullement avec la Loi qui nous torture non par malice, mais par amour. Qui nous fait souffrir pour notre bien, qui nous envoie en enfer par bonnes intentions, qui nous arrache l'espoir de ne plus rien sentir et d'être enfin en paix. Chez les athées, tout s'arrête. Chez les croyants, tout continue. La tragédie de l'existence n'est pas absurde, mais morale - et nous nous demandons perpétuellement si la possibilité de la mort totale n'est pas meilleure que celle qui promet un paradis ou un enfer. Il faut entendre Don Pélage :
DON PELAGE : - Croyez-moi, le meilleur ami du coupable, ce n'est aucun de vos consolateurs, ni ses complices, ni le confesseur lui-même,
C'est le juge seul qui a pouvoir de lui apporter quittance et libération.
DONA HONORIA : - Avec pas d'autres moyens que la mort, la mutilation, l'esclavage et l'exil ?
DON PELAGE : - De tout cela un peu. Ce n'est pas avec du miel et des caresses qu'on guérit une âme blessée. Mêlés à tous ces moyens, j'en connais de plus forts et de plus subtils.
DONA HONORIA : - Ce sont ceux-là que vous êtes venu nous apporter ?
DON PELAGE : (...) - Ce ne sont point des fleurs qu'elle [Prouhèze] attendait de moi, c'est un fardeau.
DONA HONORIA : Que lui apportez-vous ?
DON PELAGE : - A la place d'une tentation une tentation plus grande. Menez-moi à sa chambre.
Terrible scène suivante, inconcevable à nos oreilles, où l'inquisiteur terrible convainc sa femme que le mariage dépasse l'amour. Prouheze lui rétorque alors qu'elle aime Rodrigue, qu'elle est toute à lui, et que par conséquent, elle ne pourra jamais se donner à son mari, même si elle couche avec lui ! Ecoutez comme Pélage est dans la morale et Prouhèze dans l'amour. Créon et Antigone ne débattaient pas d'autre chose.
DONA PROUHEZE : - Si je me donne, est-ce autrement que tout entière ?
DON PELAGE : - Non pas entière.
DONA PROUHEZE, lentement : - Non pas entière, non pas entière !
Ah ! Parole trop vraie ! dure et véridique parole !
DON PELAGE : - Vous ne pouvez donner à un autre ce que vous avez remis une fois pour toutes
A Dieu de qui j'ai reçu mandat en ce qui concerne votre personne.
DONA PROUHEZE, à voix basse : - Dieu... Dieu... Une fois pour toutes.... une fois pour toutes. ...
DON PELAGE : - Ce que vous lui remettrez, ce n'est plus vous-même,
Ce n'est plus l'enfant de Dieu, ce n'est plus la créature de Dieu.
A la place du salut, vous ne pouvez lui donner que le plaisir.
Ce n'est plus vous-même, c'est cette chose à la place qui est l'oeuvre de vous-même, cette idole de chair vivante. Vous ne pouvez lui donner que des choses limitées.
DONA PROUHEZE : - Le désir que j'ai de lui ne l'est pas.
DON PELAGE : - Vous-même, que lui demandez-vous ? et qu'êtes-vous capable de lui donner en retour ?
DONA PROUHEZE : - Rien qui puisse lui suffire, afin qu'il ne cesse pas de me désirer.
DON PELAGE : - C'est le désir des damnés.
Pervers Pélage qui suggère que Prouheze ne pourra jamais se donner entièrement à Rodrigue sous-prétexte qu'elle s'est engagée "une fois pour toutes" à lui, et que si elle le faisait, elle serait damnée. Eh bien tant pis ! Prouheze aura ce désir de damné. Mais est-ce se perdre que suivre son coeur ? Terrible répétition de l' "une fois pour toutes... une fois pour toutes." Quelle fois pour toutes ? Certes, ce qui est uni aux yeux de Dieu ne peut se défaire, mais qui est uni aux yeux de Dieu ? les mariés qui ne s'aiment pas ou les amants non mariés qui s'aiment ? Les mains ou les coeurs ? Ne nous leurrons pas, si Prouheze finit par donner raison à Pélage et décide de partir à Mogador, ce n'est pas comme une femme soumise à l'autorité des hommes, mais de son propre fait, sachant maintenant que son rôle n'est pas d'aimer Rodrigue mais de le sauver - de l'aimer au-delà de lui-même. La mystique catholique a brisé son individualité, transcendé ses désirs et l'a faite rédemptrice de l'humanité - car en plus de Rodrigue, elle doit aussi sauver son bourreau Camille, le tout en obéissant à son mari. Claudel pousse la folie et le scandale chrétien jusqu'au fer rouge.
Et pour que Rodrigue soit digne d'elle, à son tour de subir le supplice de la sublimation. Le Roi sera son Pélage. Encore plus radical, il exige de Rodrigue qu'il voie Prouhèze avant de partir en Amérique. Cruauté absolue de l'intelligence politique : torturer à fond quelqu'un et ensuite utiliser l'énergie de cette torture. Faire des blessures des autres des armes pour servir ses desseins. Même Don Pélage s'inquiète :
DON PELAGE : - Pourquoi cette torture inutile ?
LE ROI : - Pourquoi inutile ? pourquoi essaierai-je de la lui épargner ?
Je veux qu'il revoie le visage de sa femme qu'il aime une fois encore en cette vie ! qu'il la regarde et qu'il s'en soûle et qu'il l'emporte avec lui !
Qu'ils se regardent une bonne fois face à face !
Qu'il la sache qui l'aime, et qu'il l'ait à sa seule volonté et qu'il s'en sépare par sa propre et pure volonté,
Pour toujours et ne plus la revoir jamais !
DON PELAGE : - Si vous le plongez en enfer, ne craignez-vous pas qu'il y reste ?
LE ROI : - Tant pis ! Lui-même l'a voulu, je ne vois aucun moyen de l'épargner.
Je veux lui fourrer d'un seul coup dans le coeur tant de combustible qu'il en ait pour toute la vie !
Au-dessus de ce monde là-bas qui est en proie à l'autre, d'un monde à l'état de bouillonnement et de chaos, au milieu de cet énorme tas de matière toute croulante et incertaine,
Il me faut une âme absolument incapable d'être étouffée, il me faut un tel feu qu'il consume en un instant toutes les tentations comme de la paille,
Nettoyé pour toujours de la cupidité et de la luxure.
Je me plais à ce coeur qui brûle et à cet esprit dévorant, à ce grief éternel qui ne laisse à l'esprit point de repos.
Oui, s'il n'y avait pas eu cet amour, il m'aurait fallu y suppléer moi-même par quelque grande injustice.
DON PELAGE : - Un autre que moi pourrait vous dire : Mais quoi, s'il succombe ?
LE ROI : -S'il succombe, eh bien, décidément, ce n'était pas l'homme qu'il me fallait et j'en trouverai un autre.
DON PELAGE : - Pour tant de travail et de souffrance, quelle sera la récompense que vous lui réservez ?
LE ROI : - Mon fils, ce sera la seule qu'il attende et qui soit digne de lui : l'ingratitude."
Or, comme Pélage, le Roi a raison. Ce cynisme effroyable fait aussi partie du planning de rédemption ! Les bourreaux sont là pour nous faire intérioriser notre salut. Le Père Jésuite nous avait prévenus. Tout sert Dieu. Dès lors, on peut cesser de se torturer soi-même, la vie s'en charge, et accepter d'accomplir son destin. Après tout, nous nous retrouverons dans le Ciel pour un coït éternel, notre furstratoin sur terre n'étant juste qu'un... préliminaire.
D'autant que, et c'est là le suprême paradoxe du plus païen des catholiques, nous avons la Nature pour nous consoler de Dieu. Chez Claudel, c'est la Création qui nous fait supporter le Créateur et sèche les larmes qu'Il nous fait verser. "C'est avec son oeuvre tout entière que nous prieront Dieu ! Rien de ce qu'il a fait n'est vain, rien qui ne soit étranger à notre salut. C'est elle, sans en oublier aucune part, que nous élèverons dans nos mains connaissantes et humbles." Et c'est pourquoi le protestant qui prie seul dans son étroit cabinet est à combattre, lui qui combat le paganisme de notre christianisme en croyant qu'il sera le seul à être sauvé, le prétentieux ! Lire la Bible ne suffit pas pour comprendre Dieu, c'est tout ce qui existe qui nous tend vers Lui. "L'Eglise catholique se défend avec l'univers !" Et le salut n'a rien à voir avec cette grâce inique qui nargue nos oeuvres, celles que Dieu accomplit par nos mains, et choisit au hasard quelques bellâtres chanceux. La Grâce n'est pas un loto calviniste.
L'art est ce qui va rendre raison de la Création. Et c'est Rubens, dont Claudel disait qu'il fallait simplement prononcer le nom pour se sentir bien, qui sera l'artiste qui nous rend Dieu aimable et la nature jouissive. Enfin, nous voilà débarrassé de la morale ! Car, ce qui sauve Claudel de celle-ci, c'est qu'il admet volontiers que la violence qu'exerce Dieu sur nous est plus belle que bonne. Comme Tertullien, il finit par admettre que moins Dieu est moral, plus il est recevable dans les coeurs. Et rien de plus amorale que la beauté. En voilà un évangile ! Dieu n'est pas bon (ou s'Il l'est, il l'est impénétrablement), Il est beau.
Là, je veux bien accepter le chevalet de la vie. Là, je veux bien y aller. Tant qu'on ne me fait pas la leçon, la souffrance devient acceptable. Surtout si c'est une femme qui s'en charge. Ah les femmes claudéliennes ! Violaine, Ysé, Prouhèze, Musique ! Faites pour la jouissance ou le salut de l'homme. Dieu sait qu'Il n'obtiendra rien sans elles.
Avec des accents dignes de Sacher-Masoch, Claudel clame que le suprême don de la femme est de donner l'homme à Dieu. L'accoucher, c'est le crucifier. Toutes les mères qui mettent des enfants au monde les crucifient en même temps. L'amour donne la vie dans la douleur. Au fond, cette métaphysique qui paraît si cruelle et si inacceptable est celle de toute l'humanité. Quiconque a un enfant s'est conduit comme Dieu avec nous. Donner la vie, c'est donner la souffrance - mais c'est aussi extirper du néant. Personne ne s'en indigne, Dieu et les mères ont vu que cela était bon comme ça, et la (pro)création continue...
Tel est le sens du sublime monologue de la Lune qui conclut cette seconde et éprouvante journée.
" Quand je le tiendrai ainsi par tous les bouts de son corps et par toute la texture de sa chair et de sa personne par le moyen de ces clous en moi profondément enfoncés,
Quand il n'y aura plus aucun moyen de s'échapper, quand il sera fixé à moi pour toujours dans cet impossible hymen, quand il n'y aura plus moyen de s'arracher à ce cric de ma chair puissante et à ce vide impitoyable, quand je lui aurai prouvé son néant avec le mien, quand il n'y aura plus dans son néant de secret que le mien ne soit capable de vérifier,
C'est alors que je le donnerai à Dieu découvert et déchiré pour qu'il le remplisse d'un coup de tonnerre, c'est alors que j'aurai un époux et que je tiendrai un dieu dans mes bras !
Mon Dieu, je verrai sa joie ! je le verrai avec Vous et c'est moi qui en serais la cause !
Il a demandé Dieu à une femme et elle était capable de le lui donner, car il n'y a rien au ciel et sur terre que l'amour ne soit capable de donner !"
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PS : Comme je n'ai pas pu caser tout ce que m'évoque le Soulier, je place cette petite digression polémique en fin de parcours. Pour ceux qui se foutent de tout ce qui a précédé, peut-être ce petit morceau pourra les intéresser :
Dans la scène la plus politique de cette Journée, celle où le Roi fait l'apologie de Rubens, un Chapelain coincé et aigre, reproche à la Contre Réforme de faire appel à l'art pour rameuter les ouailles.
"Je n'aurais jamais cru que Rubens fût un prédicateur de l'Evangile." dit le Chapelain au Roi. "Et qui donc, mieux que Rubens, rétorque celui-ci, a glorifié la Chair et le Sang ; cette chair et ce sang mêmes qu'un Dieu a désiré revêtir et qui sont l'instrument de notre rédemption ? On dit que même les pierres crieront ! Est-ce au corps humain seulement que vous refusez son langage ? C'est Rubens qui change l'eau insipide et fuyante en un vin éternel et généreux. Est-ce que toute cette beauté sera inutile ? venue de Dieu, est-ce qu'elle n'est pas faite pour y revenir ? Il faut le peintre et le poète pour réunir un mot à l'autre mot et de tout ensemble faire une action de grâces et reconnaissance et prière soustraite au temps."
A vrai dire, le catholique a trois ennemis : le musulman qui a fait du monothéisme un totalitarisme séculaire où la Grâce n'est plus qu'un fatalisme mécanique, et où la soumission (Islam) aveugle et stupide fait office de foi ; le protestant qui se prend pour le pur de service et qui pense que tous les hommes sont corrompus sauf lui, et d'ailleurs c'est pour cela qu'il a réussi dans sa vie sociale - le misérable prend prend son compte en banque pour un signe d'élection ; enfin, le chapelain ou le catholique d'avant la Contre Réforme, qui s'est endormi sur ses missels, qui abrutit le bon peuple à force de niaiseries pastorales, qui déteste l'art et la philosophie, qui confond l'innocence avec la bêtise, et qui répond à tout bout de champ que "les voies de Dieu sont impénétrables", même quand on lui montre un enfant mort.
A SUIVRE.
Commentaires
Rubens fait un bon test : assez peu de catholiques sont véritablement catholiques. La chair leur donne plutôt la chair de poule, ou de poulet !