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Mélancolie sarcelloise - sur Les Uns contre les autres, de Noémie Halioua

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Sarcelles, quartier des Flanades

 

Cet article a d'abord été publié sur le site de La Revue des deux mondes

 

La classe de 4e IV d’Ozar Hatorah Sarcelles est un lointain souvenir. Ils ont tous grandi, sont (presque) tous partis. Elle aussi. Sarcelles n’est plus (ou a changé, ce qui revient au même). Aujourd’hui, comme Éric Zemmour à Montreuil, elle y revient. Sauf que Noémie Halioua n’est pas Zemmour. Elle ne revendique rien, n’idéologise pas, se contente de constater, de témoigner – de regretter sans doute car Sarcelles, c’était son enfance, son milieu et aussi l’idéal d’une certaine gauche républicaine, temps non-retrouvable là-bas comme ailleurs. Surtout, elle écrit – et bien. Les Uns contre les autres (superbe titre et superbe couverture de Stéphane Trapier) est un livre d’écrivain autant, sinon plus, que de journaliste, quelque chose qui s’apparenterait entre Choses vues et Mémoire d’une jeune fille rangée. Mélancolique mais pas revancharde, elle s’interroge sur ce qui est arrivée à sa banlieue et, à travers celle-ci, à la France tout entière. Pas de coupable idéal mais plutôt une défaite générale de la république, de la nation et de la pensée. Ce qui n’est pas une raison pour se la jouer victimaire ; là-dessus, elle ne transige pas – ce qui, à une époque « où certains de nos congénères hurlent lorsqu'ils se cassent un ongle », relève de l’hygiène sociale.

 

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Pascal Basilio

 

Donc, l’enfant prodige revient à ce qui, dans sa jeunesse, n’était rien moins que « l’épicentre de l’univers ». Une sorte d’utopie en béton où l’on crut au mythe du vivre-ensemble. Il est vrai qu’à l’époque tout n’allait pas si mal. Sarcelles était « la France d’en bas » mais une « France d’en bas » pleine de fierté et de morgue, avec son faste à elle, son chauvinisme local « qui se poilait de sa mauvaise réputation », « son goût immodéré de la provocation » – et même son « Orient-Express » : le bus 368, si populaire qu’il en devint l’objet d’un clip sur YouTube et fit de son auteur, Pascal Basilio, le propre chauffeur du bus, une star sarcelloise aussi reconnue que « Strauss », aka Dominique Strauss-Kahn qui, deux ans durant, fut maire de la ville et acquit une réputation d’homme providentiel qui résout tous les problèmes. Chaque homme a plusieurs vies.

Tout n’était pas parfait, bien sûr, il y avait du racisme, des préjugés mais pas de guerre raciale ni de tribalisme. Les communautés vivaient entre elles ensemble et c’était cette proximité, plus sociale que culturelle, qui faisait qu’on était fier d’en être, ayant même l’impression de faire partie « d’un club de rallye ultra-select ». Car en effet, « l’unique socle commun aux Sarcellois n’était pas la France, c’était Sarcelles » – y compris à « la Petite Jérusalem », le quartier juif de la cité déjà un peu retranché. 

À quartier retranché, école bunkérisée, celle que connut l’autrice – et dans un établissement de jeunes filles, s’il vous plaît ! dont on se demandait, à l’extérieur, si celui-ci était une maison de correction ou un collège lesbien. Ni l’un ni l’autre mais un  haut lieu du judaïsme orthodoxe, sécurisé comme il se doit, où la jeune Noémie fut très heureuse, nous rapportant aujourd’hui quelques jolies anecdotes plus émouvantes que croustillantes : le rendez-vous avec un groupe de garçons que Chiryli, la plus délurée du lycée, avait donné un jour avec ses copines devant le portail de l’école ; la stricte revue des élèves, le matin, par la redoutable madame F. confisquant le moindre appareillage douteux et dont on imaginait qu’elle les essayait en secret dans son bureau ; l’apprentissage problématique de la pureté qui, « à l’heure de la puberté et du début du festival d’hormones qui lui est associée », n’allait pas sans mal mais non sans intérêt. Tout cela narré avec une infinie douceur et indulgence, sans tomber jamais dans le jugement néo-féministe exciseur ou le dédain progressiste rétroactif. Comme le dit une de ses camarades, « grandir dans cette bulle fut un cadeau ». Bulle qui néanmoins crèvera un jour lorsque la journaliste-écrivain en herbe commencera à se poser des questions sur ce D.ieu qu’on lui enseigne [1] et dont on dramatise la rigueur jusqu’à expliquer aux enfants que la Shoah fut un châtiment divin.

« En ce temps-là, j'étais convaincue que si j'allumais la lumière un jour de chabbat, le ciel me tomberait sur la tête et il me semble que c'est le jour où j'ai compris que cela n'arriverait pas que j'aie cessé de croire. » 

Avec ou sans D.ieu, Noémie reste intensément juive toute sa jeunesse, hantée par cette idée que « tout ce qui n’est pas juif est antijuif » (ou au mieux, « extra-terrestre »), qu’ « abandonner son identité, c’est donner raison à Hitler » et que jamais, jamais, elle ne pourra faire partie de « ce que nous appelions “les chaberts“ et “les pathos“ avec un mélange de mépris et de suffisance, et une incommensurable ignorance. » La preuve que si en écrivant ce livre, roman français de sa vie, où le récit des origines va de pair avec l’émancipation, où la « la scission géographique, psychologique, presque biologique » conduit à l’assimilation – mais les Juifs ne sont-ils pas par culture, expérience et Histoire les assimilés par excellence ?

 

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Telle La Petite Sirène d’Andersen, popularisée par le film de Walt Disney sorti « un an avant [sa] naissance » (adorable détail), Noémie quitte Sarcelles à la majorité et découvre l’université de Paris-Descartes. Pour l’ancienne banlieusarde, c’est « un choc culturel digne d’un changement de continent » mais qu’elle prend tout de suite comme la chance de sa vie. Les codes goys, autant que ceux des Juifs athées, libéraux ou pire, ignorants de leur propre culture, elle va les intégrer fissa. Se révélant lectrice boulimique, elle ingurgite petits et grands auteurs, de Despentes à Dostoïevski, de Nothomb à Léon Bloy, en passant par Kafka et Zweig, et cela en n’oubliant jamais les enseignements de son éducation religieuse qui faisaient « du perfectionnement de soi le sens de l’existence » et qui, loin de la freiner, l’aiguisent au contraire à la conquête amoureuse des lettres du monde. Il est là, le secret ontologique de cette jeune femme et le scandale délicieux de son livre : faire de ses « stigmates » une force, comprendre que « les manques créent des excroissances, l’ignorance attise la curiosité, les portes fermées apprennent à savoir entrer par la fenêtre » – morale positive et joyeuse, typiquement juive, à mille lieues du ressentiment victimaire tant prescrit par l’époque et par lequel il faut absolument rendre la France coupable de tout et surtout d’antisémitisme « souchien ». Alors que pour elle, comme pour Ben Gourion qu’elle cite, « Dreyfus fut aussi d’une certaine façon la gloire de la France, dans la mesure où en ces temps, nulle part ailleurs en Europe de l’Est un Juif ne pouvait accéder au rang de capitaine. » C’est cette reconnaissance des Juifs pour la France, « à la Finkielkraut » (dont Noémie va suivre l’intronisation à l’Académie Française), qui passera aujourd’hui comme la provocation ultime, l’irrémissible blasphème social aux yeux embourbés des décolonialistes et autres racistes bien-pensants. Le diable les emporte, Noémie persiste et signe :

« À la trentaine, il me semble que le fait de venir de “la France d’en bas“ est un cadeau, non pour tirer des bénéfices de la culpabilité d’une élite qui souvent se reproduit, mais pour la singularité d’un parcours et des savoir-faire qui en découlent. » 

Et de rendre hommage à cette éducation orthodoxe qui lui a appris à prendre des coups, continuer son bonhomme de chemin, rester intègre avec elle-même et les autres en plus de lui apporter « une candeur, une innocence que l’on reconnaît chez ceux qui ont grandi dans un environnement protégé. » À l’instar de Bernanos cité en exergue d’un chapitre, Noémie cherche d’abord à rester fidèle jusqu’au bout à l’enfant qu’elle fut. Et lorsqu’elle retourne à Sarcelles où tout a changé en mal, tant pis, elle se raccroche à « cette tendresse propre à l’enfance qu’un rien réveille même lorsque celle-ci a été imparfaite. » C’est ce qui fait de ce livre une chronique sociale pessimiste autant qu’une aventure existentielle optimiste – soit un objet forcément exaspérant pour tous ces sociologues à la noix pour qui l’individu ne peut être que construction sociale, autrement dit produit d’une aliénation et prétexte à déconstruction. Une femme structurée par le Talmud et mille fois plus libre (et détendue) qu’une néo-féministe LGBTQ, quelle sainte horreur ! Sans parler de ces notables de Sarcelles [2] qui ne veulent surtout pas qu’on aille enquêter dans leur cité et s’apercevoir que le vivre-ensemble n’est plus ce qu’il était, si tant est qu’il n’ait jamais existé. Car oui, hélas, il n’est plus bon d’être Juif à Sarcelles comme dans tant de quartiers parisiens ou toulousains – l’antisémitisme islamiste et assassin n’ayant plus de leçons à recevoir de l’antisémitisme tradi du bigot d’antan.

 

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La vérité est que le vivre-ensemble n’a jamais existé ni à Sarcelles ni ailleurs. Le multiculturalisme a toujours été un mythe qui fait semblant de fonctionner au début quand tout le monde se retrouve au milieu de tout le monde, obligé de survivre, mais qui s’évapore une fois que chaque communauté a trouvé ses marques et se replie sur soi. Surgit alors « la Sarcellite », cette maladie urbaine où se mêlent ennui du béton, problèmes de transport, de commerce et de promiscuité, sentiment d’exclusion vis-à-vis de Paris, auto-ghettoïsation des uns contre les autres. Maire courage de la cité pendant dix-huit ans, Henry Canacos lui-même le reconnaîtra. C’est qu’entre temps, la gauche a changé. Frédéric Mitterrand a fait son fameux discours du 19 janvier 2010 sur « la culture pour chacun », le terrifiant « cpc », véritable racine du mal contemporain et de cette insécurité culturelle chère à Laurent Bouvet. Car dès lors que le commun a laissé place au « chacun », l’élitisme républicain n’a plus lieu d’être. L’universalisme laisse place au séparatisme – et déjà à la Cancel culture. Les grands Français par lesquels on nommait quartiers et avenues (Degas, Ravel, Éluard) sont perçus comme des synonymes d’agression et de domination. L’associatif fait des ravages. Chaque communauté se prétend plus douloureuse que la voisine et réclame ses subventions ethniques. L’anomie sociale menace. Et ce sont comme toujours les Juifs qui en sont les premières victimes. « La Petite Jérusalem » est en passe de devenir une réplique de Pompéi ou un ghetto de Varsovie.  La question lancinante est désormais : faut-il partir ?

À la fin, Noémie semble découragée. Elle a beau invoquer dans sa conclusion un retour à l’universalisme, le cœur n’y est plus. Mais un beau livre est écrit.

 

Les uns contre les autres, de Noémie Halioua (Editions du Cerf, février 2002)

 

[1] Et dont on ne peut, par respect, écrire le nom d’une traite, un point devant figurer au milieu de celui-ci – habitude que Noémie garde encore aujourd’hui.

[2] Tel ce responsable communautaire qui a menacé Noémie Halioua de lui faire perdre son travail après la publication de son livre et contre lequel elle a été obligée de porter plainte.

 

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