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Don Quichotte III - « Le diable en personne »

rossinante,maritornes

Cheval de guerre, Steven Spielberg

 

 

15 - Don Quichotte, danger public.

Le livre troisième s'ouvre sur une nouvelle baston.

« Or, il arriva que Rossinante sentit tout à coup le désir d'aller folâtrer avec mesdames les juments, et sortant, dès qu'il les eut flairées, de ses habitudes et de ses allures naturelles, sans demander permission à son maître, il prit un petit troquet, et s'en alla leur communiquer son amoureuse envie. »

Mais les muletiers Yangois voient d'un très mauvais oeil ce petit flirt équin et vont bâtonner le pauvre cheval avec une telle violence qu'ils l'envoient à terre. Don Quichotte intervient immédiatement et se fait assommer à son tour. La raison est qu'il a attaqué des gens qui ne sont pas de son rang, ce que les règles de chevalerie lui interdisent !

 Je ne devais pas tirer l'épée contre des hommes qui ne fussent pas armés chevaliers ; et c'est pour avoir violé les lois de la chevalerie que le Dieu des batailles à permis que je reçusse ce sentiment. »

L'héroïsme a ses conditions, ses rituels, sinon ses castes. Et le chevalier d'exhorter son écuyer que la prochaine fois qu'ils rencontrent des manants, cela sera à ce dernier d'aller les corriger ! D'autant, ajoute-t-il, que les épaules de Sancho sont plus aptes à résister aux des coups de bâton que les siennes « élevées dans la fine toile de Hollande ». Don Quichotte, bourgeois ! Et qui devient réellement dangereux pour ses proches tant il tient à les faire participer à sa métaphysique héroïque et sociale. Don Quichotte, danger public.

 

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16 - Maritornes ou le sexe surgissant.

Le chapitre XVI est celui du surgissement du sexe dans le roman en la personne de Maritornes,

« une servante asturienne, large de face, plate du chignon, camuse du nez, borgne d'un oeil et peu saine de l'autre. »

Celle-ci a beau être laide comme un pou, et de surcroît, coucher avec un muletier qu'elle doit précisément rejoindre dans son lit, quoique dans la même chambre de Don Quichotte et de Sancho et après que tout le monde se soit endormi, notre hidalgo se persuade que cette jeune femme (forcément fille de châtelain à la beauté fatale) le désire et que c'est dans son lit qu'elle va s'inviter. Du coup, le voilà qui

« commence à se troubler et à s'affliger, en pensant à l'imminent péril que sa chasteté courait. »

Et lorsqu'elle entre dans la chambre, il est prêt de succomber, confondant sa misérable chemise de nuit, « constituée de toile dont on fait des sacs » pour « la plus fine percale de lin », « les gros bracelets  en boules de verre » qu'elle porte aux bras pour « des perles orientales », ses cheveux de crin pour « des tresses d'or fin d'Arabie », et « son haleine, qui sentait assurément la salade à l'ail marinée de la veille, [pour] une odeur suave et parfumée. »

Bien entendu, il se met à lui parler de son honneur de chevalier et de son serment à ne rester fidèle qu'à la seule  Dulcinée mais si haut qu'il réveille le muletier. Celui-ci, persuadé que Don Quichotte est en train de lui voler sa donzelle, se jette sur lui et commence à le battre comme plâtre pendant que Maritornes tombe sur la couche du bas où dort Sancho qui, croyant qu'on l'attaque, se jette à son tour sur elle et se met à la tabasser - et tout cela avant que l'aubergiste n'entre et ne se mêle au pugilat général.

Nouvelle bagarre ? Certes, mais qui obéit à un nouveau schéma : pour la première fois, désir et délire se mélangent en tant que tels et autour d'une inconnue qui n'est rien d'autre que la peur. Comme Siegfried, Don Quichotte a peur du sexe. Toutes les femmes sont belles et désirables, même les biscornues, mais il doit renoncer à toutes au nom de Dulcinée, son horizon et qui par définition est inatteignable. Dès lors, ne peut tourner autour de lui qu'une « diabolique harmonie », pour ne pas dire un tango de Satan.

 

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17 - Sancho berné.

Les malheurs de don Quichotte deviennent ceux de Sancho. Contrairement au premier entièrement protégé par ses rêves, le second a besoin de parler, de dire, de raconter - de ne pas garder pour soi. Aussi a-t-il cette déclaration bouleversante :

« je n'aime pas garder beaucoup les secrets ; je craindrais qu'ils ne se pourrissent dans mon estomac trop bien gardés »

Sancho "contre" Don Quichotte. La littérature contre le secret, l'idéal, le rêve. Le romanesque contre le romantique, une fois de plus.

Afin de se remettre de la bagarre précédente qui les a moulus, Don Quichotte fait préparer « l'élixir de Fierarbras » (mélange d'huile, de vin, de sel et de romarin) censé les remettre sur pied et qu'ils ingurgitent de concert. Vomissements immédiats quoique remettant d'aplomb le chevalier alors que le pauvre écuyer manque de mourir - et pour la raison, en déduit le premier, que celui-ci n'est pas chevalier. Même les organes et les remèdes qui vont avec relèvent de l'ordre chevaleresques ou pas  La chevalerie est une physiologie !

Suit le douloureux épisode de la berne : sortis de l'auberge sans payer (car les chevaliers errants ne payent pas), Sancho est rattrapé par des drapiers, clients de l'auberge, qui exigent qu'il paye leur nuitée et qui devant son refus est jeté dans un drap puis envoyé en l'air « comme on fait d'un chien dans le temps du carnaval. » C'est la grande vexation de Sancho et dont celui-ci se souviendra longtemps. Encore une fois, il a payé pour son maître.

 

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18 - Mort à crédit

Entretien entre Don Quichotte et Sancho sur la route. Ce dernier, constatant que toute leur aventure n'a consisté pour l'instant qu'à recevoir des coups de poings, de bâtons et d'épées (en plus d'avoir vécu, lui, « les honneurs du bernement »), propose à son maître de rentrer chez eux. Don Quichotte refuse, arguant la noblesse de l'entreprise chevaleresque et se livrant à une étonnante description de l'Europe de son temps, très Game of Thrones, où tout n'est que cruauté et par là-même nécessité de charité. Le monde a besoin de chevaliers errants pour être protégé ! Et notamment des nouveaux ennemis féroces qui viennent de surgir au fond de la plaine et contre lesquels don Quichotte va charger comme un forcené - un troupeau de mouton !

« Par les péchés que je dois à Dieu, qu'est-ce que vous allez faire ? »,

implore Sancho. La guerre, bien sûr. Et quitte à recevoir des pierres dans la tête envoyées par les frondes des bergers furieux et qui lui causent de sérieuses blessures :

« une amande de rivière lui donne droit dans le côté et lui ensevelit deux côtés au fond de l'estomac », « une seconde dragée lui arrive, qui frappe si en plein sur sa main et sur sa burette, qu'elle fait voler celle-ci en éclats, lui écrase deux doigts horriblement, et lui emporte, chemin faisant, trois ou quatre dents de la bouche. »

K.O, notre chevalier retombe de cheval, Sancho le rejoint - et le baume de Fierabras, ingurgité tout à l'heure, a comme un effet secondaire et fait vomir notre héros dans une scène que n'aurait pas renié le Céline de Mort à crédit (la scène du mal de mer lors de la traversée de la Manche, bien sûr...) :

« Sancho s'approcha de son maître, et si près, qu'il lui mettait presque les yeux dans le gosier. C'était alors que le baume venait d'opérer dans l'estomac de don Quichotte , au moment où Sancho se mettait à regarder l'état de ses mâchoires, l'autre leva le coeur, et, plus violemment que n'aurait fait une arquebuse, lança tout ce qu'il avait dans le corps à la barbe du compatissant écuyer.

- Sainte Vierge ! s'écria Pancho, qu'est-ce qui vient de m'arriver là ? Sans doute que ce pécheur est blessé à mort, puisqu'il vomit le sang par la bouche.

Mais dès qu'il eut regardé de plus près, il reconnut, à la couleur, odeur et saveur, que ce n'était pas du sang, mais le baume de la burette qu'il avait vu boire. Alors il fut pris d'une horrible nausée, que, le coeur aussi lui tournant, il vomit ses tripes au nez de son seigneur, et qu'ils restèrent tous deux galamment accoutrés. »

 

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Don Quichotte, vu par Salvator Dali

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19 - Le diable en personne (ou Le Chevalier de la Triste Figure)

Sancho l'a déjà dit. Pour l'instant, tout n'a été que coups de poing, humiliations, déconvenues, défaites, fiascos. Il faut à l'hidalgo remporter une victoire, n'importe laquelle - et ne serait-ce, dit Nabokov, par souci d' « équilibre artistique ». Comme par hasard, voici un cortège funèbre qui passe. Don Quichotte demande ce qui se passe, propose ses services et devant le peu d'intérêt qu'on lui porte, IMPOSE ses services (parce que chevalier et patin-couffin). On lui demande de dégager. Il attaque.

« Tous ces manteaux blancs étaient des gens timides et sans armes ; dès les premiers coups, ils lâchèrent pied, et se mirent à courir à travers champs avec leurs torches allumées, si bien qu'on les aurait pris pour une des mascarades qui courent les nuits de carnaval. (...) Don Quichotte put donc les bâtonner et les chasser tout devant lui, restant à bon marché maître du champ de bataille ; car ils imaginaient tous que ce n'était pas un homme, mais bien le diable en personne qui était venu de l'enfer les attendre au passage.... »

Drôle de victoire en vérité ! Don Quichotte a attaqué des gens ne sachant pas se battre, des innocents à qui il a mis la misère, et qui, eux, l'ont pris pour « le diable en personne. » Nabokov argue que « le lecteur est parfaitement indifférent aux malheurs des pénitents en chemise et se réjouit non seulement de la victoire de Don Quichotte, mais encore de savoir que Sancho Pança a volé les riches provisions des prêtres masqués. » Quelle bêtise ! (Mais Nabokov a-t-il un jour écrit quelque chose de valable et d'intelligent ?) Au contraire, le lecteur est parfaitement révolté par cet épisode où le chevalier et son écuyer apparaissent comme des voyous de la Mancha et qui loin d'apporter la paix et la justice sèment la terreur et le chaos. Don Quichotte, ici, c'est Orange mécanique qui se prend pour Excalibur. Et la façon dont il explique à un des pèlerins, un bachelier à qui il a cassé la jambe et fait que celui-ci boitera toute sa vie, le rend épouvantablement antipathique. Il semble que Sancho le pressente puisqu'il présente son maître selon une formulation qui fera date et qui apparaît même comme une sorte de baptême :

« Si par hasard ces messieurs veulent savoir quel est le brave qui les a mis en déroute, vous n'avez qu'à leur dire que c'est le fameux don Quichotte de la Manche, autrement appelé LE CHEVALIER DE LA TRISTE FIGURE. »

Non donc une figure du Christ, mais une figure du diable. Ou pire, une figure du Christ conduite par le diable. On ne rit plus.

 

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Don Quichotte à la tête qui éclate, Salvator Dali

 

20 – Théologie et humanité

« Ami Sancho, apprends que je suis né, par la volonté du ciel, dans notre âge de fer pour y ressusciter l'âge d'or. »

Tout est là. Don Quichotte se sent investi d'une mission christique mais qu'il accomplit sous un mode diabolique et dans un monde déjà largement abandonné par Dieu - ou si l'on préfère, dans lequel l'ordre thomiste a vécu. Plus rien d'ordonné, d'organique, de hiérarchique, pour tout dire, de gracieux dans cette Espagne du XVIème siècle. A la place, déjà le monde moderne, celui de Montaigne et de Pascal, où tout n'est plus que chaos et misère, et dans lequel Dieu va devenir une option - ou un pari. Pour autant, l'ancienne foi populaire, mélange de raison et d'abnégation, n'a pas disparu et apparaît encore chez Sancho lorsque par exemple celui-ci rappelle à son maître

« que le bien vient naturellement pour tout le monde, alors que le mal ne vient qu'à celui qui va le chercher »

 - merveilleuse théologie mais qui pose justement le problème de l'action chevaleresque. Et si à force de vouloir chercher le bien à tout prix, Don Quichotte ne trouvait et ne suscitait que le mal ? Et si le bien était le résultat du laisser-faire et le mal, celui du vouloir faire ? Et si le bien n'était que le produit de l'être et le mal, celui de produit de la volonté ? D'aucuns diront que nous allons trop loin et sombrons dans l'hérésie quiétiste. Pourtant, comme le dit Sancho plus loin,

« le diable [est justement] celui qui ne s'endort pas et qui se fourre partout pour tout embrouiller. »

 Le diable est dans la volonté, l'action, l'intervention. Dès qu'on veut, on veut mal. Dès qu'on agit, on crée du du désordre. Dès qu'on intervient, on détruit.

Preuve la nouvelle embrouille intestinale de Sancho qui ne s'en remet toujours pas d'avoir ingurgité l'élixir du de Fierabras et lui vaut d'avoir « envie de déposer une charge dont personne ne pouvait le le soulager » (comme quoi, le diable est bien dans la merde), à travers une second scène paillarde encore plus extraordinaire que la première. Le corps de Sancho, ses entrailles, ses digestions, ses nausées, ses selles, son humanité - et à laquelle va répondre, sur un autre mode, la propre humanité de Don Quichotte à travers ce qui sera peut-être son seul moment "humain" et "rationnel".

Attirés par un bruit de cascade, nos deux héros tombent sur six marteaux de moulin à foulon ou moulins à eau. Evidemment, le souvenir de l'épisode de l'attaque des moulins-géants (au chapitre VIII de la première partie) est si fort qu'il remonte de suite à la mémoire de l'auteur, des personnages et des lecteurs et fait que tout le monde se demande comment va réagir Don Quichotte.

« A cette vue, don Quichotte devint muet ; il pâlit et défaillit du haut en bas. Sancho le regarda et vit qu'il avait la tête baissée sur sa poitrine, comme un homme confus et consterné. Don Quichotte aussi regarda Sancho : il le vit les joues enflées, et la bouche tellement pleine d'envie de rire qu'il semblait vouloir en étouffer ; et toute sa mélancolie ne pouvant tenir contre la comique grimace de Sancho, il se laissa lui-même aller à sourire. »

On a bien lu, Don Quichotte qui sourit de sa folie ! Un instant de bon sens, de complicité, de rire.... qui, hélas, ne dure pas. Croyant que son maître est revenu à la raison, Sancho éclate de rire et, Don Quichotte, vexé, le frappe de sa pique, lui rappelant qu'en tant que chevalier, il n'est pas à même de distinguer les bruits d'un vrai moulin de ceux d'un faux, et surtout pas de refuser une aventure qui se présente à lui. Summum de mauvaise foi à laquelle Sancho répond par un summum de complaisance, arguant qu'il n'en doute pas, qu'il sait que les chevaliers errants procèdent ainsi et du reste dispensent les bons gestes après les mauvais, et que lui, Sancho, ne doute pas qu'après lui avoir donnés des coups de bâton, son maître lui donnera des royaumes. Don Quichotte apprécie et conclut qu'ils se traiteront désormais l'un l'autre avec plus de respect. Folie et humanité se rapprochent.

 

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Apparition de Dulcinée, Salvator Dali

 

21 - « Bonne guerre et belle fille »

Retour à la Mancha. Et nouvelle confusion de Don Quichotte qui veut, cette fois-ci, s'emparer d'un chapeau d'un barbier qui arrive sur leur route, et qu'il prend pour un armet de Mambrin (sorte de casque enchanté qui rend invulnérable celui qui le porte).

Le comble, dans cette aventure, est que notre hidalgo semblait, comme dans le chapitre précédent, avoir un éclair de lucidité, et se ranger pour une fois du côté du bon sens contre la théologie chevaleresque, faisant même l'apologie des proverbes, « sentences tirées de l'expérience même, qui est la commune mère de toutes les sciences ». Mais il suffit qu'il voit un nouveau personnage pour que ses métamorphoses mentales recommencent et qu'il reparte à l'attaque absurde - contre un adversaire inoffensif qui plus est.

Et si Sancho a peur, qu'il se protège.

« De me ranger à l'écart, c'est mon affaire », déclare celui-ci dans sa grande sagesse.

L'hidalgo a beau jeu de mettre le barbier à terre et de lui voler son « armet » - celui-ci se révélant sans pouvoir. Mais qu'importe ! Don Quichotte connait la formule qui lui redonnera son enchantement après qu'on l'aura réparé. Sancho lui répond que tout cela est bel et bon mais que lui compte plutôt sur ses « cinq sens » pour se protéger, plutôt que sur les enchantements. Et que lorsqu'arrivent des malheurs,

« il n'y a rien de mieux à faire que de plier ses épaules, de retenir son souffle, de fermer les yeux, et de se laisser aller où le sort et la couverture vous envoient »

- allusion à la berne qu'il a subi au chapitre XVII et qu'il n'a pas oublié, ce qui lui vaut de se faire traiter par son maître de « mauvais chrétien » pour le prétexte qu'il est rancunier et qu'il ne sait pas pardonner les injures qu'on lui a faites ! A cette insupportable remarque, Sancho fait diversion. Mais nous, les lecteurs, aurions bien envie de rappeler à Don Quichotte que s'il est un homme qui n'oublie pas ses misères ni ses chimères, c'est bien lui - et comme il le prouve encore ici en tournant résolument le dos aux moulins dès qu'il en aperçoit au loin. Les moulins, la rage et la peur de Don Quichotte.

Mais Cervantès vient au secours de son héros en lui mettant dans la bouche la belle histoire d'un valeureux chevalier qui au fil du temps et des épreuves acquit une renommée méritée et épousa la fille d'un roi - « bonne guerre et belle fille ». Pour autant, ce qui nous touche dans ce récit est que le rêve de Don Quichotte se révèle finalement moins héroïque que sentimental. Tout ce qu'il serait prêt à endurer le serait moins au nom de la gloire qu'au nom de l'amour. Le vrai graal, c'est l'éternel féminin.

 

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Don Quichotte accablé, Salvator Dali

 

22 - EPISODE DES GALERIENS.

L'un des plus terribles chapitres de ce premier tome.

Tombant sur une chaine de prisonniers que l'on conduit aux galères, Don Quichotte qui imagine que ceux-ci sont tous innocents, attaquent leurs gardes et les libère. Après quoi, il leur demande d'aller raconter partout ses exploits dans « les moindres détails », et par dessus tout à Dulcinée du Tobosco - ce que ces derniers plus pressés de déguerpir que de lui faire sa publicité ne peuvent évidemment accepter. Don Quichotte alors les insulte, les menace,  notamment leur chef charismatique, Ginés de Pasamonte, et fait qu'ils se retournent contre lui et le lapident en plus de le dévaliser ! Déconvenue absolue de notre héros et pour lequel nous n'avons ici aucune pitié. Celui qui, au chapitre précédent traitait son écuyer de « mauvais chrétien », s'est révélé là anti-chrétien au possible et même anti-christique, puisqu'il a exigé de ses "miraculés" qu'ils aillent raconter partout les miracles qu'il a effectués, contrairement au Christ qui exhortait les siens à surtout n'en rien dire à personne et à rentrer tranquillement chez eux. Don Quichotte ne mériterait-il donc pas toutes ses douleurs ? Don Quichotte, triste imitation de Jésus-Christ (comme nous tous) ?

 

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23 - 24 - Histoire de Cardénio et Luscinde (et de Madasime et Elisabad) - Les premiers doubles.

Les histoires emboitées, et qui se révèleront comme autant de variations amoureuses de l'idéal quichottien, vont bientôt commencer. Arrivés au coeur de la Sierra-Moréna (« la montagne noire ») et afin d'échapper à la gendarmerie rurale, la Santa Hermandad (la « Sainte Fraternité ») qui les recherche pour avoir libéré les galériens, Don Quichotte et Sancho font halte et tentent de se remettre de leur dernière, et très cruelle, mésaventure. Mais pendant la nuit, l'un des galériens libérés, qui lui aussi se cachait dans le coin, vole l'âne de Sancho. Désespoir de celui-ci au matin. Il lui faudra désormais suivre son maître à pied.

Un peu plus tard, ils découvrent une valise qui contient de l'or (que Don Quichotte laisse généreusement à Sancho ébloui, car l'argent a toujours fait le bonheur des humbles), du linge et surtout un recueil de poésie dédié à une certaine Philis par son amant désespéré. Il s'agirait d'un certain Cardénio, jeune homme devenu fou d'amour et fou tout court depuis que sa belle, une nommée Luscinde, l'aurait abandonné pour le méchant mais très riche Fernand. Depuis, rapporte un chevrier rencontré sur la route, ce Cardénio vit comme un sauvage dans la forêt et on l'appelle « Le Chevalier des Bois » (ou de la Montagne), mais surtout « Le Déguenillé de la mauvaise mine » - ce qui évidemment « parle » au  « Chevalier de la Triste Figure ».

Ce Cardénio apparaît en effet comme le premier pendant réel de don Quichotte, son premier double - car comme lui, amoureux, fou, solitaire, idéaliste, inconsolable.

C'est ainsi qu'il s'impose en tous cas au chapitre 24, racontant sa malheureuse romance à l'hidalgo compatissant et à son écuyer plutôt inquiet de cette nouvelle communion des fous - et qui a bien raison de s'inquiéter, la folie des deux hommes ne pouvant s'accorder à propos de « la reine Madasime », un personnage de fiction appartenant à la saga d'Amadis de Gaule que chérit Don Quichotte et en laquelle il voit une image de sa Dulcinée chérie, mais qui aux yeux de Cardénio n'est rien moins qu'une femme adultère, coupable d'avoir couché avec l'infâme Elisabad, comme sa Luscinde l'a fait avec Fernand. D'où la controverse littéraire et théologique qui s'en suit entre les deux "lecteurs" et qui ne peut tourner qu'à la bagarre interprétative, puis physique, et fait que Cardénio assomme don Quichotte.

Comme le remarque Nabokov, tout se mélange ici avec une rare maestria : les personnages de papier avec ceux de chair et d'os, les émotions réelles et imaginaires, les projections idéelles et leurs conséquences fâcheusement concrètes, les discordes littéraires qui tournent à la guerre de religion et font que Cardénio et Don Quichotte en viennent aux mains - et comme on peut si souvent le constater entre nous, littérateurs intégristes ! Touche pas à mon livre ! Touche pas à ma vie ! Touche pas à ma Dulcinée ! C'est la mienne, pas la tienne !

 

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Don Quichotte se disputant avec Cardenio, par Francis Hayman

 

25 - Traité du désespoir

Ce chapitre, peut-être le plus important de ce premier tome, commence par le célèbre oubli de Cervantès à propos de l'âne volé de Sancho qui réapparaît ici sans crier gare, quoique de façon fort émouvante. Sancho, en effet, réitère son désir de quitter Don Quichotte et de s'en retourner chez lui, non seulement pour ne plus avoir à subir toutes ces épreuves mais surtout pour pouvoir enfin retrouver le droit à la parole, ce que lui a interdit son intraitable maître et qui lui apparaît inhumain :

« ... car enfin, prétendre que j'aille avec votre grâce à travers ces solitudes, de jour et de nuit, sans que je puisse lui parler quand l'envie m'en prend, c'est m'enterrer tout vif. »

Et de rajouter cet extraordinaire souhait :

« Encore, si le sort voulait que les animaux parlassent, comme au temps d'Esope, le mal ne serait pas si grand, car je causerais avec mon âne de tout ce qui me passerait par l'esprit, et je prendrais ainsi mon mal en patience. Mais c'est une rude chose, et qu'on ne peut bonnement supporter, que de s'en aller cherchant des aventures toute sa vie, sans trouver autre chose que des coups de poing, des coups de pied, des coups de pierre et de sauts de couverture [encore une fois, son épreuve la plus rude, car la plus humiliante] ; et avec tout cela, il faut se coudre la bouche, sans oser lâcher ce qu'on a sur le coeur, comme si l'on était muet. »

Etre interdit de parole - la pire chose qu'on puisse imposer au propre de l'homme et que Don Quichotte finit par comprendre, levant son interdiction, et sans doute parce que lui aussi ressent à cette heure ce besoin urgent de parler et d'évoquer.... sa propre folie.

Contre toute attente, Don Quichotte est bien conscient d' « imiter » (un mot qui revient ici six ou sept fois dans son explication) Amadis de Gaule, mais aussi Roland, Ulysse et tous les fabuleux personnages, réels ou fictifs, qui furent peints « non tels qu'ils étaient mais tels qu'ils devaient être afin d'édifier les hommes ». Et de militer pour ces imitations-modèles jusque dans leurs folies et leurs désespoirs ! Car c'est au bout du désespoir que se trouve la gloire :

« Il est vrai que je ne pense pas imiter Roland, ou Orland, ou Rotoland (car il avait ces trois noms à la fois), de point en point, dans toutes les folies qu'il fit, dit ou pensa. Mais j'ébaucherai du moins de mon mieux celles qui me sembleront les plus essentielles. Peut-être même viendrai-je à me contenter tout simplement de l'imitation d'Amadis, qui, sans faire de folies d'éclat et de mal, mais seulement de pleurs et de désespoir, obtint autant de gloire que personne. »

Le mimétisme est donc moins héroïque qu'existentiel. Don Quichotte choisit consciemment le désespoir comme pour aller au bout de la douleur humaine. Explorer les abîmes de l'âme via les souffrances du corps. Toucher le fond des êtres pour les comprendre et les sauver. C'est à ce moment-là qu'il peut apparaître comme réellement christique (Enfin ! aurait-on envie de rajouter.) Mais quelle folie de choisir le désespoir ! Quelle folie de choisir ce sacrifice-là ! Quelle folie de choisir la folie !

Ce que cerne immédiatement Sancho qui a alors cette question capitale :

« Il me semble, quant à moi, que les chevaliers qui en agirent de la sorte y furent provoqués, et qu'ils avaient des raisons pour ces sottises et ces pénitences. Mais, mon seigneur, QUELLE RAISON AVEZ-VOUS DE DEVENIR FOU ? »

Réponse ultra-sentimentale de Don Quichotte qui loin de se débiner va jusqu'au bout de son étrange credo romantique :

« Eh ! par Dieu, voilà le point, et c'est là justement qu'est le fin de mon affaire. Qu'un chevalier errant devienne fou quand il en a le motif, il n'y a là ni gré ni grâce ; LE MERITE EST DE PERDRE LE JUGEMENT SANS SUJET, et de faire dire à ma dame : "S'il fait de telles choses à froid, que ferait-il donc à chaud ?" (...) Ainsi donc, ami Sancho, ne perds pas en vain le temps à me conseiller que j'abandonne une imitation si rare, si heureuse, si inouïe. Fou je suis, et fou je dois être jusqu'à ce que tu reviennes avec la réponse d'une lettre que je pense te faire porter à ma dame Dulcinée. Si cette réponse est telle que la mérite ma foi, aussitôt cesseront ma folie et ma pénitence ; si le contraire arrive, alors, je deviendrai fou tout de bon, et l'étant, je n'aurai plus nul sentiment. Ainsi, de quelque manière qu'elle réponde, je sortirai de la confusion et du tourment où tu m'auras laissé, jouissant du bien que tu m'apporteras à la faveur de ma raison, ou cessant de sentir le mal, à la faveur de ma folie. »

Soit l'idéal se met en adéquation avec la raison, et l'on sera heureux dans le réel ; soit non, et l'on sera heureux dans le rêve et la folie. Soit la sortie de la folie dans l'amour ; soit la sortie de l'amour dans la folie. Soit la possibilité de l'amour partagé, soit le refuge dans la fantasmagorie. Telle est l'alternative (kierkegaardienne) ou le pari (pascalien) de Don Quichotte. Et pendant que Sancho ira trouver Dulcinée (sur Rossinante, car son âne a encore disparu de la narration !!), lui se pose sur un rocher, se déculotte, et en guise de pénitence, commence une série de culbutes improbables, montrant son cul au ciel et à tous ceux qui passeront.

Foi, folie, fiction et fesses à l'air.

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26 - Folie et mimétisme

Pendant que Sancho va porter sa lettre d'amour à Dulcinée, Don Quichotte

« se mit à réfléchir sur une chose qui avait déjà maintes fois occupé sa pensée, sans qu'il eût encore pu prendre une résolution : c'était de savoir LEQUEL SERAIT LE MEILLEUR ET LUI CONVIENDRAIT LE MIEUX, D'IMITER ROLAND DANS SES FOLIE DEVASTATRICES, OU BIEN AMADIS DANS SES FOLIES MELANCOLIQUES.... »

Quelle meilleure folie ?

L'imitation de la folie (qui est aussi une folie de l'imitation) relève donc bel et bien d'un « choix ontologique » en lequel on risque sciemment sa santé mentale. C'est là l'existentialisme délirant du Quichotte et, par extension, de tous ceux qui, en proie à une volonté folle de devenir quelqu'un ou quelque chose, écrivain, artiste, martyr, amoureux, amant, en sont réduits à  forcer leur devenir, sinon leur être.

Se forcer à être.

Se forcer à vouloir.

Se forcer à écrire.

Se forcer à aimer.

Se forcer à croire en Dieu.

Et échouer en tout - dans ses désirs et sa foi, en soi et en Dieu.

Vouloir aimer et ne pas pouvoir. Vouloir écrire et ne pas y arriver. Vouloir le bien et faire le mal. Ce sera aussi la terrible expérience de Mychkine, de Donissan - et sans doute à l'origine de Lucifer. Dieu qui me donne tout, me reprend tout et exige que je lui rende grâce. Abraham, Job. Et si je me révolte ? Alors, je vais en enfer. Après une vie de souffrance, je tombe dans une éternité de souffrances, et pour la seule raison que je n'ai pas pu rendre grâce de ses souffrances.

A moins que Dieu ne change d'avis - c'est là ma seule chance.

Car l'amour, c'est de la chance - comme la grâce. 

Comme le reste.

Mais halte à ma propre folie !

Dans une auberge qui mène au Tobosco, Sancho tombe sur le barbier et le curé, les deux mêmes qui avaient tenté au début de dissuader Don Quichotte de partir à l'aventure, en venant à faire un autodafé de sa bibliothèque. Pour récupérer leur ami, le curé propose de se travestir en fille (!!!) tandis que le barbier se fera passer pour l'écuyer de celle-ci. Ainsi accoutrés, ils iront persuader Don Quichotte de les suivre. Après tout, pourquoi pas ? Soigner la folie par la folie.

 

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Don Quichotte et les moulins, Salvator Dali

 

27 - Fictions en conflit

Mais voilà que les récits et les personnages de nouveau s'entrecroisent. Sur le chemin qui les ramène à la Sierra-Moréna, nos trois compères tombent sur Cardénio, toujours à se plaindre dans la nature, mais qui les apercevant, se joint à eux et recommence le récit de son histoire avec forces détails : la trahison de Luscinde et de Fernand (qui était, on l'apprend, son confident), leur mariage, sa fuite - et son nouveau credo existentiel tout aussi dingue que celui de Don Quichotte et qui ne consiste rien moins qu'à accepter de souffrir comme sa belle a voulu qu'il souffre, et en réalisant ainsi ce souhait, rester en celui-ci, rester en elle :

« ... et puisqu'il lui a plu [à Luscinde] d'appartenir à un autre, étant ou devant être à moi, il me plaît d'appartenir à l'infortune, ayant pu être au bonheur. Elle a voulu, par son inconstance, rendre stable ma perdition ; eh bien ! je voudrai, en me perdant, contenter ses désirs. »

Le masochisme - ou l'aboutissement des amours impossibles ou déçus. Le masochisme - ou ce qui me permet de croire en l'amour même si l'amour ne croit pas en moi. Le masochisme - où ce qui me permet tout en amour sauf l'orgasme.

Et c'est la fin de cette troisième partie qui n'est certes pas sans poser quelques problèmes narratifs, car enfin non seulement les deux histoires semblent s'arrêter en leur beau milieu, mais encore l'intrigue secondaire (celle de Cardénio) semble prendre le dessus sur la principale.

Y aurait-il donc aussi un mimétisme à l'intérieur même du texte, une rivalité intra-narrative - un conflit des fictions ?

 

 

 A SUIVRE

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