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Les Joyeuses commères de Windsor ou Le Bouffon émissaire

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"Moi, sur qui la chaleur agit comme sur du beurre ! Un homme en incessante dissolution, en dégel continu !"

"Je crois que le diable ne veut pas que je sois damné, de peur que l'huile qui est en moi ne mette le feu à l'enfer ; autrement il ne me contrarierait pas ainsi."

"Les fées ont pour lettres les fleurs."

"Je suis ravi de voir que, bien que vous eussiez pris position pour m'atteindre, votre flèche a porté contre vous."

Si je dis que le Falstaff des Joyeuses commères de Windsor est un personnage tragique, l'on risque de me répondre que c'est là un paradoxe un peu too much, bien dans ma manière narcissique et peu sérieuse de me servir des oeuvres pour exposer mes petits problèmes, sinon pour étaler mes obsessions habituelles. Car ce gros plein de gras, toujours en quête d'argent pour payer ses désirs de luxe, toujours sans femme de chair mais avec des femmes de rêve ô combien, ce demi futé qui croit l'être beaucoup et qui est si souvent le dindon de sa propre farce, ce porc qui cherche à être un serpent et que l'on n'égorge pas par pitié, se contentant de le rouler dans la farine, c'est un peu moi évidemment, et c'est aussi un peu vous, forcément - "puisque c'est de moi que vous vient tout cet esprit"...

Mais trêve de vantardise auto-flagellatrice et retournons à Windsor.

 

Après relecture de cette pièce négligée par la plupart des shakespeariens, qui, donc,  a inspiré un opéra supérieur à elle, et peut-être après tant de mois passés avec René Girard [ce texte a été écrit en 2008 pendant ma période "girardienne"] force est de constater que ce que racontent ces Commères, certes sur un mode bouffe, n'est rien d'autre que le mécanisme universel du bouc-émissaire. Lorsqu'à l'acte III, après l'épisode du panier de linge jeté dans la Tamise (avec le gros Falstaff étouffant à l'intérieur), Mistress Page décide de ne pas en rester là et de jouer et rejouer de nouveaux tours à Falstaff, on peut alors considérer que celui-ci n'est plus tant ce gros coquin qui méritait son châtiment que l'éternel coupable, c'est-à-dire l'éternel punissable, dont la société a besoin afin de se dédouaner de ses propres coquineries. D'ailleurs, après le second épisode de l'acte IV, dans lequel Falstaff est obligé de s'habiller en femme pour échapper aux coups d'épée des maris mais non à leurs coups de bâton, les deux Mistress, ivres d'une gaité vengeresse qui finit par inquiéter (du moins, le spectateur moderne), répètent bel et bien que l'on va continuer à rouler le malheureux encore et encore : "Si nos décident en conscience que ce pauvre gros libertin de chevalier doit subir un surcroît de punition, nous nous en chargerons encore."

Dès lors, Falstaff est un peu comme le diable à qui l'on joue de bons tours et qui, parce qu'il est faible, licencieux et candide en même temps, va tomber dans tous les pièges que lui tendront les bonnes gens - et cela, à l'infini. L'acharnement social à punir, surtout celui sur lequel on projette tous ses vices et qui, comme par hasard, est incapable de se défendre, ne peut, en effet, que se reproduire indéfiniment puisque c'est par lui que la société trouve sa garantie morale - c'est par lui, même, que l'on peut enfin mettre d'accord le ciel et l'enfer*.

"Que le ciel le mène sous le bâton de ton mari ; et qu'ensuite le diable mène le bâton !"

décrète Mistress Page, avant de rajouter trois répliques plus bas : "Peste soit de ce déshonnête coquin ! Nous ne saurions trop le malmener", et d'entonner une chanson, ode aux morales joyeuses et punisseuses. Et la célèbre bacchanale qui terminera la pièce, loin d'être un déchainement des sens et des instincts secrets, sera au contraire un déchainement des vertus et des continences :

"Fi des pensées pécheresses ! Fi du vice et de la luxure ! La luxure n'est qu'un feu sanglant, allumé par d'impurs désirs..."

C'est que Les Joyeuses commères de Windsor est une comédie bourgeoise, c'est-à-dire socialement correcte, cruellement sociale, où la grandeur du bouffon n'est plus de mise. Elle est là, la différence de traitement dans le personnage de Falstaff. Dans Henry IV, Falstaff incarnait la bouffonnerie vitale et tragique, l'humanité facétieuse et vulnérable, l'insouciance amoureuse de la vie, celle dont les Grands ont besoin pour s'éduquer, celle à laquelle s'abreuvera le Prince Harry, futur Henry V. Hélas, après qu'il ait été banni par ce dernier (car le pouvoir sérieux se doit de renier son passé amoral), Falstaff retrouve son "vrai" milieu - un milieu qui ne supporte pas que les bouffons leur en redisent. Révélateur quasi mystique chez les Grands, le fou du roi redevient sacripant chez les petits. Tel est le déclassement social du Falstaff de Windsor. Bouffon grandiose à la cour, gougnafier chez lui. Compagnon de débauche et de vie auprès des rois, vulgaire trompeur de mari auprès des braves gens. C'est que la société bourgeoise et petite bourgeoise n'admet pas la polissonnerie.

Comment ne pas le comprendre ce brave Chevalier de la Jarretière qu'entre l'honneur et la survie, il faut choisir ? A l'un de ses compagnons d'infortune qui refuse de porter une lettre de lui au nom de l'honneur, il s'emporte :

"Vous vous retranchez derrière votre honneur ? Eh ! Abîme de bassesse, c'est à peine si je puis, moi, observer strictement les lois de mon honneur. Oui, moi, moi, moi-même, parfois, mettant de côté la crainte du ciel, et voilant l'honneur sous la nécessité, je suis forcé de ruser, d'équivoquer, de biaiser ; et vous, coquin, vous mettez vos guenilles, vos regards de chat de montagne, vos phrases de tapis-francs, vos jurons éhontés sous le couvert de votre honneur ! Vous me refusez, vous !"

A vrai dire, plus que ses compères, Falstaff a un certain sens de l'honneur - celui de ses intérêts, c'est-à-dire dans son cas, de ses désirs. Falstaff veut vivre selon son goût, mais comme il ne se donne pas les moyens pour le faire et comme un criminel véritable le ferait, ce que lui n'est pas, il lui faut supporter les humiliations et les blessures du jeu social auquel personne n'échappe. Personne ? Pourtant, Nanette et Fenton, les deux jeunes gens de la pièce, arriveront à se marier en déjouant par leur propre stratagème ceux organisés pas leur père et mère pour leur faire épouser, chacun, autrui**. Et Falstaff pourra se réjouir de ce tour tout falstaffien (et réussi, lui !) joué aux parents Page.

Les Commères ou la cruelle gaîté des temps anciens. Les Commères ou la mauvaise joie populaire. Les Commères ou la déchéance burlesque d'un raté magnifique. Certes, à la fin de la pièce, tout le monde pardonne à tout le monde, et l'on va s'embrasser autour d' "un feu de campagne - Sir John, comme les autres". N'empêche que quelque chose reste amère.

 

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*Dieu et le Diable qui s'entendent... Thématique faustienne s'il en est.

**Notons qu'à la différence de ce qui se passe chez Verdi, les deux commères de Shakespeare ne s'allient guère contre la loi des pères, et si Mistress Page est contre le choix de son mari concernant l'époux qu'il faut donner à leur fille, c'est pour lui imposer le sien. Et c'est pour quoi l'Alice Ford de Verdi est grande...

 

VOIR AUSSI : Falstaff, fées et fouets

(Ecrit une première fois en Juillet 2008, repris et réactualisé ce mois-ci.)

 

Le Marchand de Venise

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