Cet article est paru sur le site de Causeur le 26 février 2024
À travers le destin croisé de deux femmes d’exception, Forough Farrokhzad et Marie de Régnier, Abnousse Shalmani célèbre l’amour, la poésie, la liberté, la chair. Le féminisme comme on le rêve.
Forough Farrokhzad, poètesse iranienne (1935-1967)
Marie de Heredia, qui signait ses œuvres Gérard d’Houville, Marie de Régnier de son nom d’épouse, romancière française (1875-1963)
Enfin un féminisme de la féminité ! Du boudoir ! De la nudité ! Un Éternel féminisme ! Qui ose l’amour, la joie, le sexe, la résistance, l’émancipation, l’écriture – autant de termes qui, pour Abnousse Shalmani, vont de pair, son livre étant d’ailleurs construit comme un jeu de correspondances, d’échos, de désirs rimés. Monde d’hier en split-screen. Mimèsis au carré. Regards en miroir. Et qui commence par une phrase faite pour l’auteur de ces lignes :
« Seul un regard peut enhardir un timide. Celui intense de Forough enflamme instantanément le jeune homme planqué derrière la mince rangée de lecteurs. »
Il faut en effet avoir été timide jusqu’au trognon pour savoir ce que signifie renaître sous les yeux d’une femme au feu bienveillant[1] – et puisque ce roman parle d’introjection et que Cyrius, surnommé « la Tortue » par sa belle, est un personnage qui n’existe pas, pourquoi ne le serais-je pas ? Très plaisant de s’imaginer coach de Forough Farrokhzad, sinon son Max Brod, et qui va l’initier à la poésie érotique (et rieuse) de Pierre Louÿs et ses amours délicieusement scandaleuses avec Marie de Régnier. Mieux, qui va la nourrir d’une autre vie que la sienne, libre, orgiaque, parisienne, celle de la Belle Époque, des « Enfers » permis, des « pages de foutre » hautement recommandables – tout ce qui est prohibé à Téhéran dans les années cinquante, encore plus impensable aujourd’hui, et qui commence à l’être en Occident via le wokisme, ce fanatisme de chez nous.
Deux mondes qui ne s’opposent moins qu’ils ne s’apposent. Ici, les salons proustiens, gomorrhéens, où tout semble possible autour de figures fascinantes comme Liane de Pougy « et son légendaire martinet » ; là, le mariage forcé à seize ans, le vrai patriarcat, la ceinture du père et la peine de la langue coupée. Ici, « la plume au service d’un intime et qui révèle quelque chose de la civilisation » ; là, « la confidence [qui] n’existe pas tant elle peut se retourner contre vous », l’amitié impossible. Ici, la littérature divinisée ; là, l’écriture interdite par la religion – car « ainsi naquit le shiisme, ainsi mourut l’art ». Le comble est que l’Occident a une image rêvée de l’Orient et ne voit en lui que Mille et une nuits, danse des voiles, prostitution sacrée. De son côté, Forough idéalise cette France des années vingt qui n’est pas toujours celle des Lumières. Brelan, le roman qui aurait dû être le chef-d’œuvre de Marie de Régnier a bel et bien été interdit de publication par sa propre famille avant d’être détruit. Qu’importe ! L’essentiel est de s’évader de soi, de trouver sa persona et de s’y installer.
Photo de Pierre Louÿs (mais est-ce Marie ?), ils n'en disent pas plus ici et c'est fort irritant.
Et Forough de se mettre à vivre à travers Pierre et Marie, de « faire l’amour en s’imaginant être eux », de sensualiser à son tour ses propres vers. « Si la poésie de Forough pue tellement la chair, c’est qu’elle est palliative au sexe proscrit » – ce qui pourrait être une définition de la littérature. Écrire, c’est-à-dire contre-proscrire.
« Découvrir que ce qui est sorti d’elle possède une vie propre, que ses vers cicatrisent d’autres cœurs qui s’interrogent, perplexes, devant les “il ne faut pas“, “cela ne se fait pas“, que ces appels à la jouissance rebondissent sur d’autres espérances hier inconnues d’elle, la transcende. »
À condition de tout lui sacrifier – y compris la maternité.
« Écrire, c’est écrire, il n’y a pas de déjeuner, de rendez-vous, de maux de ventre qui comptent. »
La vraie différence entre la Française et l’Iranienne est que la première, du fait de son milieu et de son éducation, ne se dévaluera jamais à ses propres yeux alors que la seconde, élevée dans l’interdit et la soumission, portera toujours la honte en elle – quoiqu’en tirant une secrète fierté, « [tissant] le fil de son malheur pour mieux l’exalter, comme si le malheur et la sainteté se tenaient la main. » Et tel qu’elle va le filmer dans son célèbre moyen métrage, La Maison est noire (1963), documentaire sur le quotidien des lépreux où la beauté perce sous la laideur, la vie sous sa forme la plus déformée, et dont elle ramènera un garçon qui deviendra son fils adoptif, Hossein Mansouri, qui lui-même sera poète. Il est vrai qu’« Hossein la connaît comme si elle était lui. Parce qu’il a toujours été elle », les destins ayant toujours un arrière-fond de métempsychose.
Hossein Mansouri, poète et traducteur, fils adoptif de Forough Farrokhzad (qui apparaît dans La Maison est noire.)
Et même s’il n’est pas facile d’être le fils de cette femme. « Il [faut] crier plus fort, jouir plus haut, vivre plus intensément » et la mère a déjà tout pris – tout joui. Et peut-être commis l’innommable avec le diable lors d’une nuit faustienne après laquelle elle « signe son entrée dans la vraie vie » et écrit son chef-d’œuvre, La servitude, aux vers sataniques s’il en est. En ce poème terrifiant que même ses amis communistes ne peuvent assumer (mais « les communistes sont impardonnables devant la poésie »), où il est quand même dit que le péché devient œuvre pie, elle marque à jamais et « au fer rouge du blasphème la culture iranienne » – et selon une poétique que n’aurait pas nié Salman Rusdhie, grand spécialiste des identités multiples, des réversibilités érogènes et des sabbats salvateurs. Bien sûr, et elle le sait, sa geste, quoique récupérée plus tard par le culturel et trahie comme telle, restera comme « un petit accroc dans la longue histoire de la mentalité de merde. » Il n’empêche que « ce qui est écrit arrive », comme le dit ce mot prodigieux de Colette. Du moins, on peut l’espérer.
Et en ces temps anti-sadiens où ayatollahs et néoféministes sèment la terreur jusque sous nos draps, comme le dirait Noémie Halioua[2], on ne peut que poser un genou à terre devant ces femmes admirables et vénérer ce Péché, livre majeur, vénéneux, salubre, plein de cet « humanisme sans morale » propre à cette femme miraculeuse qu’est Abnousse Shalmani, et qui agit comme un baume.
[1] Voir mon Aurora Cornu, Éditions Unicité, 2022.
[2] Noémie Halioua, La Terreur jusque sous nos draps – Sauver l’Amour des nouvelles morales Plon 2023.
Abnousse Shalmani, J’ai péché, péché dans le plaisir, Grasset, 2024, sur Amazon.
TROIS EXTRAITS
Mère et fils
Marie de Régnier avec son fils Tigre (de Pierre Louÿs quoiqu'adopté par Henri de Regnier), photo prise par Pierre Louÿs début 1899 et envoyées par lui à Marie.
« Forough veut préserver le sourire sur le beau visage de cet enfant, elle refuse de l'abandonner aux ténèbres. Elle agit. Vite. Vite. Elle va voir les parents. Elle veut cet enfant. Elle veut l'adopter. Les parents acceptent. Sauver l'enfant qui peut vivre dans la lumière. Sauver la Beauté et la poésie. Forough, à la fin du tournage, prend Hossein Mansouri par la main, main qu'elle ne lâchera pas jusqu'à l'arrivée à Téhéran, main qu'elle gardera encore dans la sienne jusqu'à ce qu'il s'endorme. Pendant les cinq ans qui séparent Forough de la mort, elle ne quittera jamais la main d'Hossein. Elle l'aime d'un amour absolu cet enfant de papier qui prend la place de l'enfant de chair et possède, comme elle, en miroir, le sens aigu de la Beauté. Il fait des bêtises, mais il est le premier de sa classe. Il casse des vitres, mais il est brillant.
Cet Amour Filial est venu comme un coup de foudre, elle est sa mère. Il est soufflé de rencontrer sa mère.
Des années plus tard, après la mort, après la révolution, avant l'apaisement qui ne viendra finalement jamais, Hossein et Kâmi [le premier fils] se retrouvent à Londres. L'enfant de chair et l'enfant de papier partagent une chambre, études, nourritures et souvenirs. Kâmi ne sait rien de sa mère. Hossein la connaît comme si elle était lui. Parce qu'il a toujours été elle. Que se sont-ils dit ? Ont-ils pleuré sur les souvenirs de l'un, l'absence de souvenirs de l'autre ? Ont-ils ri des facéties de Forough ?
(…)
Les fils de Forough n'ont jamais été à la hauteur. Inachevés. Ils sont inachevés. Comme le fils de Marie [de Régnier]. Il est impossible d'être l'enfant de ces femmes. Il fallait crier plus fort, jouir plus haut, vivre plus intensément. Il est des femmes qui illuminent tant qu’elles aveuglent ceux qui connaissent leurs vérités. »
(Pages 91 - 92)
+ Dans le genre "trésors d'internet",
1/ ce trailer de Moon Sun Flowers Game (Forough and the boy), documentaire sur Forough Farrokhzad et son fils adoptif Hossein Mansouri, à regarder ici
2/ Et pour ceux qui en ont le courage, ce film unique, inouï, miraculeux, de Forough Farrokhzad, The House is Black, 21 minutes de pure beauté, pure sainteté - et chef-d'oeuvre sans doute aussi important que Nanouk l'esquimau de Robert Flaherty, Los Olvidados de Luis Bunuel ou Freaks de Tod Browning, à découvrir ici.
Notre époque à l'aune de la Belle Epoque
Liane de Pougy (1869 - 1950), danseuse, courtisane, autrice française de la Belle Epoque, puis tertiaire dominicaine.
« Ouvrir le livre de la Belle Époque - comme si une époque pouvait être belle ! - éclaire notre présent avec acuité : les prix littéraires y naissent, le féminisme s'y déchire déjà en chapelles ennemies, les grandes entreprises d'aujourd'hui y éclosent, les fantasmées trente familles tiennent la France, la décadence sur le refrain "c'était mieux avant" balbutie, l'antisémitisme se débat dans les salons et à l'Assemblée, le passage du travail à domicile au travail ouvrier change la donne, les manifestations hostiles à l'immigration s'élancent à Marseille comme à Paris, la perte de repères politique se réfléchit, "qu'est-ce que la France ?" inonde les éditos, et bientôt durant l'autre entre-deux-guerres, celui des années folles, la génération perdue qui était déjà perdue avant que Gertrude Stein en fasse un trait d'esprit désespère les patriotes tandis que les attentats anarchistes, les Apaches et la délinquance s'installent en première page, la presse écrite qui faisait déjà de l'écrit-réalité avant la téléréalité est à la mode, Colette couvre la fin de la bande à Bonnot et assiste médusée à la violence de la foule réclamant du sang, encore du sang, ravivant les scènes d'Épinal de la guillotine pique-nique qui ravissait les sans-culottes... Marie de Régnier aura été au cœur de la France d'aujourd'hui en train de se fabriquer. Nous citons à en étouffer la Révolution française, mai 68 et parfois le Front populaire de 36, mais la Belle Époque n'effleure pas naturellement la mémoire. Comme si elle se planquait volontairement pour se préserver des pattes grossières de la modernité susceptible de lui faire perdre son éclat toujours rayonnant pour les curieux. »
(Pages 140 - 141)
Coups et emprise
Henri Bernstein (1876 - 1953), dramaturge français, auteur notamment de Mélo adapté par Alain Resnais (1986).
« Marie qui a toujours dominé les hommes se laisse couler dans le désir et l'emploi du temps de Bernstein avant même de le retrouver dans un hôtel près de La Baule où elle est en villégiature et en famille. Elle n'imagine même pas résister. Pour la première fois, Marie est la gosse d'un homme, sa chose – dans un lit. En une après-midi, elle est conquise. Il n'est plus question de tendresse, de caresse voluptueuse, mais de brutale domination. Marie n'a jamais ressenti de désir de soumission, elle n'a jamais imaginé sombrer dans son propre corps, n'être plus qu'un soupir qui espère la main qui la rudoie. La jouissance qu'elle rencontre est totale. Le lendemain, Marie ne tient pas debout et s’alite. Bernstein est inquiet et fier. Marie est brisée mais en attente. Une porte s'ouvre sur une sensualité jusqu'alors inconnue, où chaque rencontre la laisse marquée des stigmates, elle s’engage dans une relation totale d'où toute appréhension est évacuée.
Après avoir été adorée par les amants qui craignaient son corps comme un désaveu de l'idéal inatteignable, Marie découvre un homme qui n'attend que son cri, que son corps nu, que son désir de s'oublier, elle et sa perfection, dans des bras qui n’espèrent et n'aiment que le réel. Marie quitte le lit de Bernstein comme une cure de jouvence. Elle se sent puissante. À l'horizontale elle est soumise, à la verticale leur complicité intellectuelle et artistique est totale.
(…)
Mais Bernstein est un ogre, il se paye en femmes pour couronner son succès et sans se cacher. Marie est mortifiée : après Zohra et Polaire, la voilà en concurrence avec la très jeune Fréhel. Elle fait une scène à Bernstein qui répond par des coups. Personne n'a jamais levé la main sur elle, la surprise est telle qu'elle préfère nier et se cache dans le Sud le temps de cicatriser. Bernstein est une brute qui instaure avec ses maîtresses un schéma : la dégradation et l'humiliation suivent toujours la passion. Marie est comme anesthésiée : le plaisir physique est tel qu'elle ne parvient pas à quitter cet homme qui se révèle plus sanguin qu’amoureux, qui la bousille et y prend un plaisir vicieux. Il aime réduire la femme aimée à l'état de loque. Certains hommes jouissent de la douloureuse captivité de l'être aimé. Après cinq ans de “bruit, de fureur, de folie“, de coups, d'humiliation, de retour affectueux qui se soldent par un déchaînement de violence, Marie quitte Bernstein (…) puis se remet, enchaîne les amants, tous plus jeunes qu’elle, s’étourdit dans l’amour physique, redevenue la dominante qu’elle était avant lui.
Des années plus tard, vingt ans, peut-être trente, lors d'un thé entre femmes du monde d'un autre temps, une plus culottée, osera demander : “Marie, vous avez connu de nombreux hommes. Quel est celui qui, pour vous, a vraiment été l'Amant ?“. Elle n'hésite pas une seconde : “ Bernstein.“ »
(Pages 142 + 146 - 147)
BONUS - Abnousse Shalmani pour son livre sur RCJ, le 14 février 2024.
Cliquer sur l'image.
A part ça, Abnousse présidente !