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S'anéantir - à propos de Disparaître, d’Etienne Ruhaud, Unicité, 2013

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Le Signe du lion, Eric Rohmer (1959)

 

 

« Montre-toi, mon ami, mon double » 

Michel Houellebecq, Le Sens du combat

 

 

Encore un livre dont on est le héros  ou plutôt l’anti-héros, le gars à la dérive, l'homme gâché et plus que tout, l’écrivain raté – tout ce que nous avons fini par admettre que nous étions, y trouvant une compensation, sinon d’auteur, de personnage de roman. Huysmaniens, bukovskiens, houellebecquiens nous vont en effet comme un gant, « médiocres aspirant à l’infini » que nous sommes et tels qu'Agathe Novak-Lechevalier désignait les personnages de Houellebecq – l’important, comme toujours, étant la catharsis, la consolation, la mort du désir sublimé, l’échec transformé en destin, la défaite en triomphe secret, la vie minuscule en aurore.

À l’instar du Florent-Claude Labrouste de Sérotonine de Houellebecq (2019), et comme si Disparaître (2013) était rétroactivement inspiré par celui-ci (ou le contraire), Renaud Thuniée (« tu nié » à l’oreille) ne va pas fort. Viré de son poste d’employé improbable des PTT, sans amis ni amour, n'ayant jamais publié ni d'ailleurs vraiment écrit, il tend à la disparition sociale. À la différence que lui, contrairement à Florent-Claude, n’a pas les moyens de s’enfermer dans un hôtel Mercure de la Place d’Italie et faire bombance à Carrefour City pendant une année sonnante avant de se jeter tranquillement par la fenêtre - l'idéal du désespéré. Si liquidation il y a, celle-ci ne sera pas de tout repos. Dans le genre désarroi existentiel et chute sociale, Etienne Ruhaud va beaucoup plus loin que Michel Houellebecq. Aucune douceur, même provisoire, qui n’atténue le processus d’autodestruction. Aucune miséricorde envisageable : « Dehors, le ciel a fini par crever. » Aucune femme salvatrice – même Aïcha, cette black « bienfaisant et alerte » qui lui envoie des SMS porno mal orthographiés et auxquels il n’a plus la force ni l’envie de répondre. C’est que « la précarité tue le désir ».

Tout converge vers une éradication radicale et misérable du narrateur à travers ce qui n’est rien moins qu’un suspense négatif, admirablement maîtrisé, qui noue l’estomac – alors que chez Houellebecq, la disparition, qu’elle soit le fait du clonage, du végétal ou de l’islam, a toujours quelque chose de voluptueux, sinon de désirable. Pour l'auteur de Soumission, en effet, le monde meurt avec moi et c'est sans doute la meilleure chose qui pouvait nous arriver à lui et à moi. Rien de tel dans cette histoire terriblement grise où même la fuite, ce que le héros avoue avoir toujours fait dans sa vie, n’est plus possible. Le malheureux ne peut même plus se saouler : « La perspective de manquer d’alcool, de ne pouvoir m’enivrer, et, ainsi, oublier, m’obsède », à peine se droguer : « Je ne devrais pas me défoncer ainsi, mais les circonstances l’exigent ». Expulsé par son concierge, « pourtant pas un mauvais bougre, juste un personnage de banlieue quelconque légèrement raciste », Renaud erre dans la ville comme Pierre Wesserlin, le héros du Signe du lion, le film d’Éric Rohmer que Dominique Noguez (rien de moins) a raison de citer dans sa belle préface à Disparaître. Quoi de plus poignant qu’un homme qui a tout perdu et surtout ses talents ?

Car Renaud, auteur « d’embryonnaires nouvelles, d’aphorismes bidon » imprimés naguère dans un fanzine universitaire, et qui à l’époque furent éclipsés par les textes clicheteux d’un rival beau gosse franco-argentin (un certain « Juan » !), a renoncé à écrire – et aujourd’hui ne peut même plus tenir son Journal intime. Au fond, ce n’est pas tant lui qui fuit les choses que celles-ci qui le fuient et cela depuis toujours. « Quelque chose m’a toujours empêché de franchir le cap. » Quelque chose qui s'appelle le défaut de fabrication, le ressort cassé, le moteur noyé. Sans parler de ce souvenir d’enfance qui le hante et dans lequel il se convainc d'avoir vu toute sa vie :

« À dix ans, je me rappelle avoir croisé une cervelle d’agneau à moitié écrasée, jetée sur l’asphalte brûlant non loin de l’étal d’un boucher, le samedi matin, à la fin du marché de Brive. Tout occupés à leurs courses, à leurs affaires, les gens défilaient à côté de ce truc mort sans le voir. Moi je n’arrivais pas détacher mes yeux de la chose, ce tas de chair dégueulasse et puant, ce morceau de souffrance à nu, à même le trottoir, tellement obscène. (…) Inscrite au plus profond de ma mémoire, la cervelle du marché persiste à me hanter lors des gueules de bois, parfois dans mes rêves. J’ai l’impression que mon encéphale se trouve exposé au soleil à la vue de tous. » 

Charogne baudelairienne donc, un destin qui en vaut bien un autre – surtout pour un écrivain par définition à l'aise dans la description de sa propre désolation et mieux, de la vie ratée qui aurait pu être la sienne. Finalement, être personnage de roman, c'est être auteur. La vraie littérature sera apophatique ou ne sera pas. Et Etienne Ruhaud, qui connaît l'art du récit aussi bien que la banlieue d'Alfortville, est un vrai auteur. Et il paraît même qu'il est aussi éditeur. 

 

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