« C’est une imposture, mais nous n’avons que ça »
Pierre Michon,
Le roi vient quand il veut. [1]
Philippe Muray le déplorait : plus personne, aujourd’hui, n’a honte d’écrire. Résultat : tout le monde écrit, surtout ceux qui ne devraient pas le faire. Au moins les avant-gardes d’antan tenaient-elles en brides toute velléité d’écriture non littéraire. Elles jouaient « le rôle exigeant et inquiet d’un surmoi littéraire » devant lequel chaque candidat à l’écrit se demandait s’il ne devrait pas plutôt continuer à raconter ses conneries à l’oral. Elles intimidaient. Hélas, ces avant-gardes, à force d’obscurité anti-obscurantiste et aussi, il faut le dire, de dérive idéologique meurtrière (relire l’excellent Maos de Morgan Sportès à ce sujet), ont fini, elles aussi, par se ridiculiser. Entre temps, l’époque s’est démocratisée à l’extrême, le jeunisme a triomphé, les cancres ont pris le pouvoir, et Alexandre Jardin n’a plus peur de dire sur un plateau de télévision qu’il « aime la vie », et que les livres, du moins les siens, sont là pour faire « aimer la vie » - un amour de la vie qui, faut-il le préciser, n’a pas grand-chose à voir avec l’Amor Fati des Stoïciens, ni avec la Volonté de Puissance d’un Nietzsche, et encore moins avec la miséricorde d’un Dostoïevski. Non, « aimer la vie » au sens contempueril du terme, au sens Alexandre Jardin, ce n’est pas assumer la tragédie de l’existence et transcender la condition humaine nécessairement douloureuse en se faisant saint ou surhomme, c’est se persuader qu’on est heureux pas abus de positivité. C’est ne retenir de l’existence que ce que celle-ci peut avoir de « cool », de « fun », de festif – et, ce faisant, risquer de participer au carnage symbolique ou réel de nombre de malheureux qui ont cru en ces fadaises (comme dans Sauvagerie de Ballard où des adolescents cocoonés à l'extrême par leurs parents se retournent conte eux et les massacrent.) La littérature, dont le rôle était de nous rappeler au réel, au négatif, tout en nous rendant plus fort devant eux, risque de n’être plus le fait que d’une poignée d’happy few, d’ailleurs de plus en plus blâmés. Car pour le reste, le gros du reste, « on assiste au retour en force de la non-littérature sur le terrain même du littéraire ». L’heure est à l’autobiographie dont vous êtes le héros (car le fait de vivre n’importe quoi et de le dire n’importe comment fait de vous un écrivain warholien d’un quart d’heure), à la « confession » qui confesse moins qu’elle ne revendique telle ou telle singularité et qui revendique moins qu’elle n’accuse avec une hargne infantile les sceptiques qui douteraient de la légitimité de cette revendication et de la valeur sociale et morale de cette singularité. En fait, c’est toute une anti-littérature plébéienne et revancharde qui se met en place, qui cherche à remettre sa non-imagination au pouvoir, son non-style à l’ordre du jour, et par-dessus-tout, à assurer sa jouissance qu’entravaient jusque là ces clercs dont il faudra, un jour ou l’autre, faire la peau. Et tout cela au nom d’un consensus agressif, d’un « consensus qui a repris en main la littérature ».
A l’autre bout de la chaîne, la « vraie littérature », ou du moins celle qui se prétend telle, réagit avec une violence de bonne guerre, souvent jubilatoire, souverainement stylisée, mais dont le caractère soi-disant subversif ne relève que d’une permission de plus de la part de l’époque qui permet tout. Même si on est en droit de les préférer, ne serait-ce que parce que leur « efficacité littéraire est souvent la plus haute », force est de constater que ces phénomènes réactifs d’imprécations ou de malédiction finissent toujours par sombrer dans un systématisme anti-consensuel, et donc consensuel sous une autre forme. La dénonciation du déclin, de la décadence, avec jingle apocalyptique en fin d’annonce, peut dans, certains cas, faire long feu. En vérité, poujadistes et Savonaroles se disputent sans pitié le marché, les uns pour défendre leur cool attitude, les autres, dont nous pourrions être à Ring, pour dénoncer en quoi cette cool attitude est en fait un symptôme de dépression sociale, un signe de défaite intellectuelle, et une manière de fin d’un monde. Entre les deux, ou plutôt à côté d’eux, un plus loin, soupire le roi.
Prétendons lire le roi.
Le roi écrit des « vies ».
De cette vieille tradition littéraire qui remonte à l’Antiquité, avec, pour les plus célèbres, Vies des hommes illustres (Plutarque), Vie des douze Césars (Suétone), Vie des philosophes illustres (Diogène Laërce), s’épanouit à l’époque chrétienne avec les vies de saint (La Légende dorée), sont nées Vies minuscules, parues en 1984, le plus beau livre de notre époque s’il en est.
Aux saints et aux Césars, le roi préfère les cœurs simples. Le roi veut rendre leur dignité aux humbles, aux ratés, aux moqués de la vie. Ceux qui ont passé la leur à ne pas se réaliser, à ne pas aboutir, et se sont perdus - les « déshonorés plein d’honneurs » [2], « les fils perpétuellement inachevés » [3]. Les nains qui se seraient voulus géants. Les puceaux à perpétuité qui auraient voulu qu’on leur fasse l’amour. Les écrivains qui n’ont jamais su ou pu écrire. L’art de Michon est d’écrire « le drame de la créature déchue en individu ».
Et parmi ces drames, celui de ce pauvre bougre de Fiéfié, le personnage principale de la Vie d’Antoine Peluchet, la seconde et la plus émouvante de ces Vies minuscules et qui nous revient immédiatement en tête. Fiéfié de chez Décembre, paillasse ridicule, « vivant de rien mais du vin qu’il faut pour quatre » [4], que le père Peluchet, orphelin de son fils Antoine, prend en affection, et lui raconte la vie rêvée d’Antoine. Et voilà que Fiéfié devient le dépositaire de cette vie et son témoin le plus ardent. Il ne l’a pas connu, mais qu’importe, il le fait connaître. De zinc en zinc, il propage la « légende » (dont, rappelons-le, la belle étymologie signifie « ce qui doit être lu »), de ce fils parti aux Amériques, ou au bagne, on ne sait, et dont l’absence est certainement le signe d’une existence héroïque. Parfois, quand il exagère ou quand on est fatigué de rire de lui, on le corrige et on le jette hors du bar. Tant pis, il revient le lendemain défendre « l’innocence du fils, le règne lointain du fils, la gloire du fils » [5].
Tous ces fils sans père qui peuplent l’œuvre de Michon. Fiéfié – une vie minuscule sublimée par la vie fantasmée d’un autre, une vie par procuration, par fausse procuration. Fiéfié « qui avait opiniâtrement maintenu le fils en ses métamorphoses ; qui chaque dimanche pâtissait pour des morts et un presque mort, dans l’opprobre et le vin, sous des poings mauvais, c’est-à-dire parmi les vivants ; qui avait eu une enfance lamentable et une vie pire mais qu’une mémoire empruntée avait tant anobli qu’il ne commerçait plus qu’avec des anges et des ombres, dans le tohu-bohu, d’une histoire fondatrice qui l’emportait glapissant et se jouait de sa vie jusqu’au martyre » [6], un jour, sera retrouvé mort. Résultat d’une mauvaise chute ou d’une correction qui a tourné mal ? On ne saura jamais. Mais le roi aura témoigné du témoin.
A la recherche du dégoût juste.
Ecrire, ce n’est pas seulement, comme le disait Kafka, « bondir hors du rang des meurtriers », c’est aussi, comme le dit Balzac, via Mme de Mortsauf dans Le lys dans la vallée, « aller chercher quelqu’un sur la lande ».
Michon est cet homme qui va chercher des êtres sur la lande et qui les ramène dans sa page. L’écrivain ramène, rappelle, ressuscite. Donne la parole à ceux qui ne l’ont jamais eu. D’ailleurs, la parole, c’est toute une histoire. La parole est littéraire mais à l’origine ce n’est pas le littérateur qui est littéraire, c’est le barbare.
C'est le barbare celui qui le premier fait de la littérature sans le savoir et qu’écoute l’écrivain. Comme Michon l’affirme sans ambages,
« ce n’est pas pour elle-même que j’aime la latinité, la langue absolue, mais pour la façon dont elle tombe dans l’oreille et le cœur des Métèques, pour le trou qu’elle y fait, pour la façon dont elle se relance, rebondit et rejaillit parfois plus pure à travers eux. Les Anciens le disaient : les Métèques seuls, s’ils maîtrisent leur bégaiement, savent parler la langue. C’est que, pour être proférée sans mièvrerie, la langue des anges doit forcer le gosier des bêtes, être chantée par le dernier des hommes. »
C’est pourquoi un littérateur n’écrit généralement rien de bien tant il est emprunt, et pour son malheur, de distinction littéraire, et pire, de bon goût. Le bon goût ou la mort de l’art. Le bon goût ou le consensus absolu. L’écrivain digne de ce nom ne recherche pas le bon goût, mais le dégoût juste. Il recherche le cri, le spasme, la larme, le borborygme, l’expression douloureuse et informe qu’il traduira en langue vivante – c’est-à-dire poétique, dramatique, romanesque. Michon encore :
« Le Classique n’existe, ne parle et ne règne que s’il y a du Barbare – que s’il est le Barbare déguisé : Garouste, le peintre, dit que le grand art consiste en ce que le premier doit habiller le second ; mais les deux doivent coexister. La pellicule d’or de la belle langue est plus pure, plus fragile, plus menacée, donc plus entière, d’être travaillée en dessous par la boue des patois. »
Gare à celui qui ne dépasse pas son patois ! Mais gare surtout à l’amateur du seul beau langage ! Gare à l’esthète qui se repait de Chateaubriand et de Proust – non qu’il ne faille pas se repaitre des grands auteurs, loin de là, mais si on le fait, il faut le faire en connaissance de cause… première. Lire, comme d’ailleurs écrire, c’est avoir le sens de la bête derrière l’ange (Chateaubriand, Proust) ou de l’ange derrière la bête (Rabelais, Céline), c’est savoir réentendre l’enfant qui pleure en nous, ou écouter enfin l’enfant que nous avons fait pleurer, c’est se mettre au moins un instant à la place du pauvre que l’on n’a pas vu dans notre rue, ou du condamné à mort dont on s’est contenté de dire « qu’il le méritait ». C’est, de manière générale, rendre raison aux pauvres, aux laids, aux méchants (soient aux gens que nous avons rendus tels, car il ne faut jamais oublier que c’est de nous que viennent la laideur et la méchanceté des autres), rendre justice à tous ceux qui nous ont répugné un jour et que nous avons offensé un autre jour. Et à qui doit-on dire que nous avons offensé les autres sinon à Dieu ? Michon ne cesse de le répéter : Dieu existe en tant qu’il est le dédicataire de tout art, de tout livre. C’est pour Lui qu’il faut écrire. Pour Lui au nom des humbles.
« Dieu n’est autre que cette assomption d’autrui dans une instance transcendante », écrit le roi.
Dieu est celui qui nous apprend à nous éprendre de ce que nous montrons, à nous éprendre de ce qui nous répugne. S’il y a lieu d’un secret de l’écriture, il est bien dans cet amour-là – amour peut-être rhétorique (mais cette rhétorique-là, d’inspiration divine, est déjà énorme !) du disgracieux, de l’équivoque, de tout ce que l’on aurait, dans la vie, tendance à exclure, mais amour quand même. L’important est que l’écriture soit le lieu du partage
« et il faut être très épris de ce qu’on montre pour que ce soit partageable. »
Langue maternelle VS langue étrangère
D’où le catholicisme de toute vraie littérature. Le corps glorieux, les Anges, la Trinité – on dirait les dogmes catholiques inventés pour la littérature. Quelle meilleure façon, par exemple, de parler du père ou de l’absence de père autrement qu’à travers la Trinité ?
« Dieu qui n’est jamais là, le Fils qui cherche et souffre, et l’Esprit qui souffle on ne sait où, fait communiquer entre elles des absences, écrit peut-être ? »
Et quelle figure de mère plus positive que la Vierge ? Imaginez un peu – une mère qui ne serait qu’amour, intelligence et sagesse. Une mère qui n’aurait aucun défaut. C’est cela le sens profond de l’Immaculée Conception. Surtout pour nous, fils sans pères, fils perpétuels, fils perpétuellement violés par Jocaste, fils qui s’écharpent entre fils, bande de Caïn et Abel que nous sommes !
« Avec le père a disparu l’instance légitimante, celle qui dit au fils : tu es écrivain. »
Le père de Michon – la grande figure effondrée des Vies minuscules. Mon Dieu, redonnez-nous un père, qu’on le sauve de notre mère, et qu’on le tue, nous, mais pas elle ! Mon Dieu, redonnez-nous une mère qui ne tue pas notre père à notre place !
Si, selon le mot fameux de Coleridge, et que Michon a fait sien, « la poésie est une interruption volontaire du refus de croire », la littérature est toujours attestée par le Christ – comme dans cette belle histoire de saint Thomas d’Aquin que Michon se plaît à rappeler. Nous sommes en 1273, à Naples, au monastère de San Domenico. Le docteur angélique doute de ce qu’il vient d’écrire sur la Présence réelle. Il place la petite boite qui contient l’eucharistie face à une croix et il s’agenouille devant celle-ci, priant qu’un signe lui confirme la vérité de son énoncé. Et voilà que le Christ sanglant apparaît sur la croix et lui dit : « Ce que tu as écrit sur mon corps sacramentel est bien. » Voilà ce qu’il nous faut être capable d’entendre si nous nous mêlons d’écrire, ou de peindre, ou de composer. Ce peut être le Christ sanglant comme ce peuvent être « un grand-père qui rit, des petites filles mortes qui font la ronde sur la plage », des cadavres, des fantômes, des suppliciés, tout un peuple d’oubliés qui se lèvent, ensemble ou un par un, et qui nous disent que ce que nous écrivons est bien.
En revanche, méfions-nous de nos mères.
C’est quand nos mères, et par extension, notre famille, notre communauté, notre milieu, nous félicitent que nous devons douter de la vérité de notre art. Car si l’on écrit avec son sang, et donc avec celui de nos parents et de nos aïeux qui coule à travers le nôtre, l’on ne devrait pas en revanche écrire pour eux. S’il y a quelque chose qui n’existe pas, c’est bien l’écriture filiale. Sans Vitalie Cuif, pas d’Arthur Rimbaud, mais sans meurtre du père et viol de la mère, pas de poète non plus. L’écriture, la vraie, et comme le disait Deleuze repris par Michon, se fera toujours dans une langue étrangère - et la bonne mère, la vraie bonne mère, la mère lectrice, sera celle qui aimera quand même cette langue qui n’est pas la sienne et qu’elle acceptera de ne pas comprendre jusqu’au bout. La mauvaise mère, elle, reprochera à son fils de la trahir en parlant autrement qu’elle, sinon contre elle. Qu’on se le dise, le grand français est une langue étrangère. La langue de Molière est une langue étrangère – c’est pour cela que lorsque Molière parle de lui, il nous fait rire. Lorsqu’il se décrit en Alceste, il a le courage de se montrer sous un jour grotesque. Il se dévoile, il nous dévoile, du point de vue de Dieu ou des Hommes, non du point de vue de sa mère ou des nôtres. Au contraire, c’est quand il défend son bifteck ou ses biscotos, c’est-à-dire le point de vue de sa mère sur lui, que l’écrivain redevient infantile. Et c’est quand il se met à insulter autrui qu’il retombe dans le stade sadique-anal – et d’une certaine façon, dans le giron maternel. Le mépris injurieux mêlé à la satisfaction puérile de soi révèle toujours le point de vue de la mère sur l’enfant et dont ne s’est pas départi cet enfant. Et le raciste est toujours un fils à maman. C’est pourquoi Voyage au bout de la nuit est écrit en langue étrangère et que Bagatelles pour un massacre est écrit en langue maternelle.
L ’enfant, justement – l’être créatif et/ou mimétique par excellence. L’enfant qui réinvente le monde, qui crée une langue, qui affirme un style, c’est l’enfant romanesque, imaginatif, sensible, tragique, divin. Mais l’enfant qui répète ce qu’il a entendu beugler chez lui, qui commence à « penser » comme papa-maman, qui se fait le politicien de la cour de récré comme son père est le politicien du bar d’à côté, qui se plaint aussi, comme sa mère, de l’injustice, de la vie chère, de la salissure, c’est l’enfant manipulé, aliéné, idéologue, c’est l’enfant des pamphlets. L’on n’a pas assez dit que le pamphlet était le genre filial par excellence. Le mépris des autres, la haine de l’étranger parce qu’il a pris notre travail ou du franc-maçon parce qu’il a pris notre place ou tout simplement du patron parce que c’est un « enfoiré de riche» sans oublier le juif qui est tout cela à la fois. La famille est si souvent ce lieu où l’on « s’aime » contre le monde entier que l’on déteste. C’est quand Céline affirme son racisme qu’il renoue le lien avec son milieu – alors qu’il l’avait si bien quitté (et trahi) dans ses romans. L’abjection est ombilicale, communautariste, consanguine.
« Jamais Céline n’est plus fils de sa maman que dans les pamphlets » [7],
disait justement Philippe Muray dans l’essai qu’il lui a consacré. Bagatelles, en effet, c’est le partage au niveau zéro, c’est le partage de ceux qui ne veulent rien partager, c’est le partage raciste, incestueux, fécal. C’est l’anus de la mère qui parle par la bouche du fils. Et c’est le fils, hélas, qui a oublié un temps l’étrangeté de son écriture.
Inerrance de Michon
De toutes façons, un écrivain devrait se garder de toute idéologie. La seule pensée permise en littérature, c’est celle de la métaphore. Faire trembler le sens, voilà ce qu’il faut. Que le texte déclenche un émoi plutôt qu’une « interprétation ».
« Encore faut-il que cet émoi soit juste, donc très ouvert et non pas spontanéiste, évidemment… », précise le roi.
Difficulté majeure de l’écriture michonienne qui se veut d’un seul jet sans tomber pour autant dans le spontané ou le naturel. Sa méthode ? Réécrire cent fois la page qu’il a écrite d’un coup. De toutes façons, et il le répète à qui veut l’entendre, écrire n’est pas naturel. Le roi n’est pas graphomane. Il avance en en biais, il avance latéralement, il déplace le tabouret. Frontalement, c’est l’échec assuré.
« Mais tout à coup, un jour, un matin, j’ai bien déplacé le tabouret, j’ai biaisé la question, et ma première phrase est là. Et quand la première phrase est là, il n’y a plus qu’à tirer le fil, tout continue, tout marche. »
Tout s’énonce.
L’énonciation – la grande affaire de Michon. Qu’est-elle ?
« Pas de sujet, pas de thème, pas de pensée ; rien que la volonté de dire. »
Dire, nommer, faire surgir.
« Voix anonyme, hors de toute diégèse, sans incarnation et peut-être de ce fait plus forte, plus littéraire »,
voix qui transcende toutes les subjectivités, voix du ciel ou de la terre, voix des forces élémentaires ou de la Cause Première, voix de la grande pitié ou du simple élan vital, voix qui n’est en rien individuelle même si elle dit le drame de l’individu.
« Le texte est alors une profération du vide (…) On y entend parler une sorte de bouche d’ombre supra-individuelle, qui est peut-être le maître absolu, la mort, ou ce que la pensée juive appelle le Nom : et cela seul, en littérature, fait trembler. La théologie a un mot, justement, pour parler de ces textes-là, ceux qui procèdent de la bouche de l’Eternel, ou tout comme : ce sont les textes inerrants. »
Inerrance de Michon. Infaillibilité de la littérature qui dit « oui » aux choses, à l’existence, à l’être. « Oui » amoureux, érotique, molly bloomien si l’on veut, « oui » qui approuve, qui adhère, qui aime, qui fait aimer. La littérature comme « bonne nouvelle » des choses. L’énonciation comme vérité des choses. L’énonciation comme vérité biblique.
Ah, la Bible ! Le pays de Michon. Supériorité de la Bible sur les autres grands textes mythiques. Caractère anti-mythique du texte biblique. A l’horizontalité de Homère qui met tout au même niveau, les personnages, les situations, les oppositions, et fait que tout se déroule avec la même sérénité, que l’on soit dans une scène d’habillement ou de carnage, s’oppose la verticalité de la Bible qui hiérarchise les situations, les paroles, les événements, qui redistribue continuellement les plans selon l’arrière-plan divin, qui joue sans cesse sur la hauteur et la profondeur de champ, qui, enfin, surtout, dit « Tu ». Le mythe dit : « ils le tuèrent », la Bible dit : « tu l’as tué ». Homère raconte à tout le monde et ne s’adresse à personne. La Bible dit le monde et s’adresse à chacun. La Bible crée entre Dieu et soi une proximité insoupçonnée. Chez les Grecs, il n’y a pas d’interlocution, il n’y a qu’une parole légiférante et ordonnée, sûre d’elle-même, et parfois ennuyeuse. « On y croit autant qu’à l’intrigue de marionnettes siciliennes », plaisante Michon à propos de L’Iliade. C’est beau, immensément beau, mais c’est mort. Un peu comme dans le Salammbô de Flaubert qui pointe déjà son nez.
« Tout à l’inverse, le texte de la Bible est à vif, il ne se suffit pas. Il est en manque de moi ».
La Bible me somme d’être l’interlocuteur de Jahvé.
« Dans ce dialogue entre Dieu et le « Tu » à qui il s’adresse, je suis mis en demeure d’exister, de répondre présent, de répliquer par ma propre voix. D’écrire, donc. Et la seule réponse possible est : Israël, c’est moi ! »
D’où la tentation « janséniste » de Michon qui est celle d’ailleurs de bien des artistes. Si l’auteur est l’interlocuteur de Dieu, il faut que l’écriture ait l’air de tomber du ciel. Il faut que la Grâce fasse tout – l’écrivain ne pouvant tout de même pas se galvauder dans les Œuvres ! Hélas, la Grâce ne ramène pas sa fraise comme ça, et voilà notre écrivain condamné à ne pas écrire ! Tant d’années perdues à attendre un miracle, un déclic, un hic et nunc, un chemin de Damas, au moins quelque chose qui s’apparente à la découverte proustienne de la littérature à travers François le Champi [8] et qui fasse qu’on entre en littérature sans douleurs. Vanité perdue ! Ce n’est qu’après beaucoup de misère et de gâchis que l’écrivain comprend que la meilleure façon de susciter la Grâce, c’est d’aller au charbon, de reprendre le stylo et de tenter une phrase. C’est quand on se force à l’Œuvre que la Grâce daigne montrer le bout de son nez. Ce qui n’empêchera pas, bien entendu, le roi de faire le coquet, déclarant malgré tout que la liberté de l’écrivain est un leurre.
« Je suis convaincu qu’on ne choisit pas ce qu’on est, qu’on ne peut pas se faire. Il arrive parfois qu’on ait la chance d’écrire les Vies minuscules, ou bien non ».
Au-delà ce mot d’humeur, on comprend que l’écriture relève pour l’écrivain plus de la nécessité que de la volonté. La volonté, c’est d’abord pour les littérateurs, les médiocres, les ambitieux, et c’est ce qui dégoûte l’écrivain d’en user, même s’il finit par y venir. De toutes façons, l’inspiration ne peut durer que sur quelques pages. La volonté, d’accord, mais vite ! Car
« si on traîne, si ça dure trop longtemps, vous ne croyez plus au miracle de votre entrée dans le texte ; vous ne dites plus oui, vous nuancez votre pensée ou ce qui en tient lieu, votre affection pour les personnages, la couleur du texte, vous faites des retours sur vous-même et tout est perdu. L’acquiescement ne peut qu’être court et total. »
C’est pourquoi Michon écrit des textes courts mais qu’il se refuse à appeler « nouvelles » tant la nouvelle semble aujourd’hui le lieu de ce spontané abhorré dont nous parlions au début, de cette sacro-sainte « quotidienneté » au pessimisme affecté et à la mécanique trop parfaite (la petite chute programmée). Non, les textes de Michon sont des romans « minuscules », « densifiés, resserrés, dégraissés » où l’énonciation a la place privilégiée et où la phrase, souvent longue, embrasse tout l’univers.
« Le récit bref permet de tenir en main le lecteur, de lui interdire la forme plurielle, de lui ôter sa liberté et de le charmer au sens fort. S’il joue le jeu, s’il se laisse prendre, il peut en tirer je crois des gratifications plus enivrantes, plus archaïques ».
Réversibilités et jouissances (ou le contraire)
Jouer le jeu, s’enivrer, se laisser prendre, être charmé au prix de sa liberté. L’inerrance d’un texte va de pair avec ce qu’il va bien falloir appeler sa jouissance. On est loin des conceptions doriennes d’une certaine littérature, en fait d’une certaine critique, qui à force de virilités sévères et d’intransigeance littérateuse, finit par traiter la littérature comme certains chevaliers traitaient leur femme – avec une ceinture de chasteté dont eux seuls possédaient la clef et qu’ils pouvaient volontairement égarer tant finissait par leur faire peur le corps glorieux de la reine.
La grande littérature, aussi exigeante soit-elle, n’a jamais oublié qu’elle était là aussi pour séduire, ensorceler, et d’une certaine manière, féminiser ceux qui l’approchent. Cela, tous les écrivains le savent, à commencer par le plus souverain d’entre eux, William Faulkner, roi du roi, grâce auquel Michon entra en littérature et dont il ose dire qu’il faut être féminin pour l’apprécier.
« Pour aimer Faulkner, il faut être un lecteur intensément passif et féminin, accepter une sorte de despotisme du livre, et suspendre momentanément en soi tout regard critique : il faut adorer, il faut marcher, n’avoir aucune réserve. Dans un sens, on peut dire que c’est le contraire d’un écrivain qui donne à penser. »
D’où la raison pour laquelle beaucoup de lecteurs n’entrent pas, ne veulent pas entrer dans Faulkner. Non pas que le texte soit trop difficile en soi, mais qu’outre sa dimension lascive dans laquelle il faut savoir se laisser couler et qu’ils refusent par peur d’y succomber (comme ils refuseront la peinture médiévale, l’opéra wagnérien, le cinématographe, et de manière générale tout art à la catholicité éprouvée), encore exige-t-il d’eux un sens de la transcendance dont ils sont, non sans fierté, dénués. Ils sentent trop bien la force énonciative et féminine à l’œuvre dans ces livres qui risquent de les mouiller, voire de les noyer, et dont Faulkner disait lui-même que s’il ne les avait pas écrit, quelqu’un d’autre s’en serait chargé à sa place, tant ce qui compte n’est pas la voix individuelle de telle ou elle personne que la voix anonyme, divine s’il en est, qui parle à travers l’auteur.
Or, aux yeux du « lecteur difficile », ce fâcheux intraitable« qui défait toute parole en feignant de la surplomber, qui réfute l’œuvre en portant captieusement sa bouche et son esprit au-dessus de la bouche et de l’esprit qui peinent à l’œuvre » [9],cette voix qui ose dire la tragédie pécheresse de l’humanité tout en refusant de sombrer dans le nihilisme, qui précisément fait que « ce nihilisme s’échange en son contraire par la grâce massive de ce rythme », cette voix qui sait dire comme personne le bruit et la fureur du monde, cette voix qui sait lier les destins et l’Histoire, les légendes et les sites géographiques, cette voix incantatoire, originelle, religieuse, jaculatoire, cette voix qui relève de la prière comme du sortilège, est une voix menteuse à coup sûr.
Que la littérature mente « comme un arracheur de dents », Michon ne l’avoue-t-il pas lui-même clairement ? Certes, mais en rajoutant immédiatement que c’est une chance, voire un privilège, pour « celui à qui on arrache la dent, le lecteur », de croire en la littérature.
« On se croit très fort en sachant que la littérature ment, mais on est plus fort encore quand on a la faiblesse d’y croire ».
C’est qu’à la manière d’un Nietzsche, le roi plaide pour les illusions vitales, les illusions qui donnent de la force et du goût pour la vérité. En effet,
« qui sait jouir de la belle falsification trouve parfois un peu de vérité. »
Ensorceler et spiritualiser, c’est la même chose – du moins pour un catholique, c’est-à-dire pour quelqu’un qui n’a pas peur des images, qui aime les images, qui en met partout, afin de séduire et d’édifier. Impensable pour un athée conséquent (mais en existe-t-il ?), sinon pour un protestant ou un juif, pour qui l’image (catholique, cinématographique, épiphanique) ne peut être par définition que réversible, donc mauvaise.
L’image est mauvaise en soi car elle dit tout et son contraire. Ainsi d’une femme nue, qui est à la fois créature de Dieu et tentatrice du diable (Mythologies d’hiver), ou d’un tableau de 1793 représentant le salut de comité public et qui, selon que l’histoire aura tourné à gauche ou à droite, pourra servir aux révolutionnaires comme aux contre-révolutionnaires (Les onze), ou même de toute idée séduisante comme celle qui traverse un instant l’esprit de l’évêque Hilère, à savoir qu’ « un homme est tous les hommes et un lieu tous lieux » [10], et dont il se demande si elle est de Dieu ou du diable. En vérité, la réversibilité est partout et bien malin sera celui qui échappera au malin – cette formule se contredisant d’ailleurs dès son énoncé, puisqu’être malin, même pour contrecarrer le mal, c’est y participer déjà étymologiquement.
Mais comment dire la vérité si toute image est caduque ? Comment rendre légitime la littérature si le mot « littérature » renvoie lui-même à ce qui est faux, exagéré, improbable – comme dans l’expression « tout le reste est littérature » ? Est-ce à dire que toute image de la vérité, par définition réversible, est un contresens en soi ?
Comment Bertran pourra édifier ses ouailles si la moindre édification n’est qu’une séduction de plus ? Bertran, ce prêtre copiste qui aime la chose écrite mais regrette que celles qu’on lui donne à faire manquent toujours de poésie et de rhétorique, jusqu’au jour où son évêque lui propose de composer une vie de sainte et, ce faisant, de se servir du faux pour servir le vrai. Quelle meilleure définition de l’essence de la littérature que celle-ci ?
« Ce que tu écriras, dit l’évêque au scribe, doit être absolu comme la puissance de Dieu, clair comme l’eau de Burle, et visible comme un arbre ou un plat de lentilles. Rend visible et clair ce qui est absolu. Décris à la perfection un plat de lentilles et l’appétit qu’on en a ; et sans reprendre souffle, décris avec les mêmes mots l’appétit que Dieu a pour la fontaine de Burle (…) Pour que ces rustres t’entendent, tu va devoir dire le vrai et cependant mentir. J’agirai avec toi comme si tu n’avais pas menti, mais je ne pourrai t’absoudre. Le vrai que tu mettras au cœur de ton mensonge pourra seul t’absoudre » [11].
Moïse n’aurait pas parlé autrement à Aaron. Le Logos qui s’épanouit en littérature mais au risque d’être trahie par elle. La Parole qui se pomponne et se parfume en vue d’édifier les ouailles. La séduction qui se met au service de la cause. Ecrire, séduire, mentir. Mentir pour dire le vrai. Etre obligé de passer par le mal pour faire le bien. Avoir de petits accommodements avec le Commandement. Tu ne feras pas d’image de ton Dieu. Les catholiques (et les orthodoxes) en ont fait quand même, des images – et des sublimes. Du point du point de vue des puritains, ils ont pactisé avec le diable. Sacrés puritains ! Ils n’ont pas tord de voir en chaque catholique un interlocuteur potentiel du diable, voire un enchanteur caché, à l’instar de Merlin, ce fils du diable et d’une vierge, et qui, élevée par cette dernière, a su mettre son savoir occulte au service de Dieu.
N’est-ce pas, au fond, le cas de tout écrivain qui se respecte ? Renverser la réversibilité diabolique contre elle-même ? Renverser le mal vers le bien ? Certes, le lecteur antilittéraire qui nous lit, ou pire, qui est en nous, pourra toujours nous dire : « cause toujours », ou nous traiter d’hypocrite. Du reste, pourquoi suer à écrire ? On sait qu’on est un imposteur, et que la vraie vie est ailleurs. On sait que si l’on écrit, c’est parce que l’on est trop faible pour assumer la vraie vie. Mais transformer, comme le dit Michon,
« son désastre en prouesse, son incapacité en compétence, sa mélancolie en exultation »,
toute chose en son contraire, ce n’est déjà pas si mal. Par ailleurs,
« si c’était cette volonté d’usurpation qui fait les grands textes ? »
L’insuffisance d’une vie n’a jamais discrédité la puissance d’une œuvre – et les vies bousillées ont souvent donné les beaux livres. L’œuvre prend d’ailleurs souvent à rebours la vie - et Michon de rappeler à satiété combien de grands écrivains, Faulkner en premier lieu, ont été de pauvres types dans la vie, vantards, égoïstes, irresponsables, mauvais pères, époux indignes, haïs justement par leur famille. Pourtant, Faulkner, dans ses livres, c’est le point de vue de Dieu.
Il n’y a que les mauvais critiques, en fait des puritains, qui exigent que les écrivains doivent être au niveau de leurs œuvres - et que lorsqu’on se réclame, par exemple, du catholicisme, eh bien, il faut aller à la messe, pratiquer les bonnes oeuvres, et recevoir des migrants chez soi. Mais être catholique, c’est être avant tout, comme le dit Michon, à propos de Balzac, « engoncé dans la chair, engoncé dans la matière, et s’efforçant de la dépasser sans cesse par ce qu’il appelle l’Esprit », même s’il y retombe toujours. D’autant qu’aux yeux de Balzac, la littérature, c’est d’abord fait pour coucher avec des duchesses. Pas d’art pour l’art. Et pourtant… C’est en voulant la gloire, le luxe et les femmes que Balzac, petit farceur mais grand écrivain, a fait sa Comédie humaine. Et mieux, c’est en tant que parvenu qu’il a été le plus humain et qu’il nous apparaît le plus émouvant. La réversibilité fait décidément des merveilles. Tant pis pour le lecteur difficile qui refusera toujours de s’en laisser conter et qui ne lira jamais que pour vérifier moralement et biographiquement si l’auteur correspond à sa personne, dénonçant avec rage toute discordance entre l’un et l’autre. Pauvre lecteur sévère et sans pitié pour qui la littérature risque de devenir le jeu de toutes les impostures. Mais quoi ? Comme le dit le roi,
« c’est [peut-être] une imposture, mais nous n’avons que ça ».
Epiphanies
L’important, c’est que ça marche.
« Quand j’ai fini un texte et que je vois qu’il a à peu près marché, c’est une telle euphorie que j’ai envie de faire du bien à tout le monde »,
dit plaisamment Michon.
Mais cela veut dire quoi, un texte qui marche ?
Pourquoi, par exemple, Madame Bovary serait-il un texte qui marche ? D’ailleurs, pourquoi Flaubert, « ce Sade qu’on peut lire à l’école » et qui, assure Michon, fait partie de ces écrivains qui nous empêchent de croire en Dieu, « ce qui, rajoute-t-il, est aussi une très bonne chose » ?! Pire : Flaubert serait « l’esprit qui toujours nie », « le diable », l’écrivain « toujours en dehors de son texte » et qui de fait parle du « point de vue de la mort », est « la mort ».
Par rapport à ce qu’il disait de Faulkner et de son adhésion au monde, Michon n’est-il pas pris là en flagrant délit de contradiction ? Evidemment que non. Ce que le roi veut dire, c’est qu’on peut en effet, comme Faulkner et Hugo, spiritualiser le monde, mais qu’on peut tout aussi bien, comme Flaubert, le littéraliser, c'est-à-dire le sataniser.
L’un donne l’Esprit au monde – au risque de délirer. L’autre prend le monde à la Lettre – au risque de le rendre lamentable. Hugo rend lyrique, Flaubert rend « moins con ». Hugo élève, Flaubert présentifie.
Salammbô comme présentification radicale, voire comme chosification splendide, du monde. Madame Bovary comme féminisation sacrifiée du monde. Ce qu’aime Michon chez Emma est son énergie à aimer. Elle s’illusionne sans doute, elle jette son dévolu sur des nuls, mais au moins elle ne renonce pas. D’elle, on pourra tout dire, mais avant tout, et pour la phonétique et le sens, on dira qu’elle aima. D’ailleurs, pourquoi continuer à faire son procès ? Car si Flaubert a gagné le sien, elle n’en finit toujours pas de le perdre, y compris chez les flaubertiens les plus orthodoxes. Emma veut aimer et le monde ne veut pas. Emma a trop lu, le monde pas assez. Emma se perd, le monde fait tout pour qu’une femme se perde. De sa blessure on fait une faiblesse, de sa souffrance on fait une faute, de sa mort, on fait un châtiment. On ne veut surtout pas voir ce qui apparaît à travers elle. La femme blessée, excisée, crucifiée. La femme fendue – ce qui étymologiquement revient au même. Car en effet, comme l’écrit Michon bouleversé dans Corps du roi :
« madame Bovary est toutes les femmes. C’est ma mère. C’est les pleurs des femmes, la frustration terrible, qui toujours va déborder, déborde. Leroi-Gourhan écrit que, dans l’art des cavernes, signe féminin et blessure sont interchangeables : pour signifier la même idée, l’artiste, le penseur, l’écrivain paléolithique pouvait indifféremment figurer une vulve, une vache transpercée, le sang qui dégoutte d’une flèche. La vulve le dol, la bête sous le merlin, le sang, sont synonymes. Ce signe, on peut l’appeler Emma Bovary. C’est la fente du ventre compliquée de pleurs. Mulier dolorosa. » [12]
Et paradoxalement, c’est grâce à cette femme que Michon affirme s’être réconcilié avec le féminin.
« Flaubert me fait croire à la jouissance féminine ».
Au bout du compte, madame Bovary, c’est lui. Et à la réflexion, c’est nous. Voilà pourquoi Madame Bovary est un texte qui marche. Le synonyme fait sens. Le mot fait corps. La lettre fait l’être. L’apparition de la vulve, de la blessure, avant, après, au sens propre ou au sens figuré, as you like, a eu lieu. A lieu à chaque fois. Et pour Michon, constitue la vérité épiphanique de la littérature. La métaphore est une épiphanie. L’écrit doit conduire au visible.
« C’est un art d’évocation que je cherche, un art d’apparition », explique-t-il dans le chapitre qui donne son titre au livre, Le roi vient quand il veut.
« Comme un peintre, c’est une image, une image d’homme, que je veux faire apparaître ».
La peinture, justement, à laquelle non seulement Michon a consacré deux livres (Maîtres et serviteurs, Vie de Joseph Roulin) mais qui semble inspirer son écriture. Décrire un personnage comme s’il sortait d’un tableau de maître. Voir ce qu’il y a de Velasquez en lui, d’Ingres en elle. Ecrire sur un peintre comme le peintre peint. Ecrire « noir » comme Goya, « tourbillonnant » comme Van Gogh, « glissant » comme Watteau, « brûlant sous la glace » comme Piero della Francesca. A chaque vie minuscule son tableau, à chaque paysage son aplat, à chaque visage sa gouache, à chaque geste son frottis, à chaque chair sa tempera, à chaque corps sa lumière.
Le souci de Michon – faire apparaître textuellement les corps. Corps glorieux, corps vil, corps érogène, corps mortel, corps nu, corps ridicule. Dante et son bonnet. Shakespeare et sa fraise. Joyce et ses bagues. Et la Grande Beune, ses grottes et ses trous, qui sont bien autre chose que des cavités géologiques ou un simple fleuve ; et Lascaux qui nous parle autant de chasseurs préhistoriques que de maternité primitive ; et les lèvres de la falaise ; et la pluie noire ; et Yvonne, la buraliste, sa beauté immense, sa haute taille, son teint de lait, son poil corbeau, ses talons hauts, ses nylons d’or, sa voix généreuse de laquelle les paroles viennent comme un don, sa grande main qui vous donne le paquet de Malboro, rouge et blanc, son regard qui vous fait un « plaisir vif comme une plaie ». Femme qui donne le feu et la vie. Femme qui fait que cela nous « perche au ventre ». Chair surnuméraire de son enfant qui renforce la chair érotique de sa mère. Renard (renarde, plutôt) qu’ont capturé les gosses du canton et dans laquelle elle apparaît, garrotée et fouettée, atrocement désirée. Carpe ouverte en deux par Jean le Pécheur, enfin, qui fera qu’on ne dormira pas.
« Je ne peux voir les corps que sous deux espèces : celle de la pornographie et celle de la résurrection », dit le roi.
Encore de la réversibilité. Encore une idée dont on se demande si elle est de Dieu ou du diable…
[1] Pierre Michon, Le Roi vient quand il veut, p 174, Albin Michel, 2007. Toutes les citations qui suivront seront tirées de ce beau livre d’entretiens réécrits par l’auteur et qui inspire notre travail. Comme nous le citons abondamment, nous avons préféré renoncer aux notations de bas de page qui auraient alourdi la lecture. En revanche, les extraits tirés des œuvres proprement dites de Michon seront indiqués au fur et à mesure.
[2] Vies minuscules, « Vie d’André Dufourneau », Folio, p 13
[3] Vies minuscules, « Vie d’Antoine Peluchet », Folio, p 35
[4] Idem, p 52
[5] Idem, p 63
[6] Idem, p 65
[7] Céline, Philippe Muray, Tel Gallimard, p. 168
[8] Sur « la vanité janséniste » de Michon, relire « Vie de Georges Bandy », in Vies minuscules, p 165.
[9] Vies Minuscules, « Vie du père Foucault », p 141
[10] Mythologies d’hiver, « Saint Hilère », Verdier, p 48.
[11] Mythologies d’hiver, « Bertran », Verdier, p 67 –68.
[12] Corps du roi, Verdier, p 40
(Cet article a d'abord été publié sur le Ring le 16 février 2010, puis sur ce blog, le 16 mai 2010. Et puisque Le Roi vient quand il veut vient d'être republié ce 1er septembre 2016, nous le remettons en ligne, ce 16 septembre 2016, avec, comme d'habitude, quelques corrections, une typographie plus lisible, et surtout de nouvelles illustrations.)
PISTE A SUIVRE - "La révolution et ses réversions" (sur Les Onze)
Commentaires
Je ne sais pas qui est ce michon, mais le contresens au sujet de Flaubert est patent. Identifier madame bovary à une femme est une connerie. Ma révolte à ce sujet est totale, absolue, nazie.
Vous qui prêtez vos voix à ce crime devez mourir. Se terminer avec l'origine du monde est le symptôme de ce que je dis... Ainsi donc ce que vous imaginez de la littérature, c'est ce con là !
Pour finir, le nom est important. Michon sans hash ? Avec un "N" à la place d'un "M" ? Il vous faut vous détourner de lui et voter Fillon à la primaire... (Je me lâche).