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Les mots du dessous - Une fouille de Théologie de la cruauté, de Ghislain Chaufour

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« Je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant », écrivait Pascal. Rarement pensée n’aura autant convenue à cet essai très curieux et sans doute très personnel de Ghislain Chaufour – qui nous prévient d’emblée qu’il « parle en son nom, [se] choisit ses autorités » et que « les thèses ici réprouvées réprouvent en retour leur réprobation »[1]. Et en effet, touffue, mal foutue, saturée de citations trop longues, de digressions bizarres, de raccourcis outranciers, d’apories mortifiantes, de notes en bas de page qui en plombent la lecture et en même temps l’éclairent – et comme si l’essentiel se jouait, sinon se résolvait là, en bas, dans l’ infrapaginal*, le résiduel, la cendre, la grâce s’inscrivant malgré tout dans l’infernus, le salut dans le subsistant, cette Théologie en défrisera plus d’un. 

[*Et comme sans doute cette étude va l’être elle-même par mimétisme – car s’il s’agit ici de comprendre Chaufour mieux que lui-même, on utilisera aussi sa propre méthode de citations, digressions, écarts, à-côtés, et surtout notes en bas de pages, « mots du dessous » (de l’infernus !) en lesquelles et grâce auxquels, peut-être plus que dans le corps du texte lui-même, tout se joue, sinon se résout.]

 En même temps, difficile d’être insensible au caractère expérimental de l’entreprise, à la verve de l’auteur, magnifique dans son usage de mots rares et charmants (d’ailleurs expliqués en bas de pages : « embabouiner », « boyes », « grinche », « bluchet », « galfâtre », « chérance », « churluper », « sionner »), à l’authenticité absolue de sa quête, osant s’aventurer, à l’instar d’un Marcel Jouhandeau dans Algèbre des valeurs morales ou d’un Georges Bataille dans L’Expérience intérieure, dans le pire, l’impensable, l’impensé – en l’occurrence, la question insoutenable, jamais réellement explorée, non pas tant celle du mal, tarte à la crème du christianisme gothique et du romantisme noir mais celle, autrement plus retorse, obscène, cruciante, de la punition du mal.

 

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1 – Crucié et crucifié 

Lorsque le prince de Çakiamuni (le futur Bouddha) découvrit les quatre grandes souffrances humaines (pauvreté, maladie, vieillesse, désespoir) d’où il conclut que la vie n’était que douleur, il ne retint pas, étrangement, celle du patient torturé par le bourreau, à bien des égards la pire. Car la douleur du « méchant » châtié par le « bon », du roué ou de l’écartelé au nom du Roi et de « D- », 

[Et que Ghislain Chaufour écrit systématiquement « Dieu » sous cette forme de « D- », un peu comme certains Juifs écrivent « D.ieu » avec un point au milieu, pour marquer l’impossibilité qu’il y a à écrire décemment le nom de « D- » mais aussi pour débarrasser Celui-ci de toutes les cruautés et faussetés que les théologiens, notamment catholiques, n’ont cessé de lui faire porter depuis des siècles – la seule définition digne et acceptable de « D- » étant l’apophatique.] 

et, par extension, du damné éternellement cramé en enfer, pour le plus grand bonheur des élus, ravis du spectacle (et comme l’étaient ces dames au supplice de Damiens), voilà ce qui devrait effrayer le plus.  Bien plus que le crucifié qui accepte sa croix héroïque par amour de l’humanité et gloire de lui-même, c’est le crucié, l’homme abandonné par l’Amour, déchiqueté au nom de la justice, réprouvé par tous, qui nous fait le plus pitié – et que c’est lui que le crucifié devrait sauver en premier. Or, c’est lui que l’on damne ou pire, qu’on laisse se damner – et cela au nom du libre-arbitre*, encore ! « Parce qu'il le mérite », comme on aime à dire, « parce qu’il n’a pas fait les bons choix », « parce qu’il aurait dû prendre ses responsabilités » et gna gna gna. Alors que la responsabilité, c’est comme tout le reste, il faut en avoir les moyens. Or, il y a des douleurs originelles, des blessures dont on ne se remet pas, des endurcissements auxquels on a été contraint pour survivre. 

« Les débuts cruels dans la vie coriacent le cœur d’épaisses chéloïdes, ou le pétrifient et l’enrobent d’un brou d’ordures, boues et poisons, rendant ces personnes, contre leur désir, pour toute leur vie impuissante à aimer (…) »[2] 

[*Libre-arbitre aussi agressif que factice, puisque, et on ne le dira jamais, tout « libres » que nous soyons conçus (tu parles !), nous sommes privés de la seule liberté qui importe, celle de mourir pour de bon. Notre âme étant en effet immortelle, nous n’avons aucune chance d’échapper à l’enfer si par malheur nous nous suicidons (et là, je ne peux pas ne pas penser à mon grand-père maternel, Maurice Vidal, qui, revenu de la guerre, n’a pas su reprendre goût à la vie et s’est tiré une balle dans la tempe, le 4 février 1945, dans sa grange, laissant une femme et deux enfants en bas âge, ma mère et mon oncle). C’est là l’infame mensonge catholique : croire que D- nous laisse libres alors que nous ne pouvons lui échapper, que cela soit au ciel ou en enfer, et, vu les « statistiques augustino-thomistes », ce sera plutôt en enfer. Pas de doux néant, jamais.  Souffrances, donc souffrance. Dieu est juste et bon.] 

 D'autant que la douleur est partout, tout le temps, pour toujours. Conçus comme nous le sommes, la moindre douleur, même la plus infime, sonne, à chaque fois, comme un memento mori. L’anodin contient son drame, la moindre piqure fait entrevoir un gouffre. Dès que nous avons mal, nous craignons que ce mal s’installe en nous pour toujours, s’intensifie et nous fasse mourir à son plus haut degré – et comme l’explique si bien Descartes dans Les Passions de l’âme :

 « L'horreur est instituée de la nature pour représenter à l'âme une mort subite et inopinée, en sorte que, bien que ce ne soit quelquefois que l'attouchement d'un vermisseau, ou le bruit d'une feuille tremblante, ou son ombre, qui fait avoir de l'horreur, on sent d'abord autant d'émotions que si un péril de mort très évident s'offrait aux sens. » [TC, page 30]

Tout nous rappelle à l’horreur éternelle. Tout nous promet à l'horreur éternelle. Tu ne mourras jamais. Tu souffriras toujours. 

Cela commençant, bien entendu, Place de Grève. 

« Dans un étonnement analogue, accru jusqu’à l’épouvante, regardons ce qu’il [le Bouddha] n’a pas vu : un bourreau lentement bourrelant des plus atroces souffrances ses victimes, les travaillant avec divers instruments, outils et machines, aidé par des médecins conseillés par des moralistes qui “scientifiquement“ maintiennent et prolongent autant que possible la vie des cruciés, afin qu’ils endurent et pâtissent durant la plus grande longueur de temps. »[3] 

C’est ce qu’il faut d’abord comprendre. La cruauté, avant d’être une perversion sexuelle, une pathologie mentale ou un mal excessif, est avant tout une catégorie morale, une nécessité théologico-politique, un impératif pénal et spirituel – car de la place de Grève aux « gogues du ciel jamais curés »[4], le continuum des douleurs « méritées » et illimitées est assuré comme il se doit par l’eschatologie punitive, celle de Saint Augustin et saint Thomas d’Aquin en tête et qui s’entendent comme cochons quand il s’agit de légitimer, ratifier et « scientiser » l’enfer –  accomplissement de l’Amour dans la Justice (qu’ils disent) et clef de voûte de la doctrine. Alors que depuis Origène, l’on sait que l’enfer est la pierre d’achoppement de la théologie, pour ne pas dire son péché irrémissible. Quoi qu’on fasse pour le dissimuler, l’enfer déshonore D-, ce qu’a très bien compris Pierre Bayle, deux fois cité par Chaufour, et qui à chaque fois nous sauve la mise :  

« faites aussi petit qu’il vous plaira le nombre des âmes damnées ; il marquera toujours en D- un degré de cruauté qui, quelque petit qu’il soit, ne peut compatir avec la bonté infinie »[5]. 

Un seul damné en enfer et c’est la preuve insigne que la miséricorde divine n’était que du pipeau – soit qu’elle ait lamentablement échoué (l’Amour incapable de séduire), soit que D- ait placé la barre si haut (la fameuse grandeur de l’homme) qu’hors quelques saints vertueux, personne n’ait pu y accéder. 

Et c’est cela qui nous répugne dans la théologie de la cruauté – non pas qu’elle soit vicieuse mais vertueuse.  Non pas qu’elle soit tragique mais morale, exemplaire, édifiante. Comme le montrent Claire Fourier dans son bouleversant Tombeau pour Damiens[6] et Shin’Ichi Sakamoto dans son manga Innocent[7], le vrai sadisme, ce n’est pas décrire l’écartèlement de Damiens os par os, ce n’est même pas en tirer des satisfactions érotiques monstrueuses, comme ont pu le faire d’infâmes notables de l’époque, louant les services de prostituées au pied de l’échafaud, non, c’est simplement et sobrement considérer que cette peine était juste tant sur le plan royal que divin – et que c’est tomber dans la sensiblerie contemporaine que de s’en émouvoir à ce point. Justice, supplice, point barre. Et tant pis pour les nouvelles ouailles, mi-gnostiques, mi-new age, qui ne veulent plus entendre parler de l’enfer alors qu’il est le nec plus ultra de la foi.

 

2 - Justiciers et autres fléaux de D-

 

D’autant plus, et comme Augustin, Bossuet et tant d’autres « justiciers », le rappellent avec acharnement, qu’il est strictement interdit de prier pour les damnés[8]. Aucune mitigation ou suspension des peines, jamais. Aucune pause mariale pendant la Pâques comme chez les orthodoxes. Surtout pas d’Apocalypse de la Theotokos – peut-être le plus beau théologoumène jamais énoncé. 

[L’APOCALYPSE DE LA THEOTOKOS est un récit apocryphe chrétien byzantin composé entre le IXe et le XIe siècle et qui raconte la visite que fit la Vierge Marie en enfer. Une fois revenue au ciel, elle obtint de son Fils qu’il soulage la douleur des damnés (et de tous, sans exception !), et cela, une fois l’an, du vendredi saint à la Pentecôte, soit quarante jours. Alors certes, cette période « hors de l’enfer » peut paraître insignifiante au regard d’une éternité de souffrances mais peut aussi se comprendre comme un soulagement tout aussi éternel – et par là-même comme une sorte d’apocatastase. Car qu’est-ce que cette parenthèse enchantée sinon un vortex du paradis au sein même de l’enfer – qui du coup, n’en est plus vraiment un stricto sensu ? Tout cela exposé par Pierre Pascal dans La Religion du peuple russe et illustré à jamais par la Légende du Grand Inquisiteur dans Les Frères Karamazov de Dostoïevski. (TC,page 40.)] 

Non, un feu sans relâche et en lequel, si l’on en croit le docteur angélique, qui brûle de plus en plus au fur et à mesure qu’on s’enfonce dans l’éternité – et tout comme s’intensifie la béatitude au paradis. 

Et qu’on n’ait pas la faiblesse de croire, comme Chaufour, que les élus dépriment au paradis de voir leurs proches souffrir mille maux.  

« Se représente-t-on les élus “en repos“ (dans la désoeuvre) et heureux sachant que des boyes angéliques ou démoniaques supplicient sans relâche certains de leurs proches, dont des enfants, dans les mitards ou “séminaires“, sentines ou gogues jamais vidés, déchetterie gardée par les launes du ciel, dont le cafignon vraisemblablement corne jusqu’en haut, comme si le Ciel débourrait à perpette, flaquait, craquait… ? »[9] 

 

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Sur ce sujet, il faut convoquer l’abbé Guy Pagès, auteur du livre le plus abominable jamais consacré à l’enfer, Bible des intégristes, intitulé Judas est-il en enfer – Réponse à Hans Urs von Balthasar (éditions DMM, 2017) et en lequel non content d’expliquer que l’enfer existe, pas moins que la massa damnata, et qu’on en a les « preuves »,  il adresse une supplique au pape Benoît XVI pour l’exhorter à instaurer un nouveau dogme, celui de la damnation officielle de Judas et de sa présence réelle et actuelle en enfer – en plus d’autres « trop nombreuses âmes ». Et cela non pas tant pour sauver ces derniers (car on le répète, personne ne sort de l’enfer quand il y est) que pour tenter de dissuader les encore sur terre d’y aller (et même si les statistiques augustiniennes, comme on l’a dit, ne sont guère favorables à la salvation.) 

Quoiqu’il en soit, ne tombons pas dans la sentimentalité d’un Chaufour qui se persuade que les élus plaignent les damnés. C’est tout le contraire. La très cruelle vérité théologique, exposée par exemple dans le Dialogue de Catherine de Sienne et que l’abbé Pagès rapporte avec gourmandise, est qu’en tant que « créatures nouvelles », les Bienheureux se fichent complètement du sort des malheureux et même s’en réjouissent avec ostentation. Comme D- lui-même l’affirme à Catherine : 

« si un père ou une mère voit son fils en Enfer, si un fils voit en Enfer son père ou sa mère, ils n’en éprouvent aucun souci, ils sont même contents de les voir punis, parce que ce sont mes ennemis »[10],

 le bon abbé précisant lui-même que 

« jamais la justice ne peut être cause de tristesse, sauf chez les injustes. Dieu et les saints peuvent donc continuer à Se réjouir sans scrupule du malheur des démons et des damnés, en toute justice ! Et même la félicité des élus est accrue au spectacle des tourments de l'enfer, à la fois parce qu'ils voient la justice rendre aux damnés ce qu'ils veulent, et parce qu'elle leur révèle ce à quoi ils ont échappé. »[11]

Pas de délicatesse déplacée, donc. Le juste se réjouit du malheur de l’injuste. Le feu éternel de celui-ci procure son orgasme. Dieu est juste et bon, on vous dit. 

  [Et c’est pourquoi qualifier Auschwitz ou tout autre horreur historique d’ «enfer », et comme on le fait couramment, ne peut être, du point de vue d’une stricte théologie catholique, qu’une erreur, un abus de langage, sinon un blasphème. On ne saurait en effet confondre « l’enfer nazi », incarnation du mal absolu sur terre, avec « l’enfer divin » qui, assurent encore certains théologiens d’un autre âge, relève de la divine miséricorde. Hélas pour ces forcenés, impossible pour un esprit humain normalement constitué (« non-théologique » allais-je dire !), de ne pas faire l’analogie entre les deux enfers. C’est que pour la plupart d’entre nous, l’enfer n’est pas et ne sera jamais ce lieu d’amour et de justice prisé par les « justiciers » et nous apparaîtra toujours comme celui des souffrances sadisées – que son responsable s’appelle Hitler ou Éternel.]

 

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3- Stygiophilie et massa damnata 

C’est à cette stygiophilie que Ghislain Chaufour s’attaque et qui le fera bel et bien passer pour un hérétique auprès des adorateurs catholiques de l’enfer (pléonasme.) 

[Et tel que c’est arrivé à Hans Urs von Balthasar lui-même à la suite de la publication d’Espérer pour tous (Desclée de Brouwer, 1987), essai dans lequel il osait émettre l’hypothèse d’un salut universel, « hérésie » qui lui valut immédiatement le rejet de nombreux « croyants » déchaînés et le conduisit à écrire un ouvrage encore plus « scandaleux » (c’est-à-dire miséricordieux), L’enfer – une question (Desclée de Brouwer, 1988) qui fut le dernier de son vivant et comme si D- avait voulu qu’il termine sa carrière de théologien sur deux livres promettant l’apocatastase.  Dommage que Chaufour ne cite jamais ces deux essais dans le sien.] 

Car non, désolé, les doloristes, contrairement à ce que dit votre infame catéchisme, « les punitions n’absolvent pas ». 

« Punis, nous croupissons humiliés et persécutés dans nos douleurs, dans l’hébétude de l’injustice, la haine impuissante – qui rend méchant, sournois, perfide, bigle, traître, dissimulé, voleur, menteur, calmoniateur, “renart“ avide de cruautés –, l’envie de fuite, de vengeance ressentimentale – pressentant que rien ne pourra l’assouvir – et rage aveugle. »[12] 

Encore moins si elles sont « éternelles » – la notion de « châtiment éternel » étant d’ailleurs une contradiction en soi. Si le châtiment sert à corriger, réparer, purger (selon l’adage légèrement pervers mais tout à fait admissible du « qui aime bien châtie bien »), l’enfer qui, par définition, ne s’arrête jamais, ne répare donc rien et corrige encore moins. 

« Ce que l’on appelle mal suppose de toujours être surmonté. Or la cruauté empêche toutes les relevailles, elle contraint le bourrelé à gésir dans l’inguérissable douleur extrême qui noie tout. »[13]

La cruauté sert le mal, sinon l’augmente, alors qu’elle était censée le purger. La cruauté emporte tout dans son « négatif négatif »[14] anti-hegelien, annihilant toute possibilité de « dépassement » ou de « réconciliation » – d’Aufhebung. La cruauté est cet « acouphène tonitruant, [ce] fond sonore hurlant » qui ne laisse jamais ni rien en paix dans son « affreuse douleur » et pire y attire à chaque fois un peu plus de monde. Car loin d’exhorter les ouailles à ne plus pécher par crainte d’y tomber, l’enfer agit au contraire comme un appel du vide, un vortex de désespoir, un trou noir qui aspire. Et qui du coup se remplit à vue d’œil, à la grande exultation des « justiciers », « fléaux de D- et pourvoyeurs de l’enfer »[15] comme les nomment Chaufour, qui ont fait de la massa damnata la seule surabondance divine. Tenant à leur rôtisserie comme à la prunelle de leurs yeux, ils seraient même prêts à y aller tout bon pour prouver à tout le monde que celle-ci existe bel et bien – ce qui du reste ne serait pas si absurde parce que si l’enfer existe, il n’est peut-être fait que pour eux et comme le dit non sans malice Nicolas Berdiaev : 

« la seule chose qui mérite les châtiments éternels de l’enfer, c’est la défense trop insistante de ces châtiments, qui s’accompagne d’un sentiment de satisfaction »[16]. 

Guy Pagès est mal parti. 

 

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4 – Sade, notre wokiste 

C’est ce même Berdiaev (un vrai libérateur, lui !) qui nous exhorte à changer de logiciel théologique. Et d’abord 

« admettre une fois pour toutes que toutes les anciennes croyances religieuses et toutes nos idées sur D- ont exprimé la cruauté inhérente à l’homme (…) »[17] , 

D- n’ayant jamais été que le défouloir de nos perversions, miroir de nos férocités, prétexte à nos instincts de vengeance et autres passions sanguinaires.

 D-, somme de nos saloperies psychiques (instruites, il est vrai, et pour notre défense, par celles du catéchisme de notre enfance).

D-, reflet malheureux de nous-mêmes et qui nous renvoie à notre pire – un peu comme ce que fait Sade avec nous, mais, lui, en nous le révélant. 

Et c’est pourquoi nous avons besoin du Marquis. 

Contre la cité de D- augustinienne (qu’on est en droit d’imaginer totalement vide par rapport à la massa damnata), les supplices d’Ancien Régime ou la terreur révolutionnaire, le château de Silling constitue en effet le meilleur des antidotes. 

Rien de plus salubre en effet, et libérateur, que la monstration du théologico-politique par la littérature. Rien de plus littéraire que de « vendre la mèche ». Le réel enfin dévoilé, le légal enfin démasqué, la peine mise à la peine à son tour. C’est grâce aux supplices délirants des Cent-vingt journées de Sodome que nous pouvons prendre conscience de ceux, bien réels, de Damiens (28 mars 1757) ou de la princesse de Lamballe (03 septembre 1792) qui horrifia Sade lui-même. La cruauté mise à nue, la preuve que toute institution humaine, construction sociale, même la plus humaniste, draine son flot de sang et de cadavres – telle est la bonne nouvelle du boudoir philosophique.  Avec Sade, grâce à Sade, la terreur catholique ou athée, royale ou révolutionnaire, ancienne ou moderne, devient proprement inadmissible à la raison humaine – en plus de bouleverser les sens. Ses machines de souffrances nous renvoient à nos propres machines mentales, ses pathologies sexuelles à nos passions justicières, ses orgies excrémentielles à nos revanches sociales. En vérité, et si on sait le lire, Sade, comme tous ceux qui se sont aventurés dans l’insoutenable, nous incitent à la douceur – et c’est cela que ne veulent surtout pas clercs, juges, cagots et bigots. Qu’on mette à nu l’infamie des fins dernières. Qu’on retourne la théologie contre elle-même. Qu’on dégoûte le chrétien à force de le sadiser – ou plutôt en lui montrant comment la doctrine officielle le faisait à son endroit. 

Alors que Sade, paradoxalement, « désadise ». 

Sade exorcise, réveille, éveille – c’est lui, le plus grand wokiste de la littérature ! 

Mieux – Sade rend à l’amour. « Tout ce que signe Sade est amour », écrivait Gilbert Lely, sadien historique auquel Chaufour croit s’opposer alors que tous les deux vont dans le même sens d’un Sade apocalyptique et salvateur.  Car oui, en effet, Justine, c’est Job – sinon Israël. 

« Que Sade se soit interrogé “jusqu’au sang“, risquant sa personne et son salut pour “tout dire“, qu’il ait cherché D- dans ses plus bas-fonds, jusqu’à la fin où il trempait des roses (représentant Justine sinon Israël) dans la merda de la sentine à Charenton, pour voir la condition de l’humanité, qu’il ait rédigé tous ces discours en faveur de D-, et inventé le retirement de Juliette chez les Carmélites etc., rien n’a troublé la foi de ces athées ratichons portant soutane de certitude. »[18]. 

C’est que Justine, Job et Israël ont en commun de résister jusqu’au bout à la rage de leurs ennemis, athées, nazis ou islamistes, sublimant les violences sans fin qu’on leur inflige, au risque (bienheureux) de faire douter leurs bourreaux. C’est bien la Dubois, une des pires criminelles sadiennes, qui finit par dire que « s’il y avait un D-, il y aurait moins de mal sur terre. »[19] 

Ne nous trompons donc plus sur Donatien. 

Loin de « l’obèse reclus décrivant dans ses livres des phantasmes exacerbés », comme l’ont voulu tant de ses lecteurs « libertins », Sade est le peintre véridique des ordures dont le cœur humain est rempli – et il faut être aussi irréel qu’un Roland Barthes pour croire qu’il n’y a « aucun effet de réel chez Sade »[20], lecture mauvaise au possible et que Chaufour définit comme un « négationnisme aberrant qui s’applique fort bien par contre à L’Anti-Justine de Rétif de la Bretonne » et par extension à tout catéchisme dégoulinant de moraline punitive. 

En vérité, Sade, qu’on aurait envie d’appeler « S.ade » ou « S- », est une des voix impénétrables de D-. 

[Et là, le catho de Saint-Nicolas du Chardonnet pique sa crise de nerf. C’est que le stygiophile est souvent un délicat. Autant les paroles du Christ sur la géhenne du feu, les pleurs et grincement de dents ou les ennemis égorgés (Luc, 19-28) le réjouissent hautement, autant la lecture de Sade, généralement, le dégoûte. S’il se repaît des récits infernaux de sainte Thérèse d’Avila, sainte Faustine ou sainte Brigitte de Suède (c’est fou le nombre de saintes adoratrices de l’enfer, pour ne pas dire du démon !), il a beaucoup de mal avec la couture de Dolmancé et de manière générale avec tout ce qui érotise sa doctrine : la fessée de Mademoiselle Lambercier, la cravache de Wanda ou les griffes de Catwoman lui font plus horreur que le plus terrible des bûchers. C’est qu’il refuse à tout prix de voir sensualiser des choses qui constituent l’épine dorsale de sa morale. Sadique mais non sadien, il est pour la peine de mort mais se garde bien d’aller renifler le tronc fumant du décapité, comme l’exhortait Georges Clémenceau dans un texte abolitionniste célèbre. Et s’il en pince pour les dictatures, pardon, les « pouvoirs forts », et trouve que « tout n’est pas à rejeter » dans les régimes d’un Mussolini, d’un Pinochet ou aujourd’hui d’un Poutine (« rempart de nos valeurs », comme on dit au Salon Beige), il ne peut regarder le Salò de Pasolini jusqu’au bout, « un film de tordu fait pour les tordus de toute façon ».  Autant la théologie de la cruauté le ravit, autant le théâtre du même nom le révulse. Oui au sang pénal, non au rouge rubénien ou godardien. Oui au Dies irae, non aux larmes d’Éros.]

[Et puisque nous évoquons Georges Bataille, souvenons-nous de la fameuse formule de Madame Edwarda :

« L’enfer est l’idée faible que Dieu nous donne volontairement de lui-même ».]

 

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5 – « À D- tout est possible » 

Grâce à D- (c’est le cas de le dire), il n’y a pas que des stygiophiles chez les théologiens. « L’Église catholique abrite d’autres espérances »[21] que celles des snuff movies – et c’est à celles-ci que se raccroche in extremis Ghislain Chaufour. Et d’ailleurs, pas que théologiques, mais aussi existentielles : 

« L’œuvre de Jésus ne consiste pas à satisfaire et apaiser un D- courroucé et vindicatif. Le salut chrétien ne consiste pas en une opération juridique de satisfaction mais en une œuvre existentielle de révélation » (François Varonne)[22] ; 

romanesques : 

« Mon frère, vous n’appartenez plus au mal mais au bien. C’est votre âme que je vous achète, je la retire aux noires pensées et à l’esprit de perdition, et je la donne à D- » (Monseigneur Myriel à Jean Valjean dans Les Misérables)[23] ; 

dramatiques, comme celle du prêtre progressiste de l'église Saint-Merry face au curé intégriste de saint Nicolas du Chardonnet dans L’Enfer, pièce de Jean-Luc Jeener, créée au Théâtre du Nord-Ouest pendant l’automne 2018 et qui nous avait beaucoup impressionné, Philippe Mesnard et moi ; 

cinématographiques même, comme celle de la religieuse violée qui pardonne à ses agresseurs et incite le Bad Lieutenant à en faire autant (Bad Lieutenant, film d’Abel Ferrara avec Harvey Keitel, 1992) ; 

philosophiques enfin, comme celle, qualifiée de « merveilleuse », du très luthérien Kierkegaard : 

« À D-, tout est possible. Cette pensée est ma devise dans le sens le plus profond de ce mot, elle a pris pour moi une importance que je n'aurais jamais pu supposer. Pas un instant, je ne me permettrai l'audace de m'imaginer que si je ne vois aucune issue, c'est donc qu'il y en a pas non plus pour D-. Car confondre sa misérable fantaisie et autre chose semblable avec le possible dont dispose D-, c'est l'effet de la superbe et du désespoir »[24]. 

Confondre sa misérable liberté avec la grâce de Dieu – le péché de l’homme par excellence et dans lequel nous enferme le catholicisme. Alors que s’il est un « mystère divin », c’est bien celui de la gratuité de la grâce qui affole tant les catholiques et apaise les protestants. À ce sujet, Chaufour va un peu vite en besogne, ne comprenant que très superficiellement la prédestination, dogme bien moins cruel qu’il n’y paraît puisqu’il nous débarrasse du souci du salut et nous permet de croire en D- sans aucun calcul, D- étant précisément celui qui dépasse mon pitoyable possible, ma mauvaise volonté, mon pessimisme lamentable. Croire en D-, c’est nécessairement croire en quelqu’un qui est plus fort que moi et qui saura me rattraper malgré moi. Sinon, à quoi bon ? 

Et ce n’est pas un hasard si c’est encore ce grand protestant de Pierre Bayle qui revient à notre secours – Chaufour le citant dans une note capitale en bas de page (et comme si, une fois de plus, c’étaient par les notes en bas de page, les mots du dessous, que se glissait la grâce) : 

« Plutôt que de déterminer si l’on croit en D-, il s’agit de savoir en quel D- l’on croit. »[25] 

Ô parole bienfaitrice, apaisante, véritablement divine, promesse d’une foi vivable et qui pulvérise d’un coup toutes ces théologies du pire ! Contre le dogme, la conscience. Contre le libre-arbitre, le libre examen*. Contre l’autorité, le propre. Elle est là grande différence entre catholicisme et protestantisme – dans cet « en propre » qui déjà mettait en rogne Claudel face à Péguy. « Il n’y a rien de si opposé à l’esprit chrétien que la préférence du sens propre, écrivait le premier au second à propos de Notre jeunesse[26]. Cela est protestant, c'est-à-dire abominable à tout coeur catholique ».  Drôle de cœur qui refuse de se sonder au nom d’une parole qui l’exhorte justement à le faire ! Drôle de foi qui refuse le soi ! Drôle de liberté qui s’empêche d’être libre ! Non, dans la cruauté théologique, le catholicisme aura battu tous les records ! Béni soit le protestantisme libéral qui nous aura tiré de cet enfer ! 

[*Inutile de préciser que ce genre de retour sur soi constitue une sainte horreur auprès des tradis. À commencer par l’abbé Pagès : « Suprême sacrilège du libre examen ! », s’époumone-t-il dans son Judas est-il en enfer ? (page 140), arguant qu’il n’y a rien de plus hérétique que de mettre sa raison au-dessus de la parole révélée – alors qu’il est tout bonnement impossible de ne pas le faire. Impossible en effet de ne pas penser ce que l’on pense, de ne pas vouloir ce que l’on veut, de ne pas sentir ce que l’on sent – y compris et surtout dans le rapport au divin. Comme l’a encore dit Luther lui-même à la diète de Worms, le 18 avril 1521, face aux clercs qui l’exhortaient à se rétracter : « rétracter quoi que ce soit, je ne puis ni ne veux…. Car, agir contre sa conscience, ce n’est ni sûr ni honnête. » Eh oui, l’abbé ! La foi est autant une question de confiance que de conscience. Tant pis pour le dogme !]

[Tout ce passage pourra être lu comme une digression toute personnelle de notre part, sinon abusive, faite dans le dos de Chaufour, guère favorable au protestantisme – mais qui ne fait, au fond, que s’inspirer des propres digressions de ce dernier et de ses références insistantes à Kierkegaard et Bayle.]

 

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6 – Le cas de Sophie. 

Pour autant, combien d’épreuves à traverser encore ! De situations atroces à expérimenter. De figures tragiques à rencontrer. 

Et avant tout, celle de Sophie Zawistowska, la tragique héroïne du Choix de Sophie de William Styron, obligée, on s’en rappelle, d’avoir eu à choisir lequel d’entre ses enfants sacrifier aux nazis afin de sauver l’autre*. 

[*En l’occurrence sa cadette plutôt que son aîné – et cela non pas tant pour une question de sexe que pour une question d’âge, le petit enfant étant susceptible de « moins souffrir » (si tant est que l’on puisse écrire une chose pareille) que l’à peine plus grand.] 

De cette abominable scène, aussi littéraire que réelle (car ce genre de chose a dû arriver dans les camps – et en « masse », comme dirait saint Augustin), Chaufour tente les différentes significations, toutes plus mortifiantes les unes que les autres : 

  • preuve que D- n’existe pas ni en ce monde ni dans l’autre ; 
  • preuve qu’il existe mais qu’il nous a bel et bien abandonnés au nom du péché originel; 
  • désir démoniaque de D- que pourraient avoir certains hommes, ici un nazi, le bien-nommé Jemand von Niemand (« un tel de nul lui »), qui tente de provoquer D- en commettant le pire acte possible, ou plutôt en forçant quelqu’un d’autre à le commettre à travers « un péché dont la gloire résiderait dans sa subtile magnanimité – un choix » et qui par là-même «  veut la damnation perpétuelle ou temporaire, en souffrance intolérable de celle qu'il veut contraindre » [27], joli doublet théologico-pénal par lequel on force une mère à abandonner l’un de ses enfants à la mort avant de la damner, elle, pour l’avoir fait – d’autant plus qu’elle se suicide à la fin (comme Judas), autre mauvais choix irrémissible. Deux bonnes raisons, donc, d’aller en en enfer, si l’on en croit les implacables Pères de l’Église. En revanche, il est fort possible que soit gracié le nazi Niemand pour avoir, à travers son forfait salvateur (faire éprouver le libre-arbitre dans toute sa rigueur à autrui – un peu comme D- avec Eve, finalement) et par là-même prouver qu’il était digne de foi. Dieu est juste et bon, ça rentre ou je recommence ?

 

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Chagall, Le Champ de mars

 

7 – Le salut par les Juifs 

À ce niveau d’horreur théologique, le « croyant », ce que l’auteur de ces lignes « croit » tant bien que mal encore être*, commence à se lasser – tout comme d’ailleurs Chaufour lui-même a avoué avoir fini « K.O » à la fin de l’écriture de son livre[28] en plus d’avoir réellement failli s’y perdre, alors même qu’il y traçait quelques sentiers providentiels. À nous donc, lecteurs, d’être son Virgile et de le guider dans sa propre forêt obscure. 

[*Et sans pour autant beaucoup aimer ce mot de « croyant » qui nous a toujours paru aller un peu vite en besogne, identification présomptueuse et facilité de langage, car enfin, « croyant », « croyant », qu’est-ce que cela veut dire ? Et comment définir cette relation étrange, incertaine, au fond inénarrable que l’on a avec D- ? D’autant que, comme un adage protestant le rappelle : « Qui revendique la Vérité, cette Vérité l’abandonne. »]

 Et pour (re)commencer, assez d’expiation, de sacrifice et de rédemption par le sang[29] ! Assez de cette « sempiternelle et désespérante lutte opposant le bien et le mal »[30] et comme si le salut était une affaire de jeu vidéo ou de production Marvel. Assez, surtout, de ce péché originel, pure invention paulino-augustinienne, et qui nous aura fait tant de mal, à nous chrétiens ! Alors qu’on aurait pu lire la Genèse de manière différente, « à la juive » pourrait-on dire, et comme l’explique très bien Gilles Banderier dans sa propre recension de Théologie de la cruauté

Et de fait, c’est bien vers le judaïsme que se tourne à la fin Chaufour. 

Si à D-, tout est possible, alors la réparation du monde, ce que l’on appelle dans la mystique juive, le tikkoun, un terme qu’emploie deux fois Chaufour dans son texte[31], alors qu’il n’emploie jamais celui d’apocatastase, n’est plus inenvisageable. Cela prendra le temps que cela prendra mais à la fin, tout sera réparé, réconcilié, uni – digne du retour du Messie. 

Hans Urs von Balthasar avait raison : le salut sera universel ou ne sera pas. 

Et il a peut-être déjà commencé. 

« Rab a dit : “ toutes les dates [calculées pour la venue du Messie] sont passées. L’événement ne dépend plus que du repentir et des bonnes actions. »[32] 

À nous de jouer ! Mais comprenons-nous bien. « Bonnes actions » ou « Bonnes œuvres » (qui relèvent d’ailleurs autant de l’art et de la science que de la charité[33])  ne sont pas à prendre au sens méritocratique, catholique, mathématique, du terme mais au sens dynamique, physique sinon supersonique, de celui-ci. Bien agir fait certes parti du salut mais au sens où il l’accélère – et cela autant pour soi-même que pour les autres et comme le confirme le Baal Shem Tov (« maître du bon nom »), rabbin polonais (1698-1760), fondateur de l’hassidisme, courant mystique du judaïsme : 

« C’est seulement quand on sera parvenu à la rédemption personnelle que pourra se produire la rédemption universelle et que le Messie se manifestera. »[34] 

Un pour tous, tous pour un, serait-on tenté de dire, paraphrasant une formule de mousquetaires célèbres. 

Avec la Chekhina, cela devrait le faire. 

Ah ! La Chekhina !  Merveilleuse notion hébraïque signifiant pure « présence divine ». 

D-, habitant, résidant avec nous, en nous. 

D-, temple sinon ventre de l’homme et que Chaufour a bien raison de relier au culte marial – toutes les mystiques, juive, chrétienne, musulmane, se retrouvant toujours là où leurs religions respectives se (et nous) déchiraient.   

« Elle est parfaitement aimable la Chekhina, adorable non à craindre, la présence divine exilée, souffrant infiniment du moindre mal, qui nous suit pélerine et accompagne déchausse, Mater dolorosa miséricordieuse, lacrimosa, mariale et christique, tristis et afflicta, speciosa lorsque les bien-marié s’unissent, revenue solacieuse, joyeuse et riante selon nos mitzvot, nos belles œuvres vivres et libres qui nous perfectionnent »[35]. 

Théologie de la pure douceur (enfin !), de la générosité débordante, de la joie érogène d’être, de la divinité qui donne envie – tout cela dit en une petite page mais quelle* ! 

[*C’est ce que fit remarquer Philippe Mesnard à Ghislain Chaufour dans son émission, à savoir que, dans son livre, les chapitres consacrés à la miséricorde étaient les plus courts, se réduisant parfois à une ou deux pages, alors que ceux traitant de l’enfer, des justiciers et autres sadiques doloristes étaient beaucoup plus longs et constituaient la majeure partie de l’ouvrage – mais quoi ? La joie n’est pas affaire de quantité et le nombre ne fait rien à l’affaire – même dans le livre des Nombres. Une page – une phrase ! – d’espérance véritable pulvérise cent pages de malédiction.  Un mot d’apaisement (Tikkoun, Chekhina, apocatastase) annihile mille menaces. Le happy end ne dure qu’une seconde mais c’est la seconde qui compte.] 

« Elle [la Chekhina] ne prononce pas de jugements terribles, ne se venge de nos manques et fautes par des punitions épouvantables et des massacres atroces ; utérus contracté d’extrême pitié, cœur en sang, elle ne veut que pardonner et sauver, refusant l’irrémissible et la fausse justice punitive ou cruelle, les déluges et shoahs. »[36] 

D-, utérus de pitié ! D-Molly ! Oui ! 

En vérité, un peu comme Dostoïevski disait que « l'homme est malheureux parce qu'il ne sait pas qu'il est heureux », nous sommes déjà sauvés et cela même si nous ne le savons pas – si nous ne voulons pas le savoir. Refuser de voir son avènement, c’est typique des pauvres culpabilisés que nous sommes ! Être en retard sur notre propre salut – voilà qui nous le retardera. Mais tant pis ! 

 « S’il tarde, attends-le, car celui qui vient, viendra, et ne tardera point »[37]. 

Attente active, donc. Et attention rétroactive. Ce qui adviendra advient et ce qui advient est peut-être déjà advenu.

Amen.

 

[1] Théologie de la cruauté [que nous nommerons en abrégé « TC »], page 9.

[2] TC, page 48.

[3] TC, page 15.

[4] TC, page 82.

[5] TC, page 170.

[6] Claire Fourier, Tombeau pour Damiens – La journée sera rude, Éditions du Canoé (2018).

[7] Innocent (9 volumes) suivi d’Innocent rouge (12 volumes), étonnant et sublimissime manga qui raconte rien moins que la vie de Charles-Henri Sanson, le plus célèbre bourreau français, exécuteur de Louis XVI, Marie-Antoinette, Danton, Robespierre etc. (éditions Delcourt, 2015 - 2020).

[8] TC, page 101.

[9] TC, page 101.

[10] Guy Pagès, Judas est-il en enfer – Réponse à Hans Urs von Balthasar (éditions DMM, 2017), pages 167-168.

[11] Idem.

[12] TC, page 48.

[13] TC, page 143.

[14] Expression de François Jullien employée dans son Du Mal/Du négatif (Seuil, 2006), cité par Chaufour, TC, page 143.

[15] TC, page 77.

[16] TC, page 79.

[17] TC, page 184.

[18] TC, page 136.

[19] TC, page 147.

[20] TC, page 149.

[21] TC, page 107.

[22] TC, page 35.

[23] TC, page 53.

[24] TC, page 110.

[25] TC, page 184.

[26] Charles Péguy, Notre Jeunesse, Folio, page 323.

[27] TC, page 183.

[28] Dans l’émission Le Libre journal de la réaction, présenté par Philippe Mesnard, le 09 avril 2024, Radio Courtoisie.

[29] TC, page 35.

[30] TC, page 67.

[31] TC, pages 39 et 82.

[32] TC, page 186.

[33] Ce que bien entendu doloristes et justiciers méprisent, ulcérés qu’ils sont au plus profond de leur âme par l’espérance d’une restauration véritable – le tikkoun, comme l’apocatastase, leur apparaissant comme des notions odieuses (TC, page 39).

[34] TC, page 186.

[35] TC, page 111.

[36] TC, page 112.

[37] Habacus, II, 3, Bible de Louvain 1677 (TC, page 186)

 

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