Cet article est paru (en doublet avec celui consacré à L'Arche de mésalliance de Marin de Viry)
sur le site de La Revue des deux mondes, le 30 septembre 2021
Raconter l’enfance de son père. En faire un héros façon Club des Cinq ou mieux un petit garçon nietzschéen que tout ce qui ne tue pas rend plus fort – adage qui a d’ailleurs toujours beaucoup plus convenu aux enfants qu’aux adultes. Et au début, on a très peur pour lui, ce petit Patrick, fils mal-aimé d’une mère antipathique (qui rappelle celle de Frappe-moi le cœur, Nothomb excellant dans ces portraits de mère déontologiquement parfaite mais amère, blessée, incapable d’amour) lorsque ses grands-parents maternels décident de l’envoyer en vacances chez les grands-parents paternels (les Nothomb, donc) afin de l’endurcir. On craint alors de tomber dans le roman d’initiation douloureuse façon Désarroi de l'élève Törless, alors que l’on tombe, et c’est la merveilleuse surprise de cet opus 30, l’un des sommets de son autrice, dans le monde du Petit Lord Fauntleroy ou de celui d’ Empire du soleil de James Ballard, tant le petit Patrick se révèle courageux, généreux, fort, trouvant très poétique d’être confronté à cet univers hostile des autres enfants et comme s’il attendait depuis longtemps l’endurcissement (l’aventure) de sa tendre personne.
Humiliations, brimades, couche sur paillasse – aucune épreuve qui ne le mortifie, aucune rudesse qui ne l’entame. Comme souvent chez Nothomb, le plaisir d’être l’emporte sur la souffrance, le présent de Zénon, « sécable à l’infini » (ou « internel » du Christ de Soif), sur le mauvais passé et l’horrible avenir – la splendeur des choses avant tout, même et surtout pendant le simulacre d’exécution que Patrick, devenu diplomate, subira des années plus tard lors de l’affaire de la prise d’otage par l'Armée populaire de libération (APL) au Congo en 1964, terrifiante scène qui ouvre le livre et qui fait penser à la première phrase de Cent ans de solitude jouant elle aussi sur le souvenir heureux suscité par la mort annoncée.
C’est que les expériences d’un homme se mélangent, se complètent, se télescopent les unes aux autres. Et c’est l’art romanesque et la piété filiale de les réunir en un temps miraculeux, mieux que retrouvé – revécu. Car Premier sang n’est pas simplement un monument funéraire à la gloire du père mais aussi et surtout un conte chamanique d’un homme raconté, sinon réaccouché, par sa fille qui ose lui reprendre son « je ». Qui raconte ses amours à sa place, qui lui emprunte ou lui prête ses propres cristallisations comme dans ce clash que Patrick eut un jour avec une amoureuse décevante mais qu’on devine très « amélien » dans sa façon de procéder :
« Depuis cette affaire, il m’est resté un réflexe plein de sagesse : ne jamais tomber amoureux d’une femme sans l’avoir vue fâchée. La contrariété révèle la personnalité profonde. Tout le monde peut se mettre en colère, moi comme les autres, mais il y a un mur de différence entre la saine fâcherie et le visage offensé. Celui-ci anéantit chez moi la cristallisation. »
L’intimité entre père et fille est telle que celle-ci va jusqu’à exprimer la douleur de celui-ci lors de cette scène mémorable où le grand-père étreint son petit-fils :
« C’était la première fois qu’un homme me serrait dans ses bras : je mesurai à cet instant combien j’aurais voulu avoir un père. »
Phrase incroyable où la fille rapporte une expérience que son père n’a pas eu d’après celle, on est en droit de le supposer, qu’elle-même a dû avoir avec lui. Redonner à quelqu’un une chose qu’il n’a pas connue mais que l’on a connu grâce à lui.
Rubens, Helena Fourment et son fils Francis
Déjà, c’était grâce à un tableau de sa mère que le petit Patrick avait pu aimer celle-ci idéalement alors que cette dernière, la vraie, ne l’aimait pas. Encore une fois, art et littérature peuvent religieusement tout. Se substituer au manque. Structurer la sensibilité avant le jugement : ainsi de sa découverte immaculée de Rimbaud à sept ans et dont Amélie note que « L’enfance a cette vertu de ne pas essayer de répondre à la sotte question : “ Est-ce que j’aime ?“ ». Faire tomber amoureux (le merveilleux épisode des épistoliers qui, écrivant pour un tiers, s’éprennent l’un de l’autre sans le savoir). Et bien entendu sauver du désespoir : combien d’ex-otages ont dit que c’était grâce aux livres qu’ils avaient pu survivre ? Guerre et paix pour Jean-Paul Kauffmann, les Aventures de monsieur Pickwick pour Aurel Cornéa[1], La Pitié dangereuse de Stefan Zweig[2] pour Patrick et qui, parce qu’il raconte précisément une histoire étrangère à sa situation, le bouleverse.
Sans parler de sa propension politico-littéraire à palabrer avec ses geôliers à la manière de Shéhérazade afin de préserver les otages – et presque toujours dans une bonne humeur ahurissante. « Je crois simplement que l’enfer me plaisait », avoue-t-il un instant. Pas de doute, Patrick en avait et sa fille était déjà en elles.
[1] Le journaliste d’Antenne 2 ayant fait partie des otages du Liban en 1986 avec Philippe Rochot, Georges Hansen et Jean-Louis Normandin - mari d'Aurora Cornu.
[2] Déjà citée dans le premier roman d’Amélie, Hygiène de l’assassin.