Le Testament et la mort de Moïse par Bartolomeo della Gatta et Luca Signorelli, chapelle Sixtine, 1482.
Reprise.
Résumé.
Rappel.
« Seconde loi ».
« Copie ».
« Deutéronome ».
Le Tintoret, Moïse faisant jaillir l'eau du rocher, Scuola Grande San Rocco à Venise, 1577
I – Un cœur intelligent
Moïse for ever. Ses derniers discours. Ses inquiétudes sociales, spirituelles. La conscience de son insuffisance :
« Je ne puis seul suffire à vous tous, parce que le Seigneur votre Dieu vous a tellement multipliés, que vous égalez aujourd'hui en nombre les étoiles du ciel. » (I-10)
Sa connaissance du peuple, de sa versatilité, de ses murmures, de ses rages – et qui l'ont fait parfois, lui aussi faillir (les eaux de contradiction) et être puni comme les autres. Car lui aussi, comme la première génération, ne verra la terre promise. Les pères punis. Les enfants accomplis (encore que...). La Bible comme longue guerre civilisationnelle entre Dieu et ce peuple ingrat à la tête dure et qui nous fait regretter encore parfois aujourd'hui les temps d'avant – car si Zeus, Apollon et Chronos étaient rudes et injustes, au moins ils ne nous demandaient rien, ils ne nous rendaient pas « responsables », on souffrait dans l'innocence, on acceptait son destin forgé par des forces étrangères à nous. Alors que Dieu a culpabilisé la souffrance, Dieu nous a attaché au chevalet du « ta souffrance ta faute » et c'est que Nietzsche et les autres, dont moi de temps en temps, ne lui pardonneront jamais.
Donc, voici Moïse arrivé à la fin de sa mission et de sa vie. C'est Josué qui prendra le relai. Mais avant de partir, ce que le sauvé des eaux voudrait, c'est qu'Israël comprenne que cette dureté divine lui est faite au nom de son élection, de son élévation – car nul peuple au monde n'a été élevé à ce niveau de sagesse et de spiritualité. Nul peuple n'a autant été travaillé, éduqué, civilisé qu'Israël. Nul peuple n’a été aussi approché par Dieu. C'est pourquoi les lois l'obligent.
« Car c'est en cela que vous ferez paraître votre sagesse et votre intelligence devant les peuples, afin qu'entendant parler de toutes ces lois, ils disent : Voilà un peuple vraiment sage et intelligent. Il n'y a point en effet d'autre nation, quelque puissante qu'elle soit, qui ait des dieux aussi proches d'elle comme notre Dieu est proche de nous, et présent à toutes nos prières. » (IV-6-7)
Donner de l’intelligence au coeur, de l'humour à la sensibilité, de la conscience à la souffrance – je me demande si ce n'est pas ça qui a suscité l'antisémitisme. Le judaïsme contre le ressentiment, l'esprit de sérieux et la bêtise du monde entier ?
II – « Afin que vous soyez heureux »
« Interrogez les siècles les plus reculés qui ont été avant vous, et considérez d'une extrémité du ciel jusqu'à l'autre, depuis le jour auquel le Seigneur créa l'homme sur la terre, s'il s'est jamais rien fait de semblable, et si jamais on a ouï dire qu'un peuple ait entendu la voix de Dieu, qui lui parlait du milieu des flammes, comme vous l'avez entendu sans avoir perdu la vie. » (IV-32)
Prenez donc conscience de votre élection, soyez dignes du privilège qui vous ait accordé, divinisez-vous comme vous en avez l'aubaine – et ne décevez surtout pas le divin. Ainsi parle Moïse à son peuple avant de mourir.
« Écoutez, Israël, le Seigneur notre Dieu est le seul et unique Seigneur.
Vous aimerez le Seigneur, votre Dieu de tout votre coeur, de toute votre âme et de toutes vos forces.
Ces commandements que je vous donne aujourd'hui seront gravés dans votre coeur (...)
Vous les lierez comme une marque dans votre main ; vous les porterez sur le front entre vos yeux ;
Vous les écrirez sur le seuil et sur les poteaux de la porte de votre maison » (VI-4-9).
Ainsi s'inscrit la prière fondamentale du « Shema Israël » (« écoute, Israël ») pour les siècles des siècles.
Et tout cela « afin que vous soyez heureux », la phrase qui revient comme un leitmotiv en ce Deutéronome. Être heureux – but de la loi juive.
Alors, bien sûr, l'extermination des ennemis, Dieu nous aide au carnage des autres – mais aussi le risque d'être exterminé soi-même en cas de manquement, l'essentiel étant de susciter la conscience ET la mémoire :
« Vous vous souviendrez de tout le chemin par où le Seigneur votre Dieu vous a conduits dans le désert pendant quarante ans, pour vous punir et vous éprouver, AFIN QUE CE QUI ETAIT CACHÉ DANS VOTRE COEUR FÛT DECOUVERT. » (VIII-2)
Et de rappeler les dix commandements, l'interdiction des images (car le premier mal est et sera toujours l'idolâtrie), la lapidation pour ceux qui s'y laisseraient aller (terrifiant chapitre XIII : « qu'il périsse accablé de pierres ») mais aussi les réjouissances, les festins, le droit à la viande (à manger sans sang : « vous répandrez ce sang sur la terre comme l'eau », XI-24) – et sans jamais oublier la charité accordée aux pauvres et aux exilés (« souvenez-vous que vous avez été esclave vous-même dans l'Égypte », XV-15), CHARITÉ qui dans le judaïsme est synonyme de JUSTICE – « Tsedaka ».
Illustration : Boîte à tsedaka (pushke) en argent, Charleston, 1820, National Museum of American Jewish History, Philadelphie.
III – La peine de mort sans mort (ou à peine.)
Tiens, encore une lapidation.
« Vous amènerez à la porte de votre ville l'homme ou la femme qui auront fait une chose si détestable, et ils seront lapidés. » (XVII-5)
À ceux qui verraient là la preuve que la Bible contient son lot de violences « comme le Coran », il faut rappeler qu'on ne lapide plus en terre juive depuis un certain temps alors que cela se fait toujours, et avec une belle ardeur, en terre d'Allah. De plus, on ne saurait lire littéralement des textes dont l'importance est aujourd'hui avant tout historique. Car oui, c'est un fait, on lapidait en ce temps-là, on brûlait même, on trucidait divinement ses ennemis, on raisonnait « oeil pour oeil, dent pour dent ». Les origines de la culture ont toujours été sanglantes (relire René Girard, revoir Game of Thrones). Pour autant, la cruauté est toujours allée de pair avec ce qui pouvait la freiner. De ces textes impitoyables, on retiendra surtout ce qui précisément tente d'atténuer celle-ci : l'appel à deux témoins (et non à un seul) pour condamner quelqu'un (XVII-6), le sacrifice de la génisse afin de purifier la cité du meurtre (XXI-4), le droit d'aînesse qui « légitime » l'inégalité et évite les querelles familiales (XXI-16) et même le privilège de la beauté qui peut sauver une femme :
« Si étant allé combattre vos ennemis, le Seigneur votre Dieu vous les livre entre les mains, et que les emmenant captifs, vous voyiez parmi les prisonniers de guerre une femme qui soit belle, que vous conceviez pour elle de l'affection, et que vous vouliez l'épouser, vous la ferez entrer dans votre maison, où elle se rasera les cheveux, et se coupera les ongles ; elle quittera la robe avec laquelle elle a été prise ; et se tenant assise en votre maison, elle pleurera son père et sa mère un mois durant, après cela vous la prendrez pour vous, vous dormirez avec elle, et elle sera votre femme. Que si dans la suite du temps elle ne vous plaît pas, vous la renverrez libre, et vous ne pourrez point la vendre pour de l'argent, ni l'opprimer par votre puissance, parce que vous l'avez humiliée. » (XXI-11)
Ah oui, sinon, « une femme ne prendra point un habit d'homme, et un homme ne prendra point un habit de femme ; car celui qui le fait est abominable devant Dieu. » (XXII-5) Pas très LGBTQIA, évidemment. Dieu ne devait pas s'habiller chez C.&A. (mail reçu à l'instant dans ma boîte)
Non, la seule loi qui peut vraiment nous horrifier est le sort réservé à la maman oiseau :
« Si marchant dans un chemin, vous trouvez sur un arbre ou à terre le nid d'un oiseau, et la mère qui est sur ses petits ou ses oeufs, vous ne retiendrez point la mère avec ses petits ; mais ayant pris les petits, vous la laisserez aller, afin que vous soyez heureux et que vous viviez longtemps. » (XXII-6)
Osera-t-on dire que dans la loi juive tout ce qui est dit est fait pour ne pas être appliqué – enfer compris ? Tout ce qui est prévu est là pour ne pas être exécuté ?
La peine de mort inscrite mais pour être évitée au maximum – et peut-être à la fin tout le temps.
Comme le dit Alexandre Meloni dans un passionnant article intitulé La justice sans peine de mort et que l'on peut lire sur Incarnation.blogspirit ,
« (...) ces exécutions sont d'une extrême rareté car dès l'origine les rabbins vont mettre en place un système d'une grande complexité afin d'éviter d'arriver à l'exécution. En réalité ce qui va les obséder, c'est la peur de l'erreur judiciaire et la condamnation d'un innocent. (...)
Au moindre doute qui subsiste ou apparaît, le tribunal doit reconnaître et admettre son incapacité à trancher. Il doit se récuser et s'abstenir et renvoyer le cas à, si je puis dire, l'instance supérieure qui est Dieu lui-même. Il vaut mieux ne pas prononcer de verdict plutôt que d'assumer le risque d'une erreur, même infime, et condamner un innocent. S'il est coupable, tôt ou tard, Dieu lui infligera la peine qu'il mérite.
Ainsi la peine de mort a été abolie de facto dans son application vers 30 e.v c'est-à-dire durant la période du début de la rédaction de la Mishnà et bien avant la rédaction du Talmud. En fait tout ces éléments ont été renforcés plusieurs fois et ont donné lieu à des prises de position très claires contre la peine de mort. Ainsi dans le Traité Makkot (7a) du Talmud il est écrit :
"Un Sanhédrin (un tribunal) qui prononce une condamnation à mort en sept ans est appelé sanguinaire, selon d'autres opinions, une fois tout les soixante dix ans."
Rabbi Tarphon et Rabbi Akivà ont enseigné : "si nous avions siégés dans un Sanhédrin, il n'y aurait jamais eu de condamnation".
Quand dire n'est pas forcément faire – c’est aussi la leçon du Deutéronome et en laquelle on peut déjà voir une esquisse de la théologie négative, génie absolue de la pensée humaine.
Latrine de Luther dans sa maison de Wittenberg (plus d'infos ici).
IV – Génie des chiottes
Rien n'échappe à la loi, même pas les chiottes.
« Vous aurez un lieu hors du camp, où vous irez pour vos besoins naturels. Et portant un bâton pointu à votre ceinture, lorsque vous voudrez vous soulager, vous ferez un trou en rond, que vous recouvrirez de la terre sortie du trou, après vous être soulagé. Car le Seigneur votre Dieu marche au milieu de votre camp pour vous délivrer de tout péril, et pour vous livrer vos ennemis. » (XXIII-13)
Luther saura s’en souvenir (d’aucuns disent qu’il a eu sa révélation aux chiottes.)
L'on pense même à un congé conjugal masculin :
« Lorsqu'un homme aura épousé une femme depuis peu, il n'ira point à la guerre, et on ne lui imposera aucune charge publique mais il pourra, sans aucune faute, s'appliquer à sa maison, et passer une année en joie avec sa femme » (XXIV-5)
Quant à la correction des litigieux, celle-ci n'excèdera pas quarante coups (XXV-3) afin de ne pas les mutiler ou les tuer.
Et si un homme refuse d'épouser la veuve de son frère, celle-ci aura le droit de lui ôter son soulier puis de lui cracher au visage en public ; on appellera alors sa maison « la maison du déchaussé » (XXV-9).
En revanche, si celle-ci, pour aider son mari en rixe avec un butor, « étend la main et prend [ce dernier] par un endroit que la pudeur défend de nommer », elle aura la main coupée – ce qui prouve que ce genre de choses devait arriver très souvent et nous les fait encore plus aimer, ces femmes juives.
V – « Mon Dieu, ne soyez pas avec mes péchés contre moi mais avec moi contre mes péchés »
Mais le pire reste le chapitre XXVIII où Moïse rappelle à Israël ce qui pourrait lui arriver en cas de prévarication : « Le ciel qui est au-dessus de vous sera d'airain, et la terre sur laquelle vous marchez sera de fer » – en gros, les douze plaies d'Égypte infligées au cube (peste, famine, sécheresse, gale, fièvre, ulcère, sauterelles, vers) sans compter les maux psychiques (frénésie, fureur, aveuglément), sociaux (échecs, adultères, tromperies, ruines, calomnies, procès, faillites, perditions) et militaires (défaites en rafales, enfants livrés à l'ennemi, esclavage) et pour finir cannibalisme incestueux – avec ce détail extraordinaire de la mère qui refuse de donner de la chair de son enfant à son mari pour le garder pour elle (56).
« Votre vie sera comme en suspens devant vous ; vous tremblerez nuit et jour, et vous ne croirez pas à votre vie.
Vous direz le matin : qui me donnera de voir le soir ? et le soir : qui me donnera de voir le matin ? tant votre coeur sera saisi d'épouvante, et tant la vue des choses qui se passeront devant vos yeux vous effraiera. » (67)
Admettons qu'on n'aura jamais aussi bien et aussi tôt décrit la dépression.
Pire, même dans la misère il y a encore de la misère :
« Vous serez vendus là à vos ennemis (...) et il ne se trouvera pas même de gens pour vous acheter » (68).
Si tout cela n'ouvre pas à la conscience…
Pour autant, Dieu pardonne et pardonnera toujours – après tout, « c'est son métier », comme disait le poète Henri Heine. Il aura beau voué son peuple aux gémonies, il ne l'abandonnera jamais et même se réconciliera avec lui, Moïse insistant sur le fait que ses commandements [à Dieu] ne sont pas impossibles à tenir, bien au contraire, mais faits à sa mesure de peuple.
« Ce commandement que je vous prescris aujourd'hui n'est ni au-dessus de vous ni loin de vous. Il n'est point dans le ciel (...) [ni] au-delà-de la mer (...) mais tout proche de vous, dans votre bouche et dans votre coeur, afin que vous l'accomplissiez. » (XXX-11-14)
Encore une fois, la loi est donnée pour être heureux.
« Considérez que j'ai proposé aujourd'hui devant vos yeux d'un côté la vie et les biens et de l'autre la mort et les maux (...) Choisissez donc la vie afin que vous viviez, vous et votre postérité. » (XXX-15 / 19)
Hélas, Moïse sait qu'après sa mort, le peuple retombera dans la dissolution, l'idolâtrie, la misère et devra subir encore mille et mille épreuves, sa relation avec Dieu allant de mal en pis. Mais Dieu précise (et c'est énorme) qu'il différera sa vengeance afin de ne pas faire dire aux ennemis d'Israël qu'il a abandonné son peuple. Dieu ne veut pas apparaître comme un abandonneur ni comme celui qui punit publiquement son peuple (XXXI-27). Dieu se veut au bout du compte non pas avec les ennemis de son peuple contre celui-ci mais avec celui-ci contre ceux-là. Un peu comme ce que dira Kierkegaard un jour : « mon Dieu, ne soyez pas avec mes péchés contre moi mais avec moi contre mes péchés » – une phrase qui m’accompagne depuis toujours.
Non, le seul vrai commandement sera toujours celui du « Shema » (VI-4-7) répété inlassablement :
« Considérez que je suis le Dieu unique, qu'il n'y en a point d'autre que moi seul. C'est moi qui fais mourir et c'est moi qui fais vivre ; c'est moi qui blesse et c'est moi qui guéris ; et nul ne peut rien soustraire à mon souverain pouvoir » (XXXI-39)
Et c'est la mort de Moïse sur le mont Nebo.
« Moïse avait cent vingt ans [ce qui est relativement jeune à l'époque et possible de nos jours] lorsqu'il mourut, sa vie ne baissa point tout ce temps et ses dents ne furent point ébranlées » (XXXIV-7).