Cet article est paru dans La Revue des deux mondes, septembre 2023
Une philosophie non pratique, qui ne s’occupe d’aucune « cause », ne propose aucun remède à aucun problème, au fond, ne sert à rien – sauf à montrer les choses telles quelles sont, dans leur cruauté vaine, leur hasard incompréhensible, leur imparabilité tragique et, en même temps, c’est son paradoxe, qui aide à s’en réjouir. Telle est cette oeuvre étrange, décevante et sublime, de Clément Rosset, que beaucoup d’entre nous lisent avec ferveur depuis des années mais qui reste encore méconnue du public ou pire, mal comprise par son propre lectorat. Dans cet essai qui fera date, Santiago Espinosa, qui fut l’un des disciples du maître, tente de remédier à ce malentendu en dégageant ce qu’il y a d’unique, d’antique et de mystique dans cette sagesse, la plus roborative qui soit, et qui ne consiste rien moins qu’à faire de la réalité une joie.
Et pour cela, prendre le réel dans sa littéralité tautologique, sans double ni distinction, hors de toute herméneutique et métaphysique (ce grand remplacement du réel par l’idéal) et aussi intolérable que cela puisse nous paraître. Le réel a ceci de tragique qu’il est comme la rose sans pourquoi de Silésius, s’imposant à nous sans nous demander notre avis, à la fois épiphanique et apophatique, pulvérisant nos valeurs et notamment ce « malabar de la pensée » qu’est le libre-arbitre. Si liberté il y a, celle-ci réside dans la conscience de notre destin (ou nécessité, dirait Spinoza) que nous devons approuver comme tel. Mais comment approuver la misère, l’injustice, la souffrance ? Par une forme de mysticisme qui n’est pas sans rappeler, et c’est la surprise de ce livre, la grâce pascalienne, sinon janséniste. C’est que la philosophie tragique est moins anti-religieuse qu’anti-morale. Au contraire, la philosophie tragique a quelque chose de religieux au sens où « le religieux est d’abord, sinon essentiellement, un sentiment de gratitude, de surprise quant à l’existence, et en particulier la sienne, ce en quoi il est en rapport avec la joie de vivre. » Approuver le réel, ce n’est donc pas approuver le bourreau, mais approuver l'être pur, dans son don, sa présence et sa grâce. Joie idiote si l’on veut mais joie divine. Joie de l’Amor Fati et du Mektoub my love enfin réunis.
Rosset philosophe du tragique, de Santiago Espinosa, Puf, avril 2023, 224 p., 15 €