De Caroline Fourest à Michel Onfray ou de Eric Zemmour à Renaud Camus, tout le monde dénonce ou acclame son retour, mais quelle est le sens réel de la philosophie réactionnaire ? Rien de tel pour le savoir qu’un retour aux sources avec la publication de ce volume de Bonald, magistralement présenté par Jean-Yves Pranchère et Vincent Bouat.
Qu’est-ce que la pensée réactionnaire ? A cette angoissante question que s’est posée un jour tout honnête homme, soit pour s’y retrouver, soit pour passer à la guillotine tous ceux qui auraient le malheur de s’y retrouver, on peut d’abord répondre ce qu’elle n’est pas. Et avant toutes choses, rappeler que la pensée réactionnaire n’est pas une pensée qui opposerait la foi à la raison, la lumière des siècles au siècle des Lumières, Dieu à l’homme – ça, ce serait plutôt la pensée moderne.
Les anciens et les Modernes
La pensée moderne, en effet, s’oppose par définition à tout ce qui l’a précédée et en déduit dans un réflexe mimétique plein d’arrogance que tout ce qui l’a précédé s’oppose à elle et qu’on est dès lors dans un combat dialectique sans fin entre les modernes et les anciens, qu’elle traduit rapidement par un combat entre les gentils et les méchants.
Au contraire, la pensée réactionnaire, qu’on appellera d’ailleurs pensée classique, est une pensée qui lie la foi et la raison, le passé et le présent, le ciel et la terre. Loin de fracturer le monde entre deux camps comme le fait la pensée moderne, la pensée classique est une pensée qui cherche à réconcilier le monde avec lui-même à travers une vision organique et holistique des choses. La pensée classique veut tout inclure du réel, la pensée moderne veut tout exclure de ses idéaux. Par exemple, la pensée classique ne pense pas que la laïcité s’oppose au religieux, mais plutôt que la laïcité est une émanation du religieux, comme le profane est une émanation du sacré, ou comme le social provient d’une nature humanisée – alors que sur le même sujet, la pensée moderne exigera « la séparation ». La pensée classique ne veut justement rien séparer, rien rejeter, mais tout intégrer. La pensée classique croit à ce que Jean de Bonald, descendant du grand Bonald, appelle « le lien insécable entre société religieuse et société civile ».
Loin de fonctionner par rupture comme la pensée moderne, la pensée classique a une perception politico-théologique des choses dans laquelle la foi est affirmée comme rationalité, la rationalité comme don de Dieu, le don de Dieu comme ce qui ne peut être reçu et compris que par l’homme. Humaniste en ce sens, la pensée classique vise l’unité physique et métaphysique des choses et voit dans la dualité moderne (dans laquelle la lutte des contraires devient la lutte des mêmes, la séparation aboutissant toujours à la symétrique, et de fait au conflit permanent) le mal absolu. Contre la parité qui entraîne la guerre des mêmes, sinon des mimes, l’égalité mortifère qui abolit les différences et massacre les excellences, et la raison artificialiste qui fait que l’être humain devient une pure « technique » de lui-même, la pensée classique prône l’impair, la hiérarchie et la raison gracieuse. Contre la pensée moderne qui n’a fait que tuer Dieu et qui a failli tuer l’homme au XXe siècle, tentant régulièrement de recommencer depuis, la pensée classique affirme le dieu vivant, l’humanité susceptible d’être sauvée, et le lien social et sacré entre toutes choses. Les modernes veulent toujours peu ou prou faire table rase, les classiques sont toujours soucieux de la table ronde. Dieu n’est plus l’ennemi de l’intellect. « Dieu en vérité, Jésus-Christ en réalité, est la réalisation de toutes les vérités intellectuelles. »
Bonald, penseur réactionnaire
A côté du politicien rétrograde et ridicule qu’il a sans doute été à son époque, notamment par ses incessantes condamnations de la liberté de la presse, du divorce, de la démocratie, mais aussi de la monarchie constitutionnelle et des Droits de l’Homme (allant jusqu’à voir dans la Charte de 1814 « une œuvre de folie et de ténèbres »), Louis de Bonald fut aussi et avant tout ce grand penseur de l’univers ordonné, de la raison légitime, et de cette croyance paradoxalement humaniste qu’au contraire de ce que disait Rousseau, l’homme naît méchant et c’est la société qui le rend bon. Contre l’angélisme anthropologique de son temps et qui a viré au nôtre en une sorte de néo-catharisme, où la Terreur est devenu le fait des Bisounours, la pensée contre-révolutionnaire, au fond, contre-terroriste, de Bonald pose la réalité de l’homme éternel, celui dont l’être est péché mais dont le devenir peut être sainteté. Nul plus que ce traditionnaliste ne crut aussi chrétiennement au social, à la culture, à l’hominisation. Là nous apparaît sa grandeur et peut-être sa modernité. Le contrat social, oui, mais sur fond d’Alliance. La société, oui, mais de droit divin.
Comme le dit Jean-Yves Pranchère dans sa splendide préface à ces Réflexions sur l’accord des dogmes de la religion avec la raison, parues cet hiver aux Editions du Cerf, le légitimisme de Bonald s’appuie sur « un sociologisme naturaliste et universaliste » selon lequel c’est la société qui précède les individus et non l’inverse. « A la croyance révolutionnaire que “l’homme se fait lui-même et fait la société“, Bonald oppose que “la société se fait elle-même et fait la société”. » La société est là pour harmoniser les forces et les faiblesses des uns et des autres, et du fait que personne n’est égal à personne et que tout rapport social, pour ne pas dire tout rapport humain, est par nature dissymétrique, elle doit faire en sorte que cette dissymétrie soit admise par tous et organisée selon un principe qu’on pourrait dire d’équité dans l’inégalité – ou d’inégalité équitable ! L’important, c’est que chacun soit à sa place. D’où l’apologie du régime monarchique de « l’inégalité instituée » qui ne peut qu’heurter nos conscience modernes mais qui sur bien des points est beaucoup plus juste que celui de « l’inégalité désinstituée » propre à nos démocraties. Dans une société constitutionnellement inégalitaire, en effet, personne n’est jaloux de personne, et si tout le monde mange à sa faim, travaille et se repose comme il faut, tout le monde s’accepte et se retrouve à l’heure de l’angélus. L’autorité entérine l’altérité, l’altérité suscite la charité, la charité respecte l’individualité. Au contraire, dans nos sociétés constitutionnellement égalitaires, démocratiques donc libérales, les rivalités surgissent selon une violence permise, voire encouragée. Toute envie d’écraser son voisin « moins égal » ou « plus excellent » que soi-même trouve sa légitimité morale – et c’est alors que commence la guerre de tous contre tous. L’individualisme se déchaîne contre l’individualité. Le singulier qui se suffisait à lui-même et avait sa place dans le monde n’est plus qu’un particulier qui s’oppose à un autre particulier. La compétition économique devient la seule réalité sociale. Mieux : c’est l’égalité sociale qui produit la compétition économique. Tous égaux, tous rivaux.
Fides et ratio
Face à la chienlit légalisée peut ainsi se réhabiliter la sociologie bonaldienne, « science de la société » s’il en est, et qui, contre toute attente, aura eu des influences considérables moins sur les penseurs de droite que sur les penseurs de gauche, Durkheim et Auguste Comte en premier lieu. La célèbre thèse positiviste selon laquelle « le progrès n’est que le développement de l’ordre » et que la société ne se compose pas d’individus mais de familles trouve sa source dans Bonald (lui-même élu parmi les « saints » du Calendrier Positiviste).
C’est d’ailleurs ce sociologisme somme toute étouffant, dans lequel la transcendance divine finit par ne plus se voir derrière les structures sociales, que certains ont pu reprocher au contre-révolutionnaire. « En identifiant ainsi les lois morales et la volonté divine avec les rapports sociaux saisis dans leur nécessité formelle ou structurelle, Bonald, commente Pranchère, aurait succombé à un “immanentisme” ou à un “fonctionnalisme” que certains interprètes n’hésitent pas à décrire comme un “nihilisme”. » Nihilisme d’autant plus décevant pour les penseurs antimodernes à la Carl Schmitt et qui veulent en découdre réellement avec la modernité que l’on ne trouve nulle part chez Bonald une « tendance au décisionnisme (ou à la dictature) en liaison avec une dramatisation du thème de la méchanceté naturelle de l’homme ». Contrairement à ce qui se passe, par exemple chez un Joseph de Maistre ou un Léon Bloy, « le péché originel n’est pas chez Bonald le motif d’un pessimisme exacerbé, mais une donnée anthropologique qui justifie l’existence des institutions sociales ». Bref, tout s’organise harmonieusement entre la Chute et l’Histoire, le péché et la cité, le transcendant et le civil – la sociologie n’étant ni plus ni moins, mais c’est cela qui est énorme, qu’une théologie appliquée.
Si Dieu conserve, malgré tout, sa transcendance et sa souveraineté, il n’en fournit pas moins les analogies et les similitudes par lesquelles la société humaine se constituera – et c’est pourquoi, grâce à celui-ci, celle-ci sera dite bonne et faite pour rendre l’homme bon. La foi dépasse la raison mais sans la contredire et au contraire en se faisant confirmer par elle. Du Discours de la méthode de Descartes au Fides et ratio de Jean-Paul II, le lien est fait.
Et c’est tant mieux car « il n’y a que la religion qui entende la politique » comme il n’y a que l’Eglise qui soit experte en humanité. Seule la religion connaît en effet les structures métaphysiques d’où découlent les structures sociales et peut dès lors mieux que n’importe quelle autre institution éviter à l’homme de sombrer dans une définition purement ipséiste et techniciste de lui-même. Seule la religion, du fait de sa double nature divine et rationnelle, permet à l’homme d’éviter ce triomphe de la technique qu’Heidegger appelait l’Arraisonnement et qui est sa propre défaite. La Vérité n’est pas seulement belle, bonne et vraie, elle est aussi très efficace – et d’une efficacité anti-techniciste ! La Vérité est une version sublime du bon sens et une transcendance du sens commun. Elle parle à tous les hommes et à tous les peuples. Seuls les intellectuels, si souvent à côté de la plaque, lui résistent. C’est que ces « beaux esprits (…) vont chercher loin de l’homme ce qu’ils ont sous les yeux, et (…) veulent que tout soit incompréhensible de peur d’être obligés de comprendre et de croire ». Au lieu de tirer au clair la complexité du monde, ils le compliquent encore plus en oblitérant tous les liens qui l’organisaient et faisaient sa cohérence. Parce qu’il ne faut pas se leurrer comme les intellectuels qui voient toujours faux en regardant le vrai : même dans les croyances les plus archaïques et les plus païennes, on trouve un fond de christianisme et d’universalisme.
Même défigurée, la Vérité recèle encore son vrai visage. Même dans l’erreur et la fausseté, on la trouve en graine. « L’erreur n’est jamais qu’une vérité incomplète (…), l’idée la moins raisonnable a toujours une raison et c’est à la chercher que l’esprit doit s’appliquer. » Honte aux libres penseurs qui cherchent toujours l’erreur dans la vérité alors que ce qu’il faut chercher, c’est précisément la vérité dans l’erreur. Honte à la modernité qui veut toujours faire honte à l’humanité en voulant lui démontrer à tout prix que les croyances qui l’ont faite relevaient de la barbarie et de l’ignorance. Et c’est pourquoi Bonald va jusqu’à dire que même si Dieu n’existe pas, le christianisme est, dans sa version catholique, la seule religion digne de l’homme. « La religion catholique résume, accomplit et transcende toutes les religions du monde. Tout paraît secte à côté d’elle. Elle est “l’état le plus parfait et le plus naturel à l’homme et à la société et elle a toute la force de la nature”. » Elle est révélation de la raison à elle-même – Pentecôte rationnelle.
Tout est dans tout et réciproquement
Chesterton ne disait pas autre chose : il faut vraiment être sourd et aveugle pour ne pas se rendre compte que le dogme du péché originel est la réalité humaine la plus tangible et qui résume toute l’Histoire du monde. Faut-il être fou pour nier ce dogme qui ne fait que constater, Adam et Eve ou pas, notre inclination au mal, et autour duquel tournent toutes nos institutions « puisque les lois, la force publique, le gouvernement tout entier, n’existent que dans la supposition de notre malice habituelle, et pour la répression de nos passions ». Non, dogme et humanité concordent – et cela, l’analogie nous le prouve.
L’analogie – première combinaison de l’esprit et mode le plus sûr pour appréhender les choses de ce monde et de l’autre, sinon de l’autre dans le nôtre. L’analogie qui nous permet par exemple de comprendre en quoi la cause, le moyen et l’effet ne sont que les avatars de la création, de l’incarnation et de la rédemption. Ou comment, à l’instar du Dieu trinitaire qui est Père, Fils et Saint Esprit, le Roi peut être législateur, exécuteur et administrateur. Ou pourquoi la confession correspond à un besoin élémentaire de l’homme éternel – à condition, néanmoins, qu’elle passe par un tiers. C’est la grande naïveté du protestantisme (et du rousseauisme) d’avoir cru que l’on pouvait se passer de tiers dans son dialogue avec Dieu. « “Ce que Dieu veut que l’homme fasse, dit J.J. Rousseau, il ne lui fait pas dire par un autre homme, il le lui dit lui-même au fond de son cœur.” Jamais maxime en apparence digne de Dieu et honorable à l’Homme n’a été plus subversive pour la société et n’a conduit plus rapidement à l’athéisme, et il est aisé d’y reconnaître la doctrine du sens privé et des inspirations particulières dans laquelle J.J. Rousseau avait été élevé et ce déisme religieux dont il compose son déisme philosophique. » Si en effet nous nous contentons d’être seuls face à Dieu, sans témoin, sans média, comment pourrions-nous être réellement nous amender ? Il est trop facile de dire que seul Dieu nous « jugera ». Après tout, nous sommes des hommes, nous devons donc aussi passer par des hommes – et ce serait bien se prendre pour un dieu que de ne pas vouloir le faire. Or, les protestants se prennent pour des dieux, c’est bien là le problème. « Les catholiques croient leur doctrine parfaite, et les réformés se croient parfaits », écrit Bonald. Croire que l’on peut se confesser à Dieu sans passer par un prêtre ou un tiers, c’est non seulement nier la communauté extérieure dont on fait pourtant partie mais plus encore, c’est privilégier de manière exorbitante son intériorité – au fond, la chérir plus que tout, et au final, plus que Dieu. « Ainsi, l’on peut prendre l’opposé de la manière de J.J. Rousseau et dire “Ce que Dieu veut que les hommes sachent, il le fait dire par d’autres hommes, et l’écrit dans les lois pour l’institution de la société”. »
Tout est donc dans l’anthropologie bonaldienne comparaison et proportion, conformité et sacralité, essentialisme et réalisme. Le risque serait alors de passer du traditionalisme absolu au rationalisme absolu. Tout serait dans tout et réciproquement. C’est cela la pensée réactionnaire. Une conception analogique, organique et poétique qui prend le monde sans l’émietter. Une perception holistique des choses et des êtres qui ne les ne juxtapose pas mais les hiérarchise, les lie et les ensemence. Une affection pour la vie qui met tout en correspondance et en vers. Une poupée russe dans laquelle « l’homme est contenu dans la famille, la famille dans l’Etat, l’Etat dans le religion, la religion dans l’univers, l’univers et tout ce qu’il renferme dans l’immensité de Dieu, centre unique auquel tout se rapporte, circonférence infinie qui embrasse tout, principe et fin, alpha, oméga des êtres. Ainsi, mille cercles inscrits, semblables en nombre de parties, inégaux en grandeur, identiques et propriétés ou rapports de parties, ont tous un centre commun, et sont tous compris dans une même circonférence ». Un paradis, aurait dit Dante.
Louis de Bonald, Réflexions sur l’accord des dogmes de la religion avec la raison, édition établie par Vincent Bouat, présentée et commentée par Jean-Yves Pranchère, La nuit surveillée, Cerf, décembre 2012, 192 pages, 19 euros.
Première publication, le 04 juin 2013
Commentaires
Nier Rousseau, c'est sans doute cela être réactionnaire. Simplement, on ne peut se limiter à une opposition simplement binaire. Rousseau montre bien des chemins, dont le refus du communautarisme, et celui ci est inacceptable (avec Bonald). Alors que la gauche elle même se sépare sur ce point, il convient donc de ré affirmer la pré éminence du sujet, d'ailleurs créé par un Dieu qui se fit homme pour cela. Vive la liberté !