L’enfant qui criait au loup
(Un voyage au pays de Sacher-Masoch)
I - Historique
1 - Petite biographie connotée
2 - Littérature et maladie
3 - Le moment sadien
4 - Le moment Lambercier
II - Esthétique
1- Un rêve d'Oblomov
2 - Scènes slaves et Saturnales
3 - Epoché et suspense
4 - Fouetteuses et fatales
III - Mystique
1- Un père est battu
2 - Je vous salue Marie, mère de Dieu....
3 - Rencontre d'un objet inamovible et d'une énergie qui ne s'arrête jamais
4 - Dans la compagnie des loups.
A Annick Foucault, avec complicité, crainte et reconnaissance.
Un nom qui fait peur. Des initiales inquiétantes, et comme par hasard hautement significatives. Car « SM » renvoie autant au nom de Sacher-Masoch qu’au terme douloureux et d’ailleurs problématique de « sado-masochisme » dont il est tiré. Avec Sacher-Masoch, comme avec Sade, c’est, comme le dit Gilles Deleuze dans son canonique essai sur Masoch, Le froid et le cruel, et qui nous accompagnera tout au long de cette étude, « le nom propre qui connote le signe », le patronyme qui fait la pathologie (pour ne pas dire le père qui fait la version), le mot qui fait la chose, la lettre qui crée l’esprit – et un esprit d’érotisme que l’on ne prévoyait pas du tout. Car enfin, dans quoi met-on les pieds en pénétrant dans ce monde d’épouvante où ce sont les femmes qui mènent la danse, les hommes qui sont obligés de danser - bientôt de ramper, de supplier, d'aimer supplier, et tout cela d’après un étrange contrat qu'ils ont signé volontairement auprès d'elles ? Dans cette nature qui semble toute entière devenue folle, le moindre signe fait sens, et c’est cela la folie.
I – Historique
1 - Petite biographie connotée
Léopold Sacher-Masoch, c’est ce petit garçon rêveur et ardent qui naît le 27 janvier 1836 en Galicie, région alors rattachée à l’empire austro-hongrois, d’un père préfet de Police, Léopold von Sacher, et d’une mère, Caroline Masoch, fille d’un médecin réputé, le docteur Franz von Masoch, bien connu en cette région pour avoir combattu le choléra en faisant flageller les cholériques jusqu’à ce qu’ils fussent couvert de sueur et évacuent leur maladie. On a beau savoir depuis Proust que la vie n’explique pas l’œuvre, avec Masoch, il est un peu difficile de tenir ce credo. Et puis quelle objectivité dans le hasard quand on se rend compte que c’est le nom de sa mère qui a donné le terme « masochisme », et que c’est le nom de son père qui a été effacé au profit du nom d’un autre écrivain bizarre, Alphonse-François-Donatien de Sade, pour forger ce « monstre sémiologique » qu’est le « sadomasochisme ». On ne fait pas plus œdipien ! « SM », c’est le nom de la mère accolé au nom d’un autre homme que le père, celui de l’amant symbolique, du « grec »[1], et quel grec, le divin marquis en personne !
Plus tard, on apprendra que le petit Léopold eut comme gouvernante une française nommée mademoiselle… Martinet. Etait-ce le véritable patronyme de celle-ci, ou la baptisa-t-il ainsi parce qu’elle mania plusieurs fois l’instrument infernal sur « l’enfant à passion »[2] qu’il était ? A moins qu’il ne voulut, adulte, se donner toutes les raisons littéraires de ce qu’il était, de ce qu’il écrivait et de ce qu’il aimait ?
Pareil pour les deux anecdotes touchant la très belle et très autoritaire tante Zénobie, dont on pressent que Masoch les aient inventées, au moins embellies, pour se faire une autobiographie idéale. C’est en effet à travers ce double et (trop) significatif souvenir d’enfance que Masoch explique l’ébranlement nerveux que lui causa sa redoutable tante :
« C’était par un après-midi de dimanche. Je ne l’oublierai jamais. J’étais venu voir les enfants de ma belle tante – comme nous l’appelions – pour jouer avec eux. Nous étions seuls avec la bonne. Tout à coup, la comtesse, fière et superbe, dans sa grande pelisse de zibeline, entra, nous salua et m’embrassa, ce qui transportait toujours aux cieux ; puis, elle s’écria : « Viens, Léopold, tu vas m’aider à enlever ma pelisse. » Je ne me le fis pas répéter. Je la suivis dans sa chambre à coucher, lui ôtai la lourde fourrure, que je ne soulevai qu’à peine, et je l’aidai à mettre sa magnifique jaquette de velours vert, garnie de petit-gris, qu’elle portait à la maison. Puis, je me mis à genoux devant elle, pour lui passer ses pantoufles bordées d’or. En sentant ses petits pieds s’agiter sous ma main, je m’oubliai et leur donnai un ardent baiser. D’abord, ma tante me regarda d’un air étonné ; puis, elle éclata de rire, tout en me donnant un léger coup de pied. »[3]
Comme si ce n’était pas suffisant, voilà qu’après le goûter (préparé par les bons soins de la tante en question – impérieuse mais attentive, souveraine mais maternelle), le petit Léopold va se cacher dans la penderie de la chambre de celle-ci et la surprend en train d’étreindre un jeune homme qui n’est pas son mari. Celui-ci arrive en coup de vent et surprend les amants. Furieuse d’avoir été dérangée, la tante Zénobie se lève et lance un vigoureux coup de poing, ping ! dans le visage de son mari qui se met aussitôt à saigner. La tante n’est pourtant pas satisfaite. Elle se saisit d’une cravache et chasse de sa chambre mari et amant, tchac ! tchac ! – tout cela sous les yeux terrifiés du petit garçon caché derrière le porte-habit, qui, patatras, tombe par terre juste à ce moment là. La tante se précipite alors sur lui, « comment ? Tu étais caché ? Tiens, voilà qui t’apprendra à faire l’espion », le jette sur le tapis, lui pose un genou sur ses épaules, lui saisit les cheveux de la main gauche, et commence à lui administrer de la main droite la plus rigoureuse des fouaillées, zzzip, zzzip, zzzip ! L’enfant se tord de douleur et de bonheur mais subit jusqu'au bout sa terrible correction - « j’éprouvais alors une sorte de jouissance ». Elle finit par fatiguer, le lâche, et il s’en retourne comblé dans sa chambre. Pendant ce temps, le mari éploré revient dans la chambre de sa femme, demande à genoux à celle-ci de lui pardonner, snif snif, qu’il ne la dérangera plus, qu’il fera ce qu’elle voudra, qu’il sera son esclave, mais par pitié qu'elle le garde. Tandis que la femme se ressaisit de son fouet, bien décidée à entériner ce nouveau type de relations contractuelles, Léopold est revenu à la porte de sa chambre, y a collé l'oreille, et ne perd pas une miette de ce qui s'y passe - re-zzzip zzzip !
Comme dirait un collègue de travail, quelle journée ! En cet après-midi, sans doute plus rêvé que vécu (encore que...), tout ce qui va constituer plus tard l’univers masochien est là : la tante sévère (soit la mère symbolique qu’il est permis de désirer sans tomber dans l’Œdipe), la pelisse de zibeline (le fétiche numéro un de l’auteur), la pantoufle, l’homme à genoux devant la femme, le pied nu, le baiser, l’éclat de rire (chez Masoch, la domina se doit d’être toujours riante), le coup de pied, la cachette, le spectacle de l’amour, sinon du sexe, le voyeurisme, le cocu giflé puis cravaché, les dédoublements (le mari qui surprend sa femme avec son amant et sous les yeux du neveu, second amant symbolique caché dans le placard), la fureur fouailleuse, la douleur adorable, la répétition de la scène.
2 – Littérature et maladie
La littérature qui investit le réel – on avait déjà vu ça, mais peut-être pas à ce point-là. Les noms de Sade et de Masoch constituent en effet, et selon Deleuze, « les prodigieux exemples d’une efficacité littéraire ». Car avec Sacher-Masoch, écrivain romantique d’Europe de l’Est, auteur à succès fêté par Hugo et Zola lors de son glorieux passage à Paris en 1883, recevant même la Légion d’Honneur, c’est tout un pan de la sexualité humaine qui va sortir de l’ombre. Lorsque Krafft-Ebing, d’ailleurs contre la volonté de Masoch, va nommer « masochisme » cette pulsion incompréhensible de l’être humain qui consiste à trouver du plaisir dans la douleur subie (alors que la pulsion contraire ou complémentaire appelée « sadisme » qui consiste à trouver du plaisir dans de la douleur infligée est très compréhensible), il va tout emprunter à Masoch - le nom mais aussi les situations, les postures, les gestes, les objets, le langage propre de cet étrange érotisme qui apparaîtra bientôt comme le plus subversif de tous. Autrement dit, il va puiser dans le langage littéraire ce dont il a besoin pour sa description clinique. Et de fait rendre lisible pour tous la plus occulte des sexualités.
Toute une symptomatologie puisée dans la littérature, nous allions dire inventée par elle, c’est cela qui frappe ( !) tout d’abord. Comment une maladie, une déviance, un désordre mental, un goût particulier, une bizarrerie libidineuse, une folie douce ou dure, un désir « tordu » - à chacun sa terminologie et sa morale - trouvent leur source dans l’imaginaire d’un romancier. Dès lors, le « SM » sera autant un cas clinique qu’une dramaturgie intime, autant un problème médical qu’une esthétique singulière, autant un trouble du comportement qu'un phénomène social et qui va bientôt remettre en question un certain ordre des choses. Le masochisme comme anomalie qui questionne la normalité du monde, c'est ce qu'il faut comprendre. En effet, comment punir un enfant ou un adulte dès lors que la punition risque d'atteindre le contraire qu'elle se fixe ? Comment corriger si la correction se révèle un délice inavouable, une volupté secrète, et provoque chez certaines personnes l’innommable envie qu’elle ne s’arrête jamais ou du moins qu'elle recommence tout le temps - et cela autant chez celle qui la subit que chez celle qui l'inflige ? Comment châtier sainement ou subir sainement un châtiment lorsqu’on s’aperçoit que ce châtiment nous cause un plaisir que nous n'avions pas prévu ?
A cela, on s’empressera de répondre que tous les punisseurs ne sont pas des sadiques et que tous les punis ne sont pas des masochistes. On rajoutera encore plus vite, car il faut bien se rassurer et garder intacte la valeur sociale du châtiment ainsi que sa « saine application », que les peines que l’on inflige au délinquant n’ont rien à voir avec une « séance SM » proprement dite où tous les participants sont normalement des adultes consentants. D'ailleurs, le SM, c'est du fouet, du ligotage, éventuellement de la couture ou du bricolage, et toujours entre esthètes de bonne compagnie. Ca n'a donc rien à voir avec une vraie bastonnade islamiste, un passage à tabac par des flics ou une fessée des familles. Aller au donjon, ce n'est pas aller en prison, allons, allons.... Et pourtant.
3 - Le moment sadien
Certes, tout le monde ne goûte pas les délices du fouet ou l’art du bondage. En fait, les statistiques le montrent, les fantasmes et les pratiques sadomasochistes ne mettent en émoi qu’une toute petite minorité de personnes (non, nous n’avons pas dit « happy few »). Il n’en reste pas moins que l’expression littéraire de ces pratiques et leur épanouissement social coïncident avec une nouvelle perception historique des peines et de l’éducation.
Dans son Histoire de la folie, Michel Foucault montre que c’est précisément à la fin du XVIII ème siècle, soit au moment où l’on commence à abandonner les grandes tortures pénales au profit de la prison et de la seule guillotine comme moyen d’exécution capitale, que le sadisme entre en littérature et s’impose comme la « grande conversion de l’imaginaire occidental », sinon comme « le fait culturel massif de la fin du XVIIIème siècle »[4]. Le moment sadien, c’est le moment historique et littéraire où le supplice apparaît, enfin pourrait-on dire, non plus comme un châtiment légitime et nécessaire qui marque à la fois la puissance du souverain et la gloire de Dieu, mais comme une barbarie d’un autre âge. L’écartèlement de Damiens de 1757 est encore dans toutes les têtes, et si le peuple, les clercs et l’Etat ne trouvent rien à en redire, les intellectuels et les libertins commencent à penser qu’il faut peut-être changer les mœurs. Français, encore un effort si vous ne voulez plus être barbare.
Contre toute attente, Sade est l’écrivain qui aura le plus contribué à nous dégoûter du sadisme réel, celui de cet Ancien Régime et de ses roues, bûchers, et autres éviscérations live. Contre la perception des « purs », des « normaux » et des législateurs, c’est quand on se met à fantasmer la torture en littérature que la vraie torture, celle qu’on inflige pour de bon dans les prisons du roi ou en place de grève, apparaît comme une pratique monstrueuse et inhumaine. Les cent-vingt journées de Sodome, Justine, Juliette sont ces textes miraculeux grâce auxquels la conscience moderne va surgir et les sujets de l’époque comprendre et sentir ce que Damiens et Ravaillac, Cartouche et Mandrin, le chevalier de la Barre et Catherine Deshayes (dite la Voisin), ont réellement endurés. La lettre du supplice, c’est ce qui rend le supplice insoutenable. Vues, les choses ne disent rien. Ecrites, les choses se révèlent. Combien parmi ceux qui allaient en famille s'égayer au supplice d'un condamné vomiront en lisant une page du divin marquis ? Combien d'habitués aux écartèlements trouveront insoutenable la scène du clitoris de madame de Mistival cousu au fil rouge par sa fille à la fin de La philosophie dans le boudoir ?
Pour autant, et au-delà des offensives littéraires contre l’ordre des choses, que s’est-il historiquement passé dans les esprits pour que la violence pénale perde son caractère édifiant et ne garde que son aspect horrifique et révoltant ?
N’en déplaise à Joseph de Maistre et à son apologie du bourreau, ce qui caractérise la justice moderne est que celle-ci ne se définit plus comme un office divin. Si la peine capitale reste malgré tout nécessaire à l’ordre social, elle n’a plus ce caractère transcendant par lequel s’exerçaient la souveraineté royale et sa légitimité divine. L’exécution publique n’est plus une « haute œuvre » pratiquée par un exécuteur lui-même considéré comme la main de Dieu, mais une procédure laïque que l’on considère comme encore utile mais que l’on préfère accomplir sans tambours ni trompettes. En fait, à l’éclat des supplices qui servait à édifier la foule[5] a succédé cette « honte de punir » dont parle Michel Foucault dans Surveiller et punir. Rouer, c’était accomplir la volonté de Dieu, pourquoi donc s’en cacher ? C’est quand Dieu se retire des affaires humaines que les hommes n’ont plus la même ferveur à se punir les uns les autres. Descartes et Kant sont passés par là et ont rendu caduque la mystique pénale d’un Joseph de Maistre. Désormais, Dieu découle du sujet comme le Bien découle de la Loi. Maistre peut toujours faire comme si de rien n’était et s’échiner à nous démontrer la grandeur terrible de la roue, nous ne l’écoutons plus et le trouvons même un peu pitoyable à s’exciter tout seul sur quelque chose qui précisément ne relève plus que… de l’excitation intime. Car c’est bien ce qui est en train de se produire : le supplice, du plus terrible au plus léger, du knout qui arrache les chairs et tue au bout d’une vingtaine de coups au martinet des nounous qui n’est fait que pour rosir les postérieurs des enfants désobéissants et encore plus celui des hommes et des femmes se rêvant tels, devient un objet de plaisir. Dit abruptement : c’est quand le fouet et ses avatars apparaissent de plus en plus comme une dégueulasserie pénale et publique qu’ils deviennent une pratique plaisante et privée. Désormais, l’on fouettera non plus pour punir mais pour rire, pour rire de la punition.
La candeur monstrueuse de Maistre est de croire que l’on peut continuer à parler du châtiment comme s’il était encore une preuve de la présence de Dieu sur terre, donc encore comme quelque chose de grand, de bon, de vrai. Et c’est en ce sens que sa célèbre page sur le bourreau, dans Les soirées de Saint-Pétersbourg, apparaît mille fois plus atroce que toute l’œuvre de Sade, car sa réjouissance, contrairement à celle du divin marquis, est toute morale, sans malice aucune, sans volonté de jouir et encore moins de subvertir – d’enculer la loi. Sadisme inconscient de lui-même, totalement anti-érotique, qui croit jouir « sainement » des vertus rigoureuses de la justice et célébrer la puissance de Dieu par la même occasion. Sadisme enfin révélé à lui-même par l’érotisation qu’en fait le papa de Justine, et qui ne peut plus apparaître autrement que comme une barbarie objective doublée d’un plaisir subjectif. Grâce soit donc rendue à Sade qui a rendu le supplice impossible, soit parce qu’il est devenu sujet de révolte aux yeux du plus grand nombre, soit parce qu’il s’est transformé en objet de volupté pour quelques-uns. Dans tous les cas, il n’édifie plus personne. Comme le dit Jean-Jacques Rousseau dans Les Confessions, il n’atteint plus son but.
4 - Le moment Lambercier
Ah la fessée de mademoiselle Lambercier ! Combien de lecteurs honteux ont-ils lus et relus ces pages qui comptent sans doute parmi les plus troublantes de l’histoire de littérature ? Combien d’entre nous ont-ils pu se sentir chamboulés par cette première confession dont l’auteur dit lui-même que « ce n’est pas ce qui est criminel qui coûte le plus à dire, c’est ce qui est ridicule et honteux » ? Car s’il peut y avoir une certaine dignité (esthétique, allions-nous dire) à être flagellé par une amazone impitoyable ou attaché par un maître japonais, s’il peut y avoir une étrange noblesse à endurer, même sous le consentement, la violence de certains sévices, rien de telle dans la fessée qui, comme le disait Jean Daive dans une émission de radio "culte" de France Culture diffusée dans les années 90[6], est « une idée qui fait sourire même les jeunes filles ».
On connaît la scène primitive de Rousseau. Confié vers l’âge de dix ans au pasteur Lambercier et à sa sœur Gabrielle, qui habitent la commune de Bossey, en Haute-Savoie, le petit Jean-Jacques coule quelques années paisibles et bucoliques auprès de ces parents de rencontre. Deux événements majeurs, en fait deux fessées originelles, vont troubler cette quiétude, la première pour son bonheur, la seconde pour son malheur - du moins tel que le présentent la plupart du temps les commentateurs. En effet, dans toutes les études rousseauistes que nous connaissons, l’habitude est d’opposer les deux fessées. La première, érogène et charmante, administrée par mademoiselle Lambercier, lui révéla les joies du sexe, et décida « de ses goûts, de ses désirs, de ses passions, pour le reste de sa vie ». La seconde, brutale et mortifiante, infligée par son oncle pour une affaire de peigne cassé dont il jura, encore adulte, qu’il en était innocent, lui aura signifié la violence de l’injustice et la condition tragique de l’humanité. Rousseau fessé découvre donc d’abord l’érotisme, ensuite l’erreur judiciaire. Autrement dit, dans les deux cas, la punition n’a pas atteint son but – et au contraire lui a fait découvrir ce qu’il n’aurait jamais dû découvrir : en premier lieu, que tout mot, tout geste, même celui de « l’innocente fessée », peuvent avoir un caractère sexuel, en second lieu, que la vie est injuste. En fait, tout se passe comme si Rousseau échappait à chaque fois aux visées de la loi qui est de punir le coupable. Tout se passe comme si Rousseau n’était jamais, ne pouvait jamais, être coupable. Et c’est là que se situe, bien plus que le masochisme infantile, son secret ontologique le plus signifiant : enfant ou adulte, Rousseau est toujours innocent.
Certes, s’il s’est retrouvé un beau jour sur le genou de la Lambercier, c’est sans doute parce qu’il avait dû faire quelque chose de mal, mais ce mal était un mal d’enfant, un caprice, une insolence, une bêtise sans gravité, une chose d’ailleurs qu’il ne daigne même pas préciser tant elle lui semble sans importance. Et c’est cette innocence primitive et persistante, à laquelle se mêle sans doute « quelque instinct précoce du sexe », qui lui fait profiter de cette bonne fessée tout son saoul – tellement d’ailleurs qu’à la suivante, « cette récidive que j’éloignais sans crainte », mademoiselle Lambercier s’aperçoit « à quelque signe » (l'avait-elle déculotté ? L'avait-elle senti bander contre sa cuisse ?) que sa « saine » correction n’aboutit pas du tout au but escompté. Elle déclare alors qu’elle y renonce car cela la fatigue trop, et décide que son petit pervers d’orphelin dormira désormais, et le soir même, dans une autre chambre que la sienne. Lui qui couchait parfois dans le lit de sa fesseuse, se voit condamné à l’autonomie intime – qui chez lui prendra tout de suite la forme d’un auto-érotisme à vie. « J’eus désormais l’honneur, dont je me serais bien passé, d’être traité par elle, en grand garçon. » Le passage à l’âge adulte, voilà la véritable punition, le véritable dégoût.
Suit l’histoire du peigne. Accusé à tort d’avoir brisé l’un des peignes de mademoiselle Lambercier (celle-ci est donc présente dans l’objet du délit et associée à la tempête qui va s’abattre sur l’enfant) et niant le forfait de toutes ses forces, Rousseau n’arrive pas à faire croire à son innocence, et doit subir une « terrible exécution », et cette fois-ci non plus de la main chérie de la demoiselle mais de celle de son vieux barbon d’oncle. Fessée violemment anti-érotique et dont il est bien conscient qu’elle aurait pu le désérotiser complètement :
« Quand, cherchant le remède dans le mal même, on eût voulu pour jamais amortir mes sens dépravés, on n’aurait pu mieux s’y prendre. Aussi me laissèrent-ils en repos pour longtemps. »
Et pourtant… Tout mortifié qu’il est, « mis dans l’état le plus affreux », Rousseau affirme qu’il aurait souffert la mort plutôt que de céder à ses bourreaux. De fait, lorsqu’on est fatigué de le battre et qu’on le lâche, c’est lui qui se déclare vainqueur haut la main, écrivant fièrement :
« Enfin, je sortis de cette cruelle épreuve en pièces, mais triomphant »
- une phrase qui rappelle ce que dira Nietzsche plus tard sur ce plaisir héroïque, que l’on n’imagine pas, du prisonnier qu’on a torturé en vain, qui n’a pipé mot, et que l’on ramène, "en pièce mais triomphant", dans sa cellule.
Ici, l’on peut dire sans crainte de forcer le texte que si l’orgueil a remplacé la sensualité, le plaisir d’avoir protégé, une fois de plus, son innocence, d’avoir sauvegardé son être pur, est encore plus grand. S’en suit d’ailleurs une apologie de lui-même dans laquelle Rousseau se décrit comme un être « ardent, fier, indomptable dans les passions », et qui peut glorieusement résister à mille maux quand son innocence est en jeu. Et de rajouter que l'évocation de ce souvenir fait que, même cinquante ans après, « son pouls s’élève encore », et que « ces moments lui seront toujours présents quand il vivrait cent mille ans » ! Bref, comme avec la première, cette seconde fessée décide de ses idées, de ses passions, de sa conception du monde pour le reste de sa vie.
Voici donc deux fessées qui se complètent, deux fessées par lesquelles il échappe à la loi et en tire un plaisir immense – érotique avec mademoiselle Lambercier, politique avec son oncle. Dès deux, la seconde n’est-elle pas la plus purement masochiste ? Corrigé injustement par un homme de sa famille, sentant moins la douleur du corps, « pourtant vive », que « l’indignation, la rage et le désespoir », Rousseau prend en même temps conscience de sa formidable différence qui n’est rien d’autre que sa formidable supériorité morale – ou tout au moins la formidable croyance en celle-ci. Et c’est cette croyance en son inaliénable pureté qui, bien plus que son goût pour les femmes autoritaires, constitue la vraie perversité de Rousseau. Quand il fait du mal, ce n’est pas de sa faute, et si c’est de sa faute, ce n’est plus lui. Le masochiste échappe de cette manière à tout ce qui pourrait stigmatiser une culpabilité potentielle. On peut bien le punir, le blâmer, lui faire le plus léger reproche, le battre comme plâtre, il reste irréprochable à ses propres yeux. Quoiqu’on lui dise et lui fasse, ce sont toujours les apparences qui le condamnent et qui empêchent que l’on reconnaisse sa vraie nature – forcément bonne, douce, affable, docile. Enfin, s’il est acculé, s’il doit être condamné pour de bon, au moins aura-t-il la satisfaction secrète mais intense de préserver son intouchable quant à soi et la preuve irréfutable que tous les hommes sont méchants, sauf lui.
Au fond, le véritable plaisir masochiste de Rousseau, c’est celui d’Alceste déclarant qu’il aurait du plaisir à perdre son procès, car ce faisant, il serait définitivement fixé sur l’iniquité des hommes et sur sa propre probité. Le masochisme n’est pas donc simplement d’ordre érotique, il est avant tout d’ordre social ou politique, en plus de relever déjà du romantisme : moi contre eux, moi innocent, eux coupables, moi martyr et saint, eux crapules et bourreaux. Sera donc dit « maso » autant le gentil amateur de martinet que le méchant misanthrope qui prend plaisir à souffrir juste pour accuser la société qui est responsable de sa souffrance – et par extension tout être qui fait de ses malheurs un prétexte pour accuser les autres. Vous pouvez toujours me faire mal, je suis constitué de telle manière que ce mal me fera jouir, en même temps qu’il me confortera dans ce que je pense de vous, bande de salauds, et de moi, pauvre bouc émissaire – ce qui d’ailleurs me fait jouir encore plus. Vous l’avez compris, je suis supérieur à vous. Ma sexualité est un bouclier qui me protège de vos flèches, mon innocence est une épée avec laquelle je vais vous blesser – car pour finir, c’est moi qui vous domine…
[1] Le « grec », l’amant de Wanda dans la Vénus à la fourrure, et qui à la fin du roman, surgit pour fouetter Séverin sur ordre de sa femme.
[2] Belle expression de Annick Foucault qui dans son livre culte, Françoise maîtresse (collection Digraphe, édition Gallimard, 1994), raconte le récit étonnant de sa vie et comment elle devint la plus grande dominatrice de France, et l’une des plus célèbres du monde.
Pour plus d’informations, voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Ma%C3%AEtresse_Fran%C3%A7oise, et pour ceux qui en ont le courage et l’envie : http://www.maitresse-francoise.com/
[3] « Souvenir d’enfance et réflexion sur le roman », Choses vécues, in Présentation de Sacher-Masoch par Gilles Deleuze, Les Editions de Minuit, 1990, p 252
[4] Histoire de la folie à l’âge classique, Michel Foucault, Tel Gallimard, page 381.
[5] Contrairement à ce que les non-abolitionnistes considèrent, la peine de mort fut conçue moins pour les criminels, elle n’endigua d’ailleurs jamais le crime, que pour les non-criminels, les braves gens, les tradi, à qui l’Etat pouvait dire en substance qu’ils pouvaient toujours compter sur lui comme lui pourrait alors toujours compter sur eux en cas de coup dur. La peine de mort, une méthode coercitive pour faire jouir le social et qui permet de l’aliéner au pouvoir et par conséquent de le surveiller sans difficultés. Une petite exécution publique et hop ! tout le monde est content, tout le monde est au pas.
[6] La matinée des autres, « la fessée ou comment l’idée de la fessée fait sourire même les jeunes filles », émission de Jean Daive, diffusée sur France Culture (entre 1990 et 1993) avec, entre autres, Catherine Robbe-Grillet, Georges-Arthur Goldschmidt, et une peintre dont j’ai malheureusement oublié le nom mais qui avait une très belle voix, suave et signifiante, et que je n'ai malheureusement jamais pu identifier. Si cela dit quelque chose à quelques-un(e)s parmi vous....
Commentaires
Je viens d'écouter 10min sur Léopold Sacher-Masoch dans le journal des "Nouveaux chemins de la connaissance" sur France Culture : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture/emissions/chemins/fiche.php?diffusion_id=78880
Dans les deux cas : masochisme sensuel (la Lambercier), masochisme moral (le peigne), Rousseau jouit d'être innocent.
ça existe un masochiste qui jouirait d'être puni parce qu'il est coupable ?
--> on ne parlerait plus de jouissance et de masochisme mais de salut et de rédemption.