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Lui partout II

 

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 Napoléon Ier en costume de sacre, par Gérard, date de création : 1805, date représentée : 1804, 225 x 147, huile sur toile, musée national du Château de Fontainebleau, DETAIL

 


12 - La principale thèse du Napoléon de Tulard est celle-ci : tant que l'Empereur fut attaqué, il gagna ; dès qu'il se mit à attaquer lui-même, il perdit. La providence le récompensait dans ses guerres défensives et le sanctionnait dans ses guerres agressives. D'aucuns diront que c'est plus compliqué que ça, d'autres feront remarquer que c'est bien ainsi que cela s'est passé.

Question: qui romput la Paix d'Amiens ? L'Angleterre, répond Tulard sans ambiguïtés. Blocus, intentions coloniales naissantes, mainmise par les Français sur la route de l'Egypte, c'était plus qu'en pouvaient supporter les Anglais qui organisèrent leur nouvelle coalition en 1805. En vérité, cette guerre servait les desseins de Bonaparte autant qu'elle favorisait les intérêts des bourgeois - car, et il faut avoir en tête cet élément essentiel du problème : quand elle se passe à l'extérieur du territoire, la guerre rapporte plus qu'elle ne coûte. Pour s'enrichir, c'est parfait.

Pour autant, la guerre commence mal et se solde même par un échec maritime. L'idée était d'organiser un « Débarquement » sur les côtes anglaises, et pour cela forcer la flotte britannique à venir combattre la française dans la mer des Antilles, ce qui libérerait la Manche et permettrait à la flottille française de la traverser sans dommage. Mais les Anglais voyant le coup venir ne se dispersent pas, consolident leurs côtes et en même temps enfoncent la ligne franco-espagnole à Trafalgar. L'amiral Nelson est tué mais la victoire maritime des Anglais est totale et Napoléon, découragé, leur abandonne la maîtrise des mers. De toutes façons, c'est sur terre qu'il est à son aise.

Et il va le prouver. Contre la coalition des Anglais, des Russes, des Prussiens, des Autrichiens, et même des Bourbons de Naples, la Grande Armée remporte coup sur coup deux victoires éclatantes : Austerlitz (2 décembre 1805) où les Austro-Russes sont décimés, ce qui permet à Napoléon d'annexer toute cette partie de l'Europe du sud ; Iéna (14 octobre 1806) où il vainc les Prussiens et conquiert l'Allemagne du Nord.

Reste la Russie. La Grande Armée pousse jusqu'à Friedland (victoire, le 14 juin 1807) et Alexandre 1er décide de jeter l'éponge et accepte de traiter avec Napoléon à Tilsit sur un radeau établi au milieu du Niémen. Dialogue célèbre : « - Sire, je hais les Anglais autant que vous ! - En ce cas, la paix est faite. » On reconfigure l'Europe de l'est dans une sorte de Yalta avant l'heure et on se quitte presque potes. La Russie est devenue l'atout de Napoléon.

Bilan de ces victoires : sur le plan militaire, elles sont sans égales - même si déjà les premiers signes de déliquescence au sein de ses troupes ont commencé à apparaître. C'est que plus la Grande armée devient hétérogène, « internationale », manteau d'Arlequin, plus elle devient difficilement maniable. En outre, Napoléon passe progressivement d'une stratégie fondée sur la surprise, « la marche en filet » ou marche dite dispersée ou/et concentrée, qui consiste à inciter son adversaire à faire des fautes, à une stratégie bourrin où l’on se bat de plus en plus brutalement… et mal. 

Sur le plan intérieur, on trouve certes ces victoires grandioses mais on commence à se demander à quoi nous sert d'avoir mis toute l'Europe à nos bottes. Que signifient ces nouvelles royautés et dynasties que l'on impose un peu partout ? Où est l'intérêt de la nation à conquérir le monde ? Charlemagne, c'est bien beau, mais Robespierre ?
Dans la famille Bonaparte, c'est Murat qui tente de faire le Jiminy Cricket auprès de son beau-frère. Pas simple comme on l’imagine.

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Bataille d'Austerlitz, par Gérard, date de création : 1810, date représentée : 2 décembre 1805, 510 x 958, huile sur toile, musée national du Château de Versailles



 13 – « Après Tilsit, Napoléon n'avait plus à combattre que l'Angleterre. Vainqueur sur le continent, il ne pouvait espérer l'emporter sur la mer (...) Aussi envisageait-il une nouvelle forme de lutte : la guerre économique. (...) Par les décrets de Berlin et de Milan, le Blocus étendu à l'ensemble du contient devenait la pierre angulaire de sa politique extérieure. Désormais, qui n'entrait pas dans le système continental était contre lui ; il n'y avait plus de possibilité d'être neutre dans le conflit qui opposait Napoléon aux "océanocrates". (...) En fait, il s'agissait de retourner contre l'Angleterre une arme elle avait fait usage la première, depuis la guerre de Cent Ans jusqu'à sa lutte contre Louis XVI (...) A la fin de 1807, le Blocus était adopté par toutes les puissances européennes à l'exception de la Suède, restée fidèle à l'alliance anglaise. (...) Le DOUANIER devint un personnage essentiel de l'épopée napoléonienne, au même titre que le grognard ou le préfet »

 

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14 - 1807 : Apogée de la France napoléonienne. Tout le continent est soit allié de la France, soit vassal. L'ennemi héréditaire, l'Angleterre, est complètement isolée. Les frontières naturelles (Rhin, Alpes, Pyrénées) sont devenues réalités, « vieux rêve de la monarchie et du comité de salut public. » La dépression de 1806 a été maîtrisée comme celle de 1801, « montrant un pouvoir parfaitement maître des mécanismes économiques du temps. » La suppression de « la liberté, liberté chérie » n'est ressentie que par les intellectuels. C'est l'époque où l'on préfère encore l'ordre au désordre. Les nouvelles institutions (vente des biens nationaux, partage des communaux, égalité civile) plaisent aux notables et au peuple. Même les ouvriers, à qui on a augmenté les salaires, trouvent leur part dans le système impérial (et garderont de cette période le souvenir d'un âge d'or). « Jamais peut-être, écrit Tulard au seuil de cette troisième partie, L'EQUILIBRE, la France ne fut aussi puissante, aussi unie, aussi respectée. Bref moment avant que ne se dessinent les premières lézardes ; moment privilégié pour décrire cette France de Napoléon, moment exceptionnel dont le pays gardera, à travers le XIXème siècle, la nostalgie ; autant que la propagande officielle et les victoires, ce court moment d'équilibre territorial, politique et social, est à l'origine du succès de la légende impériale. » Plus que tous les rois de France réunis, l'empereur a réussi à unifier la France (42 millions d'habitants) comme jamais - et à mettre le reste du continent à son service. Ce n’est pas forcément moral mais ça en jette.... et ça rapporte. De Bayonne à Dantzig, l'empire représente un marché de 80 millions de consommateurs. Bref, en 1807, on est le pays le plus moderne, le plus underground, le plus avisé du monde. Peut-être une dictature, mais une dictature institutionnellement plus républicaine, égalitaire et civile que tous les autres pays européens (sauf peut-être en ce qui concerne la condition des femmes qui, il faut bien le reconnaître, a régressé : celle-ci a été en effet exclue de la politique et de l'enseignement et vient de retrouver sa « prédestination maternelle » et zemmourienne.) Le mec est un Corse, aussi, genre « tu as parlé à ma soeur. »

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Statue de Josephine de Beauharnais, par Vital Gabriel Dubray, dit Vital-Dubray, 1867, Malmaison, Hauts-de-Seine, Ile-de-France.


15 - Le notable napoléonien typique, c'est Français de Nantes, peint par David, le type corpulent, « au visage congestionné, à l'uniforme chamarré », très conscient de son « importance », souvent banquier ou notaire, encore terrien, très vite rentier, soucieux de mérite et garant des bonnes moeurs. Mais c'est aussi le « fonctionnaire », dont Cretet, ministre de l'Intérieur, établit le statut pour la première fois le 21 avril 1809 (divin Cretet !) - l'homme qui reçoit un « traitement », une sorte de rentier qui travaille pour le bien de la cité. Résultat du « mérite », l'argent devient le critère essentiel du nouveau régime qu'on est en droit de qualifier de censitaire. Au fond, on est passé d'une société aristocratique et inégalitaire par essence à une société ploutocratique et inégalitaire, quoique méritocratique. Et si dans les faits, les fractures sociales perdurent, dans le symbole, tout a changé. Le manant n'est plus civilement inférieur au puissant. L'espoir de s'enrichir et de réussir est bien là. L'empire est d'une certaine façon le triomphe de monsieur Jourdain mais aussi du père Grandet, de Nucingen et de Rastignac. Balzac, un jour, nous racontera ça. Dans les campagnes, les conditions de vie s'améliorent nettement. On mange (et on boit mieux - et notamment du cidre et de la bière qui font leur apparition, sans compter le sucre et le café, « denrées coloniales » nouvellement importées.) On n'en revient tellement pas que la dîme et les droits féodaux aient été définitivement abolis qu'on est prêt à tout supporter de l'Empereur, y compris la conscription qui bientôt ravagera la France - car quoiqu' ayant fait « la paix » avec ses voisins, la France reste virtuellement en guerre contre eux et c'est bien une économie de guerre qui est à l'oeuvre dans le pays.

Pour autant, même le prolétariat est enthousiaste (Tulard parle même d'engouement pour l'Empereur) - la condition juridique de l'ouvrier a régressé sous l'Empire mais sa condition humaine a progressé. L'ouvrier dépend de son patron comme jamais (il ne peut plus assurer ses fins de mois en allant vendre ses services ici ou là) mais son salaire a été généralement rehaussé. Les grèves sont matées avec brutalité, mais le chômage a quasiment disparu. On se suicide plus fréquemment mais on vit incontestablement mieux. L'anglais Birbeck le note en 1814 : « la classe laborieuse ici est sur une échelle sociale bien plus élevée que chez nous. » Il y a déjà, sous l'entremise napoléonienne, les prémisses de ce qu'on appellera plus tard la Sécurité Sociale. Comme les paysans, les ouvriers n'en reviennent pas d'être aussi bien traités. « Ce relatif bien-être et l'absence d'un sentiment de classe (à l'exception des manufactures d'armes, il y a peu de grandes entreprises, la moyenne nationale se situant autour de quatre ouvriers par atelier) expliquent, autant qu'une surveillance policière tatillonne, le calme des faubourgs. Un calme qui durera jusqu'en, 1830. » Y a pas à dire : le régime est autoritaire mais sécuritaire, directif mais source de prospérité. Pour autant, l'ascension sociale est difficile. « Malheur à ceux qui n'ont pas su profiter de la vente des biens nationaux », écrit Tulard. Pour une Madame Sans-Gêne ou un Murat (fils de cabaretier devenu roi de Naples), la société napoléonienne est dans son ensemble une société bloquée – « c'est l'inconvénient du retour à l'équilibre. »

 

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Portrait du comte Antoine Français de Nantes, par David, 1811, huile sur panneau de bois, 114 x 75 cm, Musée Jacquemart-André



16 - Du style Empire, on a dit pis que pendre. De l'Empereur lui-même, que c'était un militaire inculte et brutal, qui fait des fautes d'orthographe énormes, qui jette par la fenêtre de sa berline les livres qu'il n'aime pas, qui a des lacunes immenses en tout, et dont le régime est le plus anti artistique et le plus anti intello qui soit (ce qui d'ailleurs n'est pas la même chose). « Et pourtant nul gouvernement, assure Tulard, ne s'est peut-être autant intéressé à ces problèmes que celui de ce général qui affirmait : "il n'y a que deux puissances au monde, le sabre et l'esprit. A la longue le sabre est toujours battu par l'esprit." »

Il convient de faire le bilan culturel de l'Empire. « On risque d'être surpris. »

D'abord la censure impériale. Après dix ans de Terreur, celle-ci paraît très relative. Ce sont André Chénier et Jean-Antoine Roucher qui ont été guillotinés par la Révolution. Et ce sont bien madame de Staël et Chateaubriand, opposants s'il en est, qui triomphent sous l'Empire (dont Chateaubriand, il est vrai, fut d'abord le publiciste.) Si la sécurité policière est intense, elle n'est en rien idéologique. En vérité, la littérature est moins interdite qu'elle n'est globalement médiocre (sauf les deux cités et quelques autres) et Napoléon semble en avoir été conscient : « J'ai pour moi la petite littérature et contre moi la grande ». C'est ne pas se rendre compte qu'il sera bientôt, de Stendhal à Balzac, de Musset à Vigny, de Goethe à Hegel, la principale source d'inspiration des écrivains, des philosophes, et même des musiciens (Beethoven lui dédie son Héroïque.) Mais peut-être faut-il, avant de lire les nouveaux grands auteurs, réapprendre à lire ? C'est un fait que « le Premier Empire fut une époque où la lecture fit d'énormes progrès. » Napoléon lui-même donne l'exemple et s'est fourni les services d'un bibliothécaire privé, Antoine-Alexandre Barbier, qui l'informe des nouveautés, et sera à l'origine de la création des bibliothèques du Louvre, de Compiègne et de Fontainebleau. Non, moi, je crois que Bonaparte a eu un intérêt réel pour les arts et les lettres mais plus que favoriser ceux-ci en tant que tels a peut-être voulu avant tout que son peuple (et lui) aient le niveau. Les grands écrivains, ça va ça vient, surtout en France - pas de crainte à avoir. Et avec l'armada de génies qui vient de naître sous son règne, c'est un siècle de vie intellectuelle brillante, et dont il sera en grande partie le héros fondateur, qui se prépare. Comme Chateaubriand et Hugo, Napoléon est un des inventeurs du Romantisme français.

Question peinture, il faudrait demander à l'excellent Pierre Téqui de compléter, mais enfin, c'est sous l'Empire que triomphent les David, Géricault, et même Goya, le peintre officiel de Joseph Bonaparte.

Question musique, et bien que peu mélomane, l'Empereur semble apprécier l'opéra italien et parfois avoir des enthousiasmes juvéniles pour telle ou telle voix ou mélodie. Aurait-il aimé Wagner ?

Question architecture, il brasse d'immenses projets - et avec, dit Pierre-François-Léonard Fontaine, son architecte préféré, une peur incroyable de se tromper, ce qui me le rend particulièrement sympathique : Napoléon veut le meilleur pour son pays et craint d'avoir mauvais goût. On lui devra la transformation des Invalides en temple de Mars, la réunion du Louvre et des Tuileries, les arcs triomphaux, la reconstruction de Versailles, le palais de Chaillot, etc.

Question science, c'est Byzance. C'est sous son règne qu'apparaissent des savants dont beaucoup vont donner leur nom aux rues, places, universités et hôpitaux parisiens : Monge, Lagrange, Laplace, Lavoisier, Gay-Lussac, Lamarck, Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire, Bichat, Corvisart, Laënnec, Vauquelin, Arago, Sadi Carnot, Fresnel, Ampère, Cauchi. « Quel régime peut s'enorgueillir d'avoir favorisé la naissance ou l'essor d'une telle pléiade de savants ? » On dira ce qu'on voudra du style Empire, Paris est redevenue la capitale intellectuelle de l'Europe.

Certes, on peut toujours reprocher la manière dont tout cet art est mis au service d'un seul homme. Lui-même en est conscient et donne un coup d'arrêt au culte de la personnalité dont il est objet (pas si involontairement que ça, reconnaissons-le...). « Je vous dispense de me comparer à Dieu », écrit-il à un de ses sbires. Néanmoins...

 

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 Napoléon en costume impérial, Anne-Louis Girodet, vers 1812, huile sur toile, 261x184, collection particulière (Girodet devient le portraitiste attitré de Napoléon en 1800). Sur l'abeille, symbole impérial, voir ici.
 


17 - 1808, début de la fin. Sur le plan extérieur, il s'est perdu en Espagne : pour la première fois, la guerre ne naît pas d'une coalition européenne formée contre lui mais bien de sa volonté, sinon de sa folie dynastique, de s'emparer d'une couronne. Attaqué, il gagnait toujours ; attaquant, il perd à chaque fois. L'homme providentiel est puni par la Providence. Sur le plan intérieur, il crée la noblesse d'empire, ce qui est ressenti comme une trahison de la Révolution dont jusque-là il se voulait l'héritier. Son autoritarisme que l'on supportait dans un cadre « républicain » devient intenable dans un cadre néo-monarchiste. Pas de doute, le sauveur est devenu despote. L'homme au « sourire caressant et beau » (Chateaubriand) fait désormais la tronche. Se révèle cynique : « j'ai toujours remarqué que les honnêtes gens ne sont bons à rien. » Se brouille et se réconcilie à intervalle régulier avec ses frères et soeurs, à qui il a distribué les trônes des pays conquis mais qui ont tendance à épouser les aspirations de leurs peuples plutôt que les ambitions sans fin de leur frère - ce qui est tout à leur honneur, je trouve. Que ne les écoute-t-il ! Il aurait évité sa future catastrophe. Car c'est cela qu'on ne lui pardonnera jamais : d'avoir galvaudé son propre empire. D'avoir préféré le monde à la France. D'avoir été aveuglé par des conquêtes absurdes au lieu de s'occuper de sa nation - alors que vraiment, il n'aurait suffi pour lui que de cultiver son jardin pour que « notre » empire dure mille ans (bon, disons un siècle.) S'il avait mis ses immenses qualités au service de son peuple, il aurait été César et Confucius à la fois. Hélas, nul n'échappe à son hybris, surtout pas un « grand homme ». Il commence aussi à s'occuper de tout, même des petites affaires, ce qui nuit parfois aux grandes (comme lorsqu'à la veille d'une bataille décisive, il doit décider du budget du commissariat de Saint-Malo !). S'entoure de gens médiocres alors qu'il avait deux personnalités, certes vicieuses et criminelles, mais très avisées et capables d'infléchir certaines de ses décisions les plus démentes : ainsi Talleyrand, renvoyé en 1807 des Relations Extérieures et remplacé par un certain Champagny, et Fouché que l'on remercie pour lui préférer le « gendarme » Savary, et qui en profitent pour se réconcilier. En même temps qu'il lâche ses conseillers les plus efficaces, les notables, ciment du régime, commencent à se méfier de lui. La crise économique de 1810, mêlée à une censure de plus en plus plombante, n'arrange rien : « Sur la fin de l'Empire, le bourgeois parisien se trouvait dépourvu de café, de sucre et de gazette : c'était lui demander beaucoup de sacrifice. »

Il ne faut pourtant pas exagérer : le régime impérial est certes dictatorial mais hors de toute doctrine raciale, comme on a voulu parfois le faire croire, et de toutes méthodes sanguinaires (« c'est la Terreur qui a tué la République », dira Napoléon à Montholon). « La dictature napoléonienne n'est qu'un césarisme de la Rome antique », écrit Tulard. Un autoritarisme légitimé par le charisme d'un seul homme et que l'on accepte tant qu'il respecte ses principes et qu'il s'occupe de nous - tel est le bonapartisme, idéal français s'il en est.

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Napoléon sur son trône impérial, par Jean-Auguste-Dominique Ingres, 1806, huile sur toile, 263 × 163, Musée de l'Armée, Paris

Auteur : François GERARD (1770-1837)
Date de création : 1805
Date représentée : 1804
Dimensions : Hauteur 225 cm - Largeur 147 cm
Technique et autres indications : peinture à l'huile sur toile
Lieu de Conservation : Musée national du Château de Fontainebleau (Fontainebleau) ; - See more at: http://www.histoire-image.org/site/etude_comp/etude_comp_detail.php?i=113#sthash.rJNGigMs.dpuf




18 - Fautes, erreurs et déboires.
- Création absurde d'une noblesse d'empire qui non seulement lui fait perdre les notables mais en plus ne lui fait pas gagner les « nouveaux » nobles.
- Dérapage de la politique extérieure en Espagne : l'intérêt dynastique n'est pas l'intérêt national et personne ne comprend ce qu'on va foutre de l'autre côté des Pyrénées, d'autant que l'idée des frontières naturelles est profondément ancrée dans les esprits. Là où il était apparu comme un libérateur en Italie, il apparaît comme un despote, étranger qui plus est, en Espagne. Surtout, il a le peuple espagnol massivement et militairement contre lui. Désastres de la guerre selon Goya. Et fin du blocus continental contre l'Angleterre. Il a perdu sur les deux tableaux.
- Réveil des nationalismes. L'Autriche lui déclare la guerre. L'Allemagne se découvre patriote. Même l'Italie voit d'un mauvais oeil son enlèvement du Pape. L'Europe commence à fatiguer de Napoléon. Certes, il l'emporte à Wagram, sa dernière grande victoire (5-6 juillet 1809). Suit la Paix de Vienne - dernière paix de son fait.
- Répudiation de Joséphine et mariage avec Marie-Louise d'Autriche (portrait de François Gérard) qui lui sert de garant politique avec l'Autriche et lui donne un héritier : « Napoléon François Charles Joseph Bonaparte », prince impérial, titré roi de Rome à sa naissance, puis prince de Parme, proclamé Napoléon II à la fin des Cent-Jours et enfin titré « duc de Reichstadt » : L'aiglon. L'accouchement se présente mal. Il faut utiliser les forceps. Contre la règle qui veut qu'on sauve l'enfant plutôt que la mère, l'Empereur demande au médecin de sauver la mère plutôt que l'enfant et j'aime cette décision comme si pour ce monstre d'Etat, l'héritier étant finalement moins important que cette femme dont il s'est amouraché à sa manière et qui l'appelle.... « Nana » ou « Popo » (!!!!!). Ses belles-soeurs la détestent et lui font mille vacheries.
- Malaise religieux : l'enlèvement du pape a choqué, le Concordat a tourné court. A force de vouloir tout contrôler, le temporel comme le spirituel, Napoléon a échoué.
- Crise économique de 1810 : épuisement du Blocus, mauvaise récolte, et le voilà obligé de faire de la contrebande avec l'Angleterre à qui il interdit le commerce avec tous les autres pays.
- Campagne de Russie qui s'annonce. Cette fois-ci, c'est la fin. On peut même douter de son bon sens : comment a-t-il pu se précipiter en Russie alors qu'il s'enlisait en Espagne ? Pas de doute, « Popo » va mal.

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Portrait en buste de l’Impératrice Marie-Louise, par Gérard, huile sur toile, 0,65 x 0,535 m, musée du Louvre, département des Peintures, Paris



19 - Etait-il fou ? A la veille du choc franco-russe, on se l'est sérieusement demandé. Un jour, il faudra que je lise Guerre et paix. Pour l'heure, finissons. Encore une fois, Napoléon découvre que les peuples ne sont plus avec lui. Retraite de Russie. Froid féroce. Faire pipi, c'est prendre le risque que l'urine gèle dans la seconde (ce que nous racontait notre prof d'histoire en quatrième, monsieur Prato). Des Cosaques achètent des soldats français pour deux roubles et les empalent ou les ébouillantent. La Grande Armée est décimée. Un désastre à sa démesure.

1813 - 1815, années noires. Tout se s'effrite autour de lui : perte de la Hollande, fin du royaume d'Italie, défaites en Espagne, ruine des colonies.

C'est la chute. Toute l'Europe marche contre lui. Une charte qui se proposait de redonner à la France ses anciennes frontières lui est proposée. Il la refuse. Menace de faire une nouvelle Révolution Française à lui tout seul. Veut repartir en guerre. Crée la conscription forcée. Devient « l'Ogre ». Mais il est trop tard. Les armées ennemies sont entrées sur le territoire. Alexandre de Russie arrive à Paris en avril 1813. La Campagne de France a échoué. Abdication. Tentative de suicide dans la nuit du 12 au 13 avril (ou présumée telle, on ne saura jamais). Mais les « alliés » ne veulent pas détruire la France. Au contraire, ils préparent la Restauration de Louis XVIII. Par le traité de Paris du 30 mai 1814, la France est ramenée à ses frontières de 92. A l'empereur déchu, on impose le traité de Fontainebleau qui lui assure la possession de l'île d'Elbe et deux millions par an. Il s'y révèle organisateur hors pair. Une de ses premières décisions est d'interdire que l'on dorme à plus de quatre dans le même lit et cela afin d'éviter les incestes courants dans les campagnes. Il pense à tout. Il fait trois fois le tour de son île et commence à s'ennuyer. Sur le continent, on le regrette déjà. Louis XVIII et sa cour paraissent bien médiocres. Et puis quant à avoir un dictateur, autant en avoir un qui vient du peuple plutôt que des sangs bleus. En fait, même s'il n'en a jamais été question, l'on craint le retour de la féodalité, des privilèges, de la France d'avant 89. Par ailleurs, si l'Empire s'est effondré sur la fin, l'on en garde aussi les souvenirs glorieux du début. Encore une fois, Napoléon, "c'était" la modernité.

Lui-même prépare son retour. Le 26 février 1815, après « dix mois d'exil », il embarque l'Inconstant qui le ramène au pays. Rien de plus inouï que « les Cent Jours » dans l'Histoire de France. Il débarque au Golfe Juan d'Antibes le 1er mars avec trois pelés et un tondu et commence sa marche vers Paris qui lui attire chaque jour (chaque kilomètre ?) de nouveaux (ou d'anciens) partisans. En vingt jours, il est passé de « l'usurpateur » à « l'empereur ». On a appelé cela « le vol de l'Aigle. » Plus que les bourgeois, c'est le petit peuple qui le soutient. On se croit de nouveau en 93. Mais à Paris, il comprend qu'en un an, tout a changé. Si empire il y a de nouveau, celui-ci sera libéral. Benjamin Constant en rédige le projet constitutionnel. On est en plein rêve. En réalité, ce retour est voué à l'échec. Toute l'Europe se re-mobilise contre lui et cette fois-ci avec l'idée d'en finir avec ce diable d'homme. De nouveau, la guerre. Waterloo. Seconde abdication. A l'Elysée où il s'est réfugié, le peuple l'acclame. Il a ce discours étonnant à Constant :

« Vous les voyez ! Ce n'est pas eux que j'ai comblés d'honneurs et gorgés d'argent. Que me doivent-ils ? Je les ai trouvés, je les ai laissés pauvres. Mais l'instinct de la nécessité les éclaire, la voix du pays parle en eux. Si je le veux, dans une heure, la Chambre réelle n'existera plus. Mais la vie d'un homme ne vaut pas ce prix. Je ne suis pas revenu de l'île d'Elbe pour que Paris soit inondé de sang. »

Chiqué ? Pirouette ? Sens de l'Histoire ? Sincérité ? Impossible de ne pas l'aimer à cet instant et de crier « vive l'Empereur ! »

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Napoléon Ier quittant l'île d'Elbe, le 26 février 1815, par Joseph BEAUME, 1836, 164 x 275, huile sur toile, Musée national du Château de Versailles



20 et final de cette série - Sainte-Hélène.

Réfugié à Rochefort, il a pensé à s'exiler en Amérique. Un projet d'évasion est même envisagé. Mais « l'imagine-t-on planteur aux Etats-Unis ou prenant le thé avec de vieilles Anglaises. La légende qui allait l'entourer eût été brisée net. Il fallait le martyr. » Il « accepte » Sainte-Hélène. Il faut dire qu'il n'en peut plus physiquement. Pendant quinze ans, il s'est surmené. L'effondrement de sa puissance va de pair avec une épuisement nerveux. A Longwood House où il s'installe le 10 décembre 1815, il se lâche enfin. C'est presque si on respire avec lui. Même si l'île est sinistre. Des fidèles le suivent, dont un certain Las Cases. Mini cour un peu ridicule qui se dispute ses faveurs et qui le distrait.

Sa légende, il la doit au peuple. Dès 1815, les rapports de police sont formels, on trouve encore des ouvriers des faubourgs parisiens qui sont prêts à prendre les armes pour lui. Les employés et autres fonctionnaires l'adorent - car la bureaucratie, c'est lui. Les campagnes le chérissent - car l'abolition des privilèges, c'est lui. Il est vrai que la révolution industrielle a commencé à ravager la France et par conséquent à faire regretter l'Empire, « période de plein emploi et de hauts salaires, de pain abondant à bas prix » et qui se transforme progressivement en « âge d'or » où lui-même apparaît comme « le père du peuple ». Et que peuvent faire cette armée de paysans qui a combattu auprès de lui et qui malgré les souffrances a connu la gloire sinon raconter sa grandeur auprès des jeunes générations ? C'est le temps des colonel Chabert, véritables gardiens d'un culte que l'on célèbre avec d'autant plus d'ardeur que l'époque paraît bien médiocre. Le Mémorial de Las Cases est le best-seller de tout le XIX ème siècle. Il devient le personnage essentiel du Romantisme français. Même Chateaubriand qui l'abhorre lui dresse un monument dans ses Mémoires.

La légende atteint son apogée en 1840 lors du retour des Cendres et suscite ce que Jean Tulard appelle un « Brumaire artistique et littéraire » et qui va durer tout le siècle et même au-delà, inspirant tout le monde (en vrac, Tolstoï mais aussi le Dostoïevski de Crime et Châtiment, le Nietzsche du Gai savoir, Stendhal, Balzac, mais aussi Thomas Hardy, Emerson, Conan Doyle, sans oublier Tchaïkovski, Schumann, Schoenberg - et l'on ne parle même pas de cinéma : Abel Gance, Sacha Guitry, Stanley Kubrick en font leur héros tutélaire.) Il devient l'homme sur lequel on écrit, on peint, on filme le plus. Comme avec de Gaulle plus tard, dès que les choses tournent mal en France, qu'on essuie une défaite ou qu'on a une brèle à la tête de l'Etat, on pense à lui, ce qu'il aurait fait, comment il nous aurait sauvés. Dans les asiles, les fous se prennent pour lui. Alors oui, on peut penser tout ce que l'on veut de lui, mais comme l'a écrit Victor Hugo pour l'éternité :



« Toujours lui ! Lui partout ! Ou brûlante ou glacée,
Son image sans cesse ébranle ma pensée ».

 

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Bonaparte franchissant le Grand-Saint-Bernard, par Jacques-Louis David, 260 x 221, huile sur toile, Château de Malmaison.

 

A SUIVRE : "Le poète et l'empereur"

 

 

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