Illarion Michajlovitsch Prianischnikov - Les Cochers farceurs au gostiny dvor de Moscou (1865)
1 - L'indécis (Raskolnikov).
Il est "le jeune homme". Il sort de chez lui "comme pris d'indécision". Il est Hamlet. Il trouve lui-même qu'il "bavarde beaucoup". Et la majeure partie de ce roman, grand parmi les grands, sera consacrée à son monologue intérieur. Sa fébrilité. Ses convulsions. Sa tachycardie narrative qu'aucun autre roman au monde, pas même un des siens, ne possède - et tellement bien rendue par André Markowicz (un conseil, ne lisez Dostoïevski plus qu'en Markowicz, vous le découvrirez enfin). C'est pourquoi Crime et châtiment est le livre le plus attachant, et peut-être aussi le plus romantique, de son auteur. Car on aime Raskolnikov et Sonia. On aime que Raskolnikov sauve Sonia de Svidrigaïlov et que Sonia sauve Raskolnikov de lui-même. Et on aime Porphyre aussi - alors que l'on n'aime pas Javert. Peut-être parce que Porphyre ne s'intéresse qu'à l'humanité et Javert qu'à la justice. L'un cherche la vérité de la blessure - et prévient la tentation suicidaire. L'autre n'a cure que du respect de la loi et finit par se suicider - comme un personnage de Dostoïevski. Alors que le criminel finit par trouver miséricorde et amour - comme un personnage de Hugo. Il faut bien avouer qu'on oublie assez rapidement les vieilles assassinées. De toutes les victimes des romans de Dostoïevski, celles-ci ne font guère pitié. Même le père Karamazov, aussi odieux soit-il, aura son intérêt humain, alors qu'elles, aucun. Quelque chose d'injuste, c'est-à-dire de jeune et d'héroïque, l'emporte irrémédiablement dans Crime et châtiment, ce qui ne sera plus le cas ni dans L'idiot, ni dans Les Démons mais réapparaîtra sous un autre mode (le mode "saint") dans les Karamazov.
Mais reprenons.
Raskolnikov, presqu'un enfant au début :
"Est-ce que je suis capable de ça ? Est-ce que, ça, c'est sérieux ? Non, pas du tout. Comme ça, juste par fantaisie que je m'amuse ; des jouets. Oui, je parie, des jouets !" (tome I, page 11)
Le romancier joue, lui aussi. Après tout, nous sommes aussi dans un roman feuilleton. Et donc, à chaque fin de chapitre, son événement mystérieux, sa chute ou son rebondissement - comme à la fin d’une planche de BD. Essayez à n'importe quel chapitre, ça marche. Soit un nouveau personnage qui surgit, apparaît, "entre", soit un coup au coeur. Soit une accélération, soit un figement. Dans tous les cas, une surprise, une inquiétude, un mystère. Ainsi à la fin du premier chapitre de cette première partie, cet homme qui est attablé un peu plus loin, seul devant son verre, et qui "lui aussi semblait en proie à une certaine inquiétude".
La suite le confirme. "De petits yeux rouges, minuscules comme de petites fentes", un regard exalté dans lequel on sent fuser un genre de folie. C'est Marmeladov, le salaud martyr qui recherche l'enfer pour payer tout ce qu'il fait subir à sa famille. Père indigne qui accepte que sa fille se prostitue pour nourrir celle-ci et exhorte qu'on le traite de porc à cause de cela. Mari déficient qui voit sa terrible épouse, Katérina Ivanovna, battre de désespoir leurs enfants dès que ceux-ci ont faim et qui se fait battre avec eux. Soiffard irresponsable qui dépense le dernier billet du foyer pour se saouler et qui hurle en même temps qu'il faut le crucifier. C'est par lui que s'ouvre la première grande scène tragico-carnavalesque du roman et que Raskolnikov entend pour la première fois parler de cette Soniétchka qui s'occupe des siens et dont il s'imprègne, quoique sans la croiser ni la voir, immédiatement.
D'une misère l'autre. La lettre de sa mère qui lui apprend que sa soeur, Dounia, va se marier pour le bien de la famille, avec un certain Loujine. Ainsi donc, toutes les femmes doivent se vendre pour faire subsister les leurs. A moins que... L'idée horrible qu'il a depuis des mois ressurgit en lui, et pire, "fuse" avec lui (p 87.) Mais que faire quand le réel, puis le rêve, se liguent contre vous ? Dans la rue, cette fillette ivre qu'un homme menace de violer. Dans le sommeil, cette jument fouettée à mort par son cocher puis abattue à coup de hache - la scène originelle qui traumatisa tous les enfants du XIX ème siècle, de Hugo à Nietzsche. Au bar encore, ces deux types qui parlent d'assassiner l'usurière. Quand tout nous ramène à nos obsessions. Quand chaque rencontre, chaque souvenir, chaque rêve, devient un signe que nous allons devoir le faire. La préméditation comme machine infernale qui se met en branle. La société est ce qu'elle est mais c'est l'individu qui y va...
"Comme si, par un lambeau de ses habits, il se retrouvait pris dans la roue d'une machine et se voyait entrainé."
(page 131).
En plus de l'idée irrésistible, antique, sacrificielle qu'il suffirait de liquider quelqu'un pour que tout aille mieux...
"Pour une seule vie - des milliers de vies sauvées de la pourriture et de la décomposition. Une mort, et cent vies en retour - mais c'est de l'arithmétique !" (p 122)
Crime païen et châtiment chrétien, donc. Raskolnikov passera de l'un à l'autre - du sacrifice d'autrui au sacrifice de soi. René Girard, vous êtes vivant.
Le reste est une question de hache et de malchance. Le retour de la soeur de la vieille qui n'était pas prévu - comme du reste le retour de sa soeur et de sa mère à la fin de la seconde partie qui va le mortifier. Pourquoi diable la famille doit-elle toujours se mettre dans vos pattes au moment du meurtre ? Peut-être parce que la famille est une affaire de sang, elle aussi.
A part ça, tant pis pour les licences dramatiques : "Il se passa une bonne minute" pendant laquelle la vieille le regarda (p 140) - mais non, voyons, deux secondes tout au plus. Chez Stendhal et Dumas, on trouve aussi ces instants trop long pour être crédibles. Cinq minutes, dix minutes, parfois vingt minutes à se regarder en chiens de faïence. Ca remplace un gros plan.
Le sommet du climax, c'est avec Koch et Pestriakov, les clients de l'usurière qui se ramènent chez elle juste à ce moment-là et, qui ne pouvant entrer, papotent devant la porte derrière laquelle se cache Raskolnikov. Et là, s'il y a encore des convulsions, ce sont celles du lecteur.
"Complètement noir ! lui cria quelqu'un quand il sortit sur le canal." (page 157)
Raskolnikov, par Illya Glazounov
2 - la grande peur de soi (Raskolnikov).
« Est-ce que c’est comme ça qu’on cache ? » (p 163)
Est-ce que c'est comme ça qu'on se conduit quand on a tué deux personnes et qu'on ne veut pas éveiller les soupçons ? Est-ce que c'est comme ça qu'on se comporte quand on doit vivre après son crime ? Le meurtrier qui découvre progressivement sa propre phénoménologie. La grande peur de soi. La peur panique que notre corps révèle notre fait. Sueurs froides, délires, gesticulations, hallucinations, évanouissements. Calvaire du meurtrier. Peut-être pas de tous, mais en tous cas de celui-là. Et c'est pourquoi Raskolnikov est notre ami. Parce que toute son histoire est celle d'un innocent qui s'est fait criminel par erreur de jugement, folie philosophique, aberration surhumaine. Et parce que nous allons vraiment comprendre à quel point les nerfs peuvent être atteints. L'enfer des nerfs.
Dans le bureau de police, sa tentative de diversion optique :
"Raskolnikov se retourna vers le mur, où sur le papier peint sale et jaune à petites fleurs blanches, il choisit une fleur blanche pataude avec des espèces de petits traits marrons, et il se mit à examiner combien elle avait de pétales, ce qu'il y avait comme dentelures sur les feuilles, et combien il y avait de traits droits. Il sentait que ses bras et ses jambes se figeaient, comme s'il n'en avait plus, mais il n'essayait même pas de bouger, il regardait obstinément la fleur." (p 237.)
Regarder la fleur pour occuper le corps et calmer l'âme. Se concentrer sur n'importe quoi sauf sur ça.
Les « invisibles » de Dostoïevski. Les raisons jamais énoncées. Les présences bizarres. Les dits fantômes. Et toujours ces silences d'une minute (entrée de Loujine, p 252 ; puis pendant la discussion, p 257) improbables dans la réalité mais qui donnent l'air de suspendre le temps.
Loujine - ou "le beau-frère" typique. L'homme positif, prospère, libéral, qui parle comme Homais, qui vante "les nouvelles générations", s'enthousiasme pour la science et le progrès et plaide pour une littérature "mûre" qui "extirpe[rait] et tourne[rait] en ridicule les préjugés". Chez Dostoïevski ou Flaubert, le con est toujours le progressiste. Le libéral. L'optimiste.
"Quant à la vérité économique, elle ajoute que plus la société compte d'affaires individuelles bien arrangées et, pour ainsi dire, de manteaux intacts, plus ses bases sont solides et mieux s'établiront les affaires communes." (p 262.)
Loujine, l'homme de l'avenir, économique, universaliste, crocodile. A mille lieux de l'intériorité de Raskolnikov que c'en est presque comique. Loujine, c'est Séraphin Lampion qui s'invite chez Job (encore que Loujine va se révéler bien plus sinistre que Séraphin...)
L'impossibilité du meurtrier à communiquer avec l'extérieur, les amis, et ce beau-frère de comédie. La seule chose à faire, errer dans les rues. Quartier des putes. Misère, partout. Envie de suicide, puis de vie. Les contradictions convulsives.
« "Oui, tout, mais vivre, vivre, vivre ! N'importe comment, vivre, vivre !... Ca, c'est une vérité ! Mon Dieu, quelle vérité ! L'homme est une ordure ! Et une ordure celui qui dit que c'est une ordure", ajouta-t-il une minute plus tard. » (p 278)
Et un plan d'Orange mécanique - Alex regardant la Tamise (Raskolnikov regardant la Néva).
Raskolnikov, au long du canal, Richard Sheppard
« Penché au-dessus de l'eau, il regardait machinalement la dernière lumière, le reflet rose du couchant, l'enfilade des immeubles qui formaient une masse obscure dans les ténèbres toujours plus épaisses, une fenêtre éloignée, quelque part, dans une mansarde, sur le quai de gauche, qui irradiait, comme prise par les flammes, sous le dernier rayon du soleil qui tapait dessus pour un instant, l'eau toujours plus sombre du canal et, semblait-il, il observait cette eau très attentivement .» (p 296)
La femme qui se jette du pont et que l'on sauve in extremis - incident qui le dissuade de faire la même chose. Encore un signe. Puis, Marmeladov qu'il retrouve écrasé sous un cheval et qui va mourir un peu plus tard chez lui - l'inverse du rêve du cheval battu, autre signe. Le désespoir de Katerina qui lave et relave les mêmes vêtements. Elle, c'est la misère sans rémission.
Sonia Marmeladov, illustration de Dementy Shmarinov
Et Sonia sur le seuil.
Les seuils de Dostoïevski. [Cf l'article de Dominique Arban "le seuil, thème, motif et concept" (dans L'Herne n°24, page 205)]. Le seuil comme entre-deux, passage ou suspension, entrée ou sortie, hésitation ou décision, progression ou transgression, promesse ou menace, rencontre ou rupture, salut ou damnation. Le seuil comme motif du double - être et autre, bien et mal, frère ou démon, sainte ou prostituée (en l'occurrence les deux.)
Bonheur de Raskolnikov après cette rencontre.
"Il descendait doucement, sans hâte, tremblant de fièvre et, sans en avoir conscience, plein de la sensation nouvelle, incommensurable, du grand flux d'une vie nouvelle et puissante. Cette sensation pouvait ressembler à la sensation d'un condamné à mort à qui, soudain, sans qu'il ait pu s'y attendre, on vient de lire la grâce." (p325)
LE SEUIL COMME REPRISE.
Quoique les démons ne lâchent jamais. Et reviennent toujours plus nombreux, transformant la joie mystique de Rodia en joie surhumaine malsaine :
« Assez ! prononça-t-il d'un ton résolu et solennel, ça suffit, les mirages, les peurs qu'on se fait à soi-même, ça suffit, les fantômes !... La vie existe ! Est-ce que je ne viens pas de vivre ? Ma vie, elle n'est pas morte avec la sale vieille ! Que le bon Dieu ait son âme et - ça va comme ça, la vieille, dormez en paix ! Le règne de la raison et de la lumière, maintenant, et… de la volonté, et de la force… et, on verra bien, maintenant ! Maintenant, on peut se mesurer ! ajouta-t-il d'un ton hautain, comme s'il s'adressait à une espèce de force obscure et qu'il la défiait. Et moi qui acceptais de vivre dans un archine d'espace ! » (p 328)
Tout ce que l’on se dit à chaque instant pour y croire encore. L'auto-hypnose dans laquelle on se perd. Les fakes existentiels. Les révolutions d'une seconde où l'on tourne sur soi-même.
"...à chaque minute, il n'était plus l'homme qu'il était à la minute précédente."
Et la culpabilité atroce qui remonte comme une éruption devant sa famille qui l'attend chez lui. Horreur des horreurs. On ne peut être criminel devant sa mère et sa soeur.
Raskolnikov et Razoumikhine, par Futago-Kawaï
3 - L'ami (Razoumikhine).
Dimitri Prokovitch Razoumikhine, l'ami dévoué, franc du collier, honnête, simple, sanguin, grossier, sensible, riant et dansant, buvant et pleurant, débordant d'humanité et qui apporte son champ lexical :
« Ce disant, ils étaient tous dans l'escalier, SUR LE PALIER, juste devant la porte de la logeuse. Nastassia les éclairait depuis une marche inférieure. Razoumikhine était dans un état d'excitation terrible (...) malgré l'effroyable quantité de vin qu'il avait bue (...) A présent, son état ressemblait à une espèce, même, d'exaltation (...) d'un coup, avec une force redoublée, il s'était jeté à sa tête. (...) en leur serrant les mains dans les siennes (...) c'est presqu'à chaque mot qu'il leur serrait la main, comme dans un étau, jusqu'à leur faire mal, de toutes ses forces (...) Sous l'effet de la douleur, elles arrachaient parfois leur main de ses pattes énormes et osseuses, mais, lui, loin de remarquer ce qui se passait, au contraire, il les tirait à lui encore plus fort (...) Si elles lui avaient donné l'ordre, là, tout de suite, pour leur rendre service, de se jeter du haut de l'escalier, il aurait obéi sur le champ, sans réfléchir et sans la moindre hésitation (...) ce jeune homme très excentrique (...) et qu'il lui faisait vraiment mal en lui serrant la main (...) avec stupeur, pour ne pas dire avec effroi (...) les regards étincelants d'une flamme frénétique (...) Razoumikhine avait cette capacité de se montrer entièrement d'un seul coup (...) » (pages 343 - 345).
Sa parole anti-dialectique, sa subjectivité revendiquée - et des mots que pourrait revendiquer Kierkegaard :
« Moi aussi, je vais dessoûler… Et pourquoi je me suis tellement poivré ? Parce qu’ils m’ont entraîné dans un débat, les fripouilles !.... J’avais pourtant juré de ne plus jamais les reprendre, les débats !... Ces inepties qu’ils vous racontent ! J’ai failli me battre ! J’y ai laissé mon oncle comme président… Non, vous me croirez ? Ils demandent l’impersonnalité totale, et ils trouvent que c’est ça, le fin du fin ! Pourvu qu’on ne soit pas soi-même, pourvu qu’on ne se ressemble pas à soi-même ! C’est ça qu’ils considèrent comme le progrès suprême. Si leurs mensonges, au moins, ils étaient à eux, non... (…) [A retenir cette année sur Facebook.]
...et aussi Nietzsche :
Qu’est-ce que vous croyez ? criait Razoumikhine, haussant la voix encore plus fort, vous croyez que je leur en veux, pour leurs mensonges ! N’importe quoi ! J’aime ça, moi, les mensonges ! Le mensonge est le seul privilège de l’homme face aux autres organismes. La vérité, elle vient à force de mentir ! Je mens, donc je suis un homme. Jamais on n’a trouvé aucune vérité avant d’avoir menti quatorze fois et, peut-être même cent quatorze et, ça, c’est honorable dans son genre ; bon, mais nous, nous ne savons même pas mentir avec notre propre cervelle à nous ! Mens comme tu veux, mais mens à ta façon, et moi je t’embrasse. Un mensonge bien à soi, c’est déjà presque mieux qu’une vérité entièrement à un autre : dans le premier cas, tu es un homme, dans l’autre, tu es juste un serin ! La vérité ne bougera pas, la vie, on peut la démolir (… ) (p 349)
.... et un peu plus loin :
... parce que, je mens, moi aussi, n'est-ce pas, nous, à force de mentir, on finira par trouver une vérité, parce qu'on s'en tient à une route honnête. » (p 351).
Razoumikhine, l'homme de l'illusion vitale, du mensonge vrai, de l'incarnation innocente :
Bien sûr, il tombera amoureux de Dounia, la soeur de son ami.
« … elle paraissait bien plus jeune que son âge, ce qui est presque toujours le cas pour les femmes qui conservent une clarté d’esprit, une fraîcheur d’impression et un enthousiasme du cœur jusqu’à leur vieillesse. » (p 355).
Et bien sûr, il aura honte de sa saoulerie le lendemain quand il se réveillera - et comment il a pu oser rêver d'amour avec une femme aussi sainte que celle-ci.
« … il comprenait très clairement que le rêve qui s’était enflammé dans sa tête était irréalisable au dernier degré – tellement irréalisable qu’il eut même honte de l’avoir éprouvé, et il s’empressa donc de passer à d’autres soucis et d’autres étonnements plus terre à terre, que cette “sacrée foutue journée d’hier“ lui laissait en partage. Le souvenir le plus monstrueux était la façon dont, la veille, il s’était montré “sale et dégoûtant“, et pas seulement parce qu’il était saoul, mais parce qu’il avait pris à partie, devant une jeune fille…(...) La vérité, elle est dans le vin, et voilà, c'est toute la vérité qui s'était dite : "toute la saleté de son coeur jaloux et grossier qui s'était dite !" Et pouvait-il s'autoriser, lui, Razoumikhine, se serait-ce qu'un tout petit peu, un rêve pareil ? (...) "Bien sûr, marmonnait-il en lui-même une minute plus tard, dans une sorte d'autoflagellation, maintenant, bien sûr, toutes ces ordures-là, plus jamais je ne pourrai les effacer, les arranger.... et donc, pas la peine d'y penser, il faut se présenter sans rien dire... et faire son devoir... en silence, là aussi, et... ne pas demander pardon, et ne rien dire, et.... et, bien sûr que tout est perdu maintenant ! » (p 363-64)
Et toujours les affects en tournis, la tremblotte qui commence à prendre tous les personnages, l'idée abominable qui monte chez les uns et les autres et que nul n'ose développer jusqu'au bout. Et si notre frère, notre fils, notre ami avait commis l'irrémédiable ? Ce qui rend la lecture presqu'intenable, parce que le lecteur, lui, sait.
Quand les deux compères entrent « en camarades » chez Porphyre, riant de concert.
La grande tirade de Razoumikhine sur le socialisme (c'est Edouard Louis qui va être content) :
« Ca a commencé par l’opinion des socialistes. On la connaît cette opinion : le crime est une protestation contre le défaut de la structure sociale – et voilà tout, rien d’autre, aucune autre raison n’est recevable – et rien… (…)
Ils n’admettent rien d’autre ! Quelles bêtises ?... Je peux te montrer leurs livres : tout ce qui se passe chez eux, c’est “l’influence du milieu“ – rien d’autre ! Leur phrase favorite ! De là, directement, organisez la société normalement, et les crimes disparaissent tout d’un coup, puisqu’il n’y aura plus de raison de protester, et tout le monde deviendra juste en un clin d’œil. La nature n’est pas prise en compte, la nature est bannie, la nature est supposée ne pas être ! Chez eux, ce n’est pas l’humanité qui se développera jusqu’au bout d’une façon historique vivante, qui évoluera d’elle-même vers une société normale, non, au contraire, c’est le système social, sorti de je ne sais quelle tête mathématique d’un coup, et qui, en un clin d’œil, la rendra juste et sans péché, avant tout processus vivant, sans aucune voie historique et vivante ! C’est bien pour ça, qu’instinctivement, ils n’aiment pas l’histoire : “il n’y a que des bêtises dedans, des monstruosités“ – et tout s’explique seulement par la bêtise ! C’est pour ça qu’ils n’aiment pas le processus vivant de la vie : ils n’en veulent pas, de l’âme vivante ! L’âme vivante, elle exigera de la vie, l’âme vivante, elle refusera la mécanique, l’âme vivante, elle est suspecte, l’âme vivante est rétrograde ! (…) Le phalanstère, il est prêt, c’est la nature, chez [eux], qui n’est pas prête pour le phalanstère ! » (p 440)
Un jour, les socialistes prendront le pouvoir en Russie. Et ce sera le règne des Démons.
Pour l'heure, Porphyre a commencé à torturer Raskolnikov - en lui chuchotant cette idée que... le châtiment est dans la conscience du crime. Et que le Surhomme, Napoléon, tout ça, ne sont que des hoax mentaux.
En rentrant chez lui, un homme l'attend.
4 - L'adversaire (Svidrigaïlov)
« "C’est quoi, le rêve qui continue ?" se sentit se dire une nouvelle fois Raskolnikov. C'est avec prudence et incrudélité qu'il examinait ce visiteur inattendu. ».
Après l'ami Razoumikhine, l'adversaire. Arkadi Ivanovitch Svidrigaïlov, le criminel sans châtiment (c'est-à-dire sans espoir), l'homme sans ombre et qui va se révéler bien vite l'ombre de Raskolnikov, son double damné. Et celui, disons-le tout de suite, qui se suicidera à sa place - le méchant étant celui dont le rôle est de faire tout le mal possible autant que de happer le mal de chacun. Le démon qui croyant perdre son prochain se perd lui-même à vouloir le perdre. Pensons-y. Nous avons chacun notre double damnable. A la souffrance convulsive, brûlante, de Raskolnikov répond en effet la "souffrance" athée, glaciale, de Svidrigaïlov.
Son usage "ambigu" de la cravache (tome II, page 13).
Ses fantômes.
« Les fantômes, c’est, pour ainsi dire, des bribes et des fragments des autres mondes, leur origine. Un homme en bonne santé, bien sûr, n’a aucune raison d’en voir (…) Mais sitôt qu’il tombe malade, dès que l’ordre terrestre normal se rompt dans l’organisme, on sent tout de suite que la possibilité d’un autre monde commence à s’exprimer et, plus on est malade, plus les contacts avec l’autre monde sont nombreux, si bien que, quand l’homme meurt complètement, il passe dans l’autre monde tout de suite. » (p 24)
Son "sourire indéfini" qui provoque un "grand froid" chez Raskolnikov (p 25) et l'impression d'avoir vu "un spectre" (p 34).
Sa vie trouble. L'épisode de l'adolescente violée et pendue auquel il semble mêlé (p 40) // Stavroguine.
Remarquons que c'est à ce moment que Loujine, le prétendant ridicule de Dounia, renonce au mariage avec celle-ci et est expulsé de l'histoire - comme si l'arrivée satanique de Svidrigaïlov avait rendu son personnage inutile.
En vérité, Svidrigaïlov est celui par qui tout commence à se révéler peu à peu. Ainsi Raskolnikov qui exhorte Razoumikhine à ne plus venir le voir, mais à ne jamais abandonner sa femme et sa soeur, sorte d'aveu muet qui laisse ce dernier prostré :
« Soudain, Razoumikhine tressaillit. Quelque chose d’étrange sembla comme passer entre eux… Une sorte d’idée venait de se glisser, une espère d’allusion ; quelque chose de terrible, de monstrueux, et de soudain, compris de part et d’autre… » (p 67)
Et c'est le célèbre chapitre IV dans lequel Raskolnikov se rend chez Sonia et va tenter un second aveu muet via la figure de Lazare.
La chambre expressionniste de Sonia.
« La chambre de Sonia ressemblait comme à une grange, elle avait l’air d’un quadrilatère fort irrégulier, et celui lui donnait quelque chose de monstrueux. Le mur, à trois fenêtres, qui donnait sur le canal, tranchait la chambre comme de biais, ce qui faisait qu’un des angles, terriblement aigu, fuyait comme dans le lointain, de sorte qu’avec une lumière faible il était même difficile de bien le distinguer ; quant à l’angle opposé, il était, lui, comme monstrueusement obtus. » (p 69)
La « souffrance insatiable » de Sonia.
Quand il va lui baiser le pied.
« L’issue » (p 85).
La lecture de l’Evangile. Lazare.
Et le texte qui se fait tableau édifiant - et qui va désigner ce que sont cet homme et cette femme, qui va les nommer :
« Le bout de chandelle s'éteignait déjà depuis longtemps dans le bougeoir tordu, jetant une lumière glauque, dans cette chambre misérable, sur l’assassin et la prostituée, étrangement réunis dans la lecture du livre éternel. » (p 92).
Mais Svidrigïlov était derrière la porte et a tout entendu. Epouvante et comique.
« [La conversation] lui avait tellement plus qu’il avait même apporté une chaise, pour la suite, le lendemain, par exemple, afin de ne pas être exposé au déplaisir de devoir rester debout une heure entière, mais de s’installer bien confortablement d’éprouver, de tous les points de vue, le plus complet des plaisirs. » (p 97)
Chapitre V – La deuxième grande confrontation avec Porphire. Les conversations intérieures et extérieures, interactives et polyphoniques. Porphire, le flic socratique qui joue le jeu des vérités et des contre vérités et met Raskolnikov dans l’aporie - et au bord du délire.
Fin du chapitre et qui pourrait être aussi la fin du roman, Raskolnikov hurlant qu'il est "prêt" à se dénoncer devant tous.
« Mais là, il arriva une aventure étrange, quelque chose de tellement inattendu que ni Raskolnikov ni Porphiri ne pouvaient prévoir. »
Le type qui vient se dénoncer et se livrer à la place de Raskolnikov - autrement dit, son autre double, son second double, son tranchant. Mais n'est-ce pas le suprême coup du diable, et au fond, sa dernière carte, d'innocenter le coupable et d'inciter l'innocent, l'esprit simple en l'occurrence, à s'accuser ?
"Tout est à double tranchant, maintenant, tout est à double tranchant", répétait Raskolnikov, et il sortit de la pièce plus vif que jamais.
Raskolnikov et Sonia, illustration de Dementy Shmarinov
5 - Le salut (Sonia) et la folie (Katérina)
La discussion sur le féminisme, l'utilitarisme social - et déjà la comparaison entre Raphaël et Pouchkine et ce qui sert vraiment le monde, et qui aboutira un jour à la fameuse question : "une paire de bottes vaut-elle Shakespeare ?"
Chapitre II et III - Le repas de funérailles chez Katérina Ivanovna où tout part en vrille. Scène paroxystique pendant laquelle l'horrible Loujine accuse Sonia de lui avoir volé un billet de cent roubles, qu'on retrouve sur elle, mais dont il apparaît ensuite que c'est lui qui lui a glissé dans sa poche sans qu'elle s'en rende compte. Confusion, puis fuite définitive de celui-ci, un personnage que le lecteur ne regrettera pas.
Chapitre IV – L’aveu chez Sonia, enfin : « Regarde bien » (p 238) La réponse de Sonia : « il n’y a personne plus malheureux que toi ! (…) Ensemble ! Ensemble ! Je te suivrai au bagne ! » (p 239)
L'absurde devenir Napoléon, p 244. L’impossibilité existentielle d’être un surhomme. Raskolnikov ou l’échec du surhomme.
Dans son Dostoïevski (collection Ecrivains de toujours), Dominique Arban fait remarquer que la difficulté qui s'est présenté à Dostoïevski avec Raskolnikov est d'avoir créé un personnage qui mêle à ce point la théorie et la pratique, la vie et le principe, le sentiment et la pensée, et qui se situe finalement assez loin des Kirilov et autres Ivan, Dimitri et Aliocha Karamazov, personnages théoriques qui s'affrontent entre eux plutôt que de lutter à l'intérieur d'eux. Raskolnikov qui tue pour deux raisons contradictoires (être Napoléon et/ou survenir aux besoins de sa famille) fut le combat, dit-elle, que Dostoïevski perdit. On croit rêver. La grandeur de Raskolnikov ne réside-t-elle pas justement dans ce conflit intérieur, synthèse admirable de vie et de vérité ? En quoi la contradiction des mobiles affaiblirait la situation ? Bien au contraire, c'est parce que Raskolnikov est double, contradictoire, c'est-à-dire complexe, qu'il existe. Et que peut-être, ce que l'on pourra regretter par la suite, s'il est possible de regretter une conception dostoïevskienne et même de l'envisager, c'est précisément dans cette volonté d'incarner deux ou trois volontés ou deux ou trois principes en deux ou trois personnages, alors que nous sommes, chacun d'entre nous, plusieurs personnages. Pourquoi chacun des trois (quatre !) frères Karamazov ne contiendrait-il pas les trois autres ?
C'est parce que Raskolnikov est double qu'il va aussi comprendre que le criminel ne saurait se confondre avec son crime. LE CRIMINEL N'EST PAS LE CRIME. Le pécheur n'est pas le péché. S'il y avait une chose à retenir du christianisme, ce serait celle-là.
« C’est moi que j’ai tué, pas la petite vieille ! Je me suis réglé mon compte d’un coup, à tout jamais !... La petite vieille, c’est le diable qui l’a tuée, pas moi… » (p 253).
Nécessité du diable : endosser les crimes comme le Christ endosse les péchés. C'EST GRACE A LA PERSONNE DU DIABLE QUE JE PEUX ESPERER ETRE SAUVE. Mon crime ira en enfer avec ce dernier et moi, je pourrais monter au ciel, libéré de lui.
Et comme avec Faust, il faut une femme aimante pour lui faire comprendre cela : « va te dénoncer, embrasse la terre que tu as souillé, lui crie-t-elle, et Dieu te donnera une nouvelle vie. »
Puis, « ensemble, on va porter la croix. »
Sa réaction, un peu plus tard : « Cinq ou six minutes plus tard, il relevait la tête et souriait d'un sourire étrange. C'était une pensée étrange : "peut-être, c’est vrai que c’est mieux au bagne". Cette pensée-là lui fusa dans la tête. » (p 261)
Pendant ce temps-là, Katérina a sombré dans la folie et donne dans la rue un spectacle atroce de saltimbanque, forçant ses enfants à danser et jouer. Lagrande scène pathétique du roman (pp 266 – 267), d'un pathétique total et absolu, sans sortie, et qui ne peut aboutir qu'à la mort immédiate. Katérina, Wozzeck, Mouchette - ou ces personnages nés pour souffrir et dont la mort est ressentie comme un soulagement.
6 - MIMETISME ET EXORCISME
Panique et embrouille mentales.
« Par exemple, il mélangeait un événement avec un autre ; tel autre, il le considérait comme la suite d'un événement qui n'existait que dans son imagination. » (p 283).
Chez Sonia, les seuils en rafale :
« Il resta sur le seuil », (p 286),
« ...c'est indécent et c'est honteux de rester sur son seuil et de mendier une caresse comme une aumône. » (p 290).
Et c'est encore sur le seuil qu'il retrouve Porphyre.
« Mais à peine avait-il ouvert la porte du palier, que, brusquement, il se cogna contre Porphiri lui-même. Ce dernier entrait chez lui. » (p 298)
« Peut-être le dénouement ! », pense Rodia.
La psychologie à double tranchant. Son angoisse mortelle est désormais que Porphyre se renie lui-même en ne le croyant plus l’assassin. Car si plus personne ne le croit coupable, c'est-à-dire sauvable, alors il passe de la case "coupable" à la case "damnable". Mais le policier "le rassure". Mikolka, celui qui s'est dénoncé, est une sorte de fou "schismatique", un raskolnik, soit un adepte du raskol (= brisure, schisme), mais purement extérieur, par bravade. Alors que Raskolnikov porte la brisure dans son nom et dans son coeur.
Et c'est ce qu'a compris Porphyre en sorte de saint flic qu'il est (le contraire de Javert, comme on l'a dit) : Raskolnikov n'a tué que dans un moment d'égarement, d'auto-persuasion délirante, de possession démoniaque et qui n'est pas sa vraie nature. C'est pourquoi s’il se livre, il ne périra pas.
« Je vous prends pour un de ces hommes qui, vous aurez beau leur découper les tripes, restent figés à sourire à leurs bourreaux – si seulement ils se trouvent un Dieu, une foi. Et bien, trouvez et vivez. Vous, ce qu’il vous faut, et depuis longtemps, c’est changer d’air. Eh bien, quoi, la souffrance non plus ce n’est pas mal. Souffrez un peu. Mikolka, si ça se trouve, il n’a pas tort de la vouloir, la souffrance. Je sais que vous n’avez pas la foi – mais, vous, ne coupez pas les cheveux en quatre ; donnez-vous à la vie, directement, sans réfléchir ; N’AYEZ PAS PEUR – Elle vous portera sur la rive, elle vous laissera sur pieds. (…) Remerciez encore le bon Dieu, peut-être bien ; qu’est-ce que vous en savez : peut-être le bon Dieu, Il vous tient en réserve pour quelque chose. (…) Je sais que vous ne croyez pas, mais je vous jure, la vie, elle vous sauvera. Plus tard, vous l’aimerez. Tout ce qu’il vous faut, maintenant, c’est de l’air, oui, de l’air, de l’air ! (...) Quelle importance, si vous passez dans une autre catégorie de gens ? (…) Vous deviendrez un soleil, tout le monde vous verra. Le soleil, il faut d’abord qu’il le soit, le soleil. (…) Etre un fugitif, c’est quelque chose de sale, de difficile et, vous, ce qu’il vous fait d’abord dans la vie, c’est une position stable, de l’air qui soit à vous ; hein, et l'air de la fuite, est-ce que c'est le vôtre ? Vous vous enfuirez, et vous reviendrez de vous-même. Vous ne pouvez pas vous passer de nous. »
(p 323)
Et de l’exhorter à laisser une lettre s’il se suicide. Mais ce n’est pas lui qui se suicidera. C’est Svidrigaïlov - le démon, c'est là son malheur, étant celui qui diffuse le mal autant qu'il le happe à lui et ce faisant, en libère les autres.
C'est pour cela, sans doute, que Raskolnikov veut revoir Svidrigaïlov une dernière fois. Se rapprocher du diable non pas tant pour y céder que pour lui laisser son mal. Voir auprès de lui ce que l'on pourrait risquer d'être pour ne justement pas, ou plus, l'être. Voir le diable droit dans les yeux - et l'abandonner. Eprouver le diable pour revenir vers Dieu. C'est le sens de cette dernière et extraordinaire partie.
Après, Rodia pourra revoir Sonia. Pour l'instant, celle-ci est trop pure pour qu'il s'en approche de nouveau. Non, d'abord le souffre, ensuite la sainte.
« Sonia représentait un verdict inflexible, une décision sans appel. Là, c’était soit son chemin à elle, soit son chemin à lui. Surtout à la minute précise, il n’était pas en état de la voir. Non, ne valait-il pas mieux éprouver Svidrigaïlov – voir ce que c’était. Et il ne pouvait pas ne pas s'avouer que, réellement, et depuis longtemps déjà, il avait comme besoin de lui comme pour quelque chose. » (p 327)
Besoin du démon pour lui laisser prendre non son âme mais sa part démoniaque. Et le regarder dans les yeux quand il le fera.
« Raskolnikov baissa son coude droit sur la table, s'appuya le menton sur les doigts de sa main droite et se mit à fixer Svidrigaïlov. Il scruta son visage une bonne minute, un visage qui le sidérait depuis longtemps. C'était un visage comme étrange, qui ressemblait presqu'à un masque : blanc, les joues rouges, les lèvres rouges, pourpres, une barbe d'un blond-blanc, et des cheveux blonds assez épais. Ses yeux étaient comme trop bleus, et leur regard comme trop lourd, trop immobile. Il y avait quelque chose de terriblement désagréable dans ce visage beau et très jeune pour son âge. » (p 335)
Svidrigaïlov dans un téléfilm de la BBC (2002)
Et de fait, c'est Svidrigaïlov qui révèle dans leur échange sa peur, à lui, de se suicider. Premier signe de l'inter-captation. C’est lui, « le monstre le plus creux et le plus insignifiant du monde » (p 342), tel qu'il apparaît à cet instant-là à Rodia, qui va emporter tout le mal avec lui – et laisser Raskolnikov emporter tout le bien.
C'est que Svidrigaïlov n'a pas compris que se vanter de ses méfaits pouvait se retourner contre lui. Sa pédophilie à demi avouée, sa responsabilité dans la mort d'une fillette qui passe entre les lignes (p 345). Sa façon de vanter son mal jusqu’à la nausée et qui finit par dégoûter Raskolnikov :
« c’est une drôle de jouissance, de raconter ses débauches – surtout quand on prépare quelque chose de monstrueux du même genre ! »,(p 360).
Du dégoût à la distinction, il n'y a qu'un pas que le démon n'avait pas prévu. Ecoeuré par Svidrigaïlov, Raskolnikov prend conscience de l’écart ontologique qu'il existe entre eux : d’un côté le vrai mal, Svidrigaïlov, l'homme qui rit de ses crimes, et de l’autre, le mal accidentel, lui, Raskolnikov, l'homme qui ne se remet pas des siens. Au fond, ce que venait chercher le second auprès du premier, c'était ce dégoût. Eprouver ce dégoût pour s'en distinguer. Briser le mimétisme. Exorciser le mimétisme.
A la lettre, Svidrogaïlov ASPIRE le mal de Raskolnikov et le sauve à leur corps défendant. Comme un exorciste malgré lui. Comme une ruse divine et si tenté qu'on puisse parler ainsi. « Vous ne me quitterez pas », lui dit-il alors, certain de l'emporter avec lui. Sauf que c'est le contraire qui va se passer. Raskolnikov ne va en effet plus quitter Svidrigaïlov mais pas au sens où ce dernier l'entend. Dans la rue où ils sortent tous les deux, Svidrigaïlov donne son congé à Raskolnikov.
« - Vous, c'est à droite, moi, c'est à gauche, ou, je crois bien, c'est le contraire, mais - adieu, mon plaisir - au plaisir de vous revoir. » (p 361)
Mais loin de prendre son chemin à lui, Raskolnikov prend celui de son Adversaire :
« Raskolnikov le suivit.
- Qu'est-ce que c'est que ça ! s'écrira Svidrigaïlov en se retournant. j'avais dit, je crois....
- Ca veut dire que maintenant, je ne vous quitterai plus.
-Comment-en-ent ? » (p 362)
Désarroi du démon. Contre toute attente, Raskolnikov est devenu le Porphyre de Svidrigaïlov. Sauf que lui ne cherche pas le sauver comme Porphyre le cherche avec lui. Raskolnikov veut donner tout son mal à Svidrigaïlov. Dernier échange entre le damné et le gracié. Ils n'ont plus rien à se dire. Raskolonijov laisse là Svidrigaïlov pour toujours.
« ... il ne pouvait plus rien voir car il avait déjà tourné à l’angle. Un dégoût profond l’entraînait loin de Svidrigaïlov. “Et moi, même un instant, j’ai pu attendre quelque chose de ce monstre grossier, de ce débauché pervers, de cette ordure“ s’écria-t-il malgré lui ». (p 366)
Il n'empêche. L'ancien nietzschéen vient de sauver son âme, tandis que l'autre l'a perdue. Ne reste à ce dernier que de subir le coup de grâce dans la scène la plus bizarre du roman : sa dernière visite chez Dounia. Après le frère, la soeur.
Entrant par effraction chez elle, Svidrigaïlov tente d'abord de la violer mais celle-ci sortant un révolver pour se défendre, il tombe à ses pieds et la supplie de le sauver, lui, le démon désormais sans rémission. Mimétisme inverse de la scène où Raskolnikov était tombé aux pieds de Sonia, sauf que dans son cas, c'est elle qui se proposait de le sauver. Au contraire, dans cette scène, Dounia tire sur Svidrigaïlov une première fois et le blesse, puis lâche le révolver, l'épargnant - une miséricorde qui achève le scélérat :
« Soudain, elle jeta le révolver.
- Elle l'a jeté ! murmura Svidrigaïlov avec surprise, et il reprit profondément son souffle. Quelque chose venait soudain de sortir de son coeur, et, peut-être, ce n'était pas seulement la peur mortelle ; d'ailleurs, la peur, il ne l'avait sans doute pas ressentie à ce moment-là. C’était une libération de quelque chose de tout autre, d’un sentiment plus douloureux, bien plus lugubre, qu’il n’avait lui-même pas la force de définir. » (p 384)
La perte définitive de son âme sans doute. « Une note terrible » qui signifie son arrêt, son néant, son suicide.
Ses dernières heures errantes dans les rues de la ville. Les enfants qui fuient devant lui « pris d’une horreur indescriptible » (p 388). Son dernier somme. Ses derniers cauchemars (et qui l’emportent tellement en épouvante sur Poe). Son dernier ricanement. Sa dernière sortie. Et son coup de feu.
Dernière visite de Raskolnikov chez sa mère.
Puis chez Sonia, « je viens chercher tes croix » (p 428)
Quand il se rend à la police, les souvenirs infinitésimaux qu’il se prépare quand il sera dans le fourgon qui l'amènera en Sibérie : ainsi le « a » qui manque à l’enseigne « camarderie » au lieu de « camaraderie »(p 432).
Monter les escaliers.
« Il fallait monter au deuxième étage. “D’ici que je sois monté“, se dit-il. En général, il lui semblait qu'il y avait encore loin jusqu'à la minute fatale, qu'il restait encore beaucoup de temps, qu'il avait encore le temps de réfléchir à plein de choses. » (p 435). Le temps qui se dilate une ultime fois avant le soulagement final.
Il apprend le suicide de Svidrigaïlov, semble renoncer un moment à ses aveux, redescend, aperçoit Sonia au coin de la rue (qui veillait ?), remonte et se dénonce. PURGATOIRE IMMEDIAT.
7 - « La dialectique était partie, la vie était venue » (épilogue)
Dounia se marie avec Razoumikhine. Sonia a rejoint Rodia dans un village proche du bagne où il purge sa peine.
Le dernier orgueil de Raskolnikov. Il ne se repend pas de son crime et continue à intellectualiser. Ne comprend pas comment d’autres détenus sont sensibles à la nature, « attachent tant de valeur à un petit rayon de soleil, à la forêt profonde, (…) et l’herbe verte, un oiseau chantant dans les buissons » (p 465). Les autres lui reprochent de ne pas croire en Dieu. Mais après la semaine sainte, il tombe enfin en larmes auprès de Sonia et se convertit.
« …il se souvint de son pauvre petit visage maigre, mais, à présent, ces souvenirs ne le torturaient même presque plus ; il savait de quel amour infini il saurait racheter, à présent, toutes ses souffrances.
Et qu’est-ce qu’elles étaient donc, ces tortures, toutes ces tortures du passé ! Tout, même son crime, même le verdict et la déportation, tout, à présent, dans le premier élan, lui paraissait comme extérieur, étranger, comme autant de faits qui seraient arrivés à un autre.» (p 474)
C'est cela que signifie, à nous pauvres pécheurs, ressusciter : revenir à la vie sans plus être coupable ; revenir cicatrisé, transcendé, aimé (et le sachant) ; revenir autre et pourtant soi-même comme jamais.
«… il n’aurait rien pu résoudre avec sa raison ; il ne faisait que sentir. La dialectique était partie, la vie était venue, et, dans sa raison, quelque chose de toute autre allait devoir s’élaborer. »
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Il y a des années, alors que j'allais très mal, on m'a raconté une histoire. L'homme ou la femme qui souffre est bien souvent possédé(e) par l'orgueil de sa souffrance. Il marche dans son désert les yeux droits devant lui, refusant absolument de les baisser, quitte à ce que le soleil les brûle et le rende aveugle. Il préfère être aveugle plutôt que baisser les yeux. Il marche sans s'arrêter, les yeux et le coeur sec, dans les dunes exténuantes, crevant de rage et de misère. Il marche seul, tout seul, persuadé d'être seul. Il sent qu'il va bientôt s'effondrer mais au moins n'aura-t-il jamais cessé sa marche d'orgueil. C'est là sa consolation satanique. Ne pas céder à sa souffrance. Ne pas être consolé. Ne pas pleurer. Le Christ dont on lui rabat les oreilles n'est pas avec lui, n'a jamais été avec lui. Le Christ l'a abandonné comme le Père a abandonné le Christ. Pas question qu'il se lamente. Non, il continuera sa marche jusqu'au bout et tombera droit sans avoir déciller. Il mourra dans sa douleur, persuadé qu'il n'y a que sa douleur au monde et qu'au moins sa douleur est la preuve qu'il n'y a pas de Dieu. Il ira jouir de cette preuve en enfer. Et il aura bien tort. Car s'il acceptait de s'apaiser un moment. S'il acceptait de cesser sa marche folle rien qu'un instant. S'il acceptait, surtout, de baisser les yeux. Alors, il verrait son ombre qui ne le quitte pas depuis le début. Il prendrait conscience que cette ombre qui ne le lâche pas plus que le soleil est pourtant bien plus bien plus fidèle que le soleil - et qu'elle ne lui fait pas mal comme le soleil. Il comprendrait que cette ombre, c'est lui mais ce n'est pas seulement lui. Non, cette ombre, c'est Lui - le Christ-Roi qui le suit depuis toujours, qui est consubstantiel à lui et que lui n'a jamais voulu voir par orgueil, paresse et bêtise. Sauf que le Christ est moins con et plus patient que lui et ne faisait qu'attendre qu'il se rende qu'Il était là avec lui depuis toujours et pour toujours. Et là il Le voit enfin. Dans la seconde, le soleil ne tape plus sur lui. Il peut s'écrouler, mais pas face contre terre comme prévu, il s'écroule à genoux. Il embrasse son ombre, il L'embrasse. Et de la terre rocailleuse calcinée surgit de l'eau, une source. Il boit dans cette source. Il suit cette source qui le conduit à une oasis. En fait, il était déjà dans l'oasis mais il ne la voyait pas. Il se rend compte qu'il a vraiment été très con. Non pas de souffrir mais de se confondre avec sa souffrance. De croire que cette souffrance lui était congénitale alors que c'est l'Amour qui l'était.
Bonne et sainte année à toutes et tous !
Commentaires
Beau texte, énergique, palpitant et ... excitant.
Je confirme que A.Markowicz est un traducteur insurpassable.
Toutefois, une petite erreur de traduction s'est glissée dans un extrait que vous citez.
Dostoïevsky compare la vérité commune avec un oiseau (qui devient serin, chez Markowicz), se trouvant dans une cage, qu'elle partage avec le mensonge personnel (ce qui caractérise la vraie vie). Et pour comparer les deux captifs, il dit :
"La vérité ne s'en évadera jamais ; mais on peut y enfermer la vie aussi"
ce qui devient, chez Markowicz, assez plat et décousu :
"La vérité ne bougera pas, la vie, on peut la démolir"
Pourquoi ne pas donner une légende sous "Le retour de l'enfant prodigue" ?