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SOLA GRATIA V - Luther, le Faust chrétien (à propos de Martin Luther, un destin - Lucien Febvre)

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Lucien Febvre, professeur à la Faculté des lettres de Strasbourg

 

« Un ami lui disait un jour qu'il était le libérateur de la chrétienté. Oui, répondit-il, je le suis, je l'ai été. Mais comme un cheval aveugle qui ne sait pas où son maître le conduit. »

 

Tout commence par la peur de l’enfer.

De ce Jugement dernier, ce piège théologico-moral qu’un dieu sadique nous tend avec son pseudo « libre-arbitre » et que lui, le libérateur de la chrétienté, appellera bientôt « serf arbitre ».  

Car il s’agit bien de libérer le christianisme de ses dogmes punitifs, de sa morale rétributive, de tout ce qu’il y a de lourd et de toxique dans la machine romaine.

Qu’est-ce que le protestantisme, demandez-vous ?

Une guerre de la grâce contre la pesanteur.

Une réappropriation intime de la Parole.

Un droit de questionner sa foi, voire de la critiquer.

Savoir à quoi je crois exactement ou non.

Rendre à l’Evangile sa liberté et au salut son insouciance.

Ne plus se faire mal avec Dieu.

Ne plus s’encombrer de toutes ces choses insignifiantes ou idolâtres, culte des saints, processions, images, etc.

Encore que si on y est vraiment attaché pour des raisons sociales, psychologiques ou simplement esthétiques, on peut les garder à condition de les considérer comme indifférentes, « ADIAPHORA » disaient les pyrrhoniens.

Pour le reste, nul besoin de sacrement (ni de sacré) autre que ceux de l’Evangile : baptême et pardon.

Et tout cela grâce à cet homme étonnant, mi-Falstaff mi-Gargantua, « fondateur de l'éthos moderne », Martin Luther.

En ce XVI ème siècle, « impulsif, hoquetant, chaotique et cahotant », il est l’homme providentiel, l'élu de la nouvelle matrice européenne, le Moïse ou mieux, le Jean-Baptiste des temps modernes.

Grâce soit rendue à ce prophète de bonheur !

Que ma joie demeure en lui – ou plutôt en Christ grâce à lui, Luther !

Que mes soixante-dix kilos de culpabilité ne reviennent jamais.

Que la vie continue de s’ouvrir à moi.

Qu'elle ne soit plus qu'éclaircie, électricité, espérance. 

 

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Quatre nuits d'un rêveur, Robert Bresson (1971)

 

1 – L'EFFORT SOLITAIRE

« Comme le nom de Jésus m'a effrayé souvent !... J'aurais préféré entendre celui du diable, car j'étais persuadé qu'il me faudrait accomplir des bonnes oeuvres, jusqu'à ce que le Christ, par elles, me soit rendu ami et favorable », écrit-il un jour.

Et un autre jour : 

« Je ne croyais pas au Christ, je le prenais pour un juge sévère et terrible, tel qu'on le peint sur l'arc-en-ciel. »

Dégoût devant le Christ. Dégoût de sa justice et de tout ce qui va avec, pénitence, expiation, chantage au mérite, condamnation à une vie de calculs, refus épidermique ce « si » inique (si tu es sage, si tu fais de bonnes choses, si tu t'agenouilles...) et qui remonte aussi à son enfance sans amour où tout n'était que menaces et sanctions. « Cris à la maison et coups à l'école : le régime était dur pour un être sensible et nerveux. » 

Ursula Cotta

Grâce à Dieu (à la Vierge ?), il rencontre quelques âmes charitables qui vont s'occuper de lui, à commencer par cette Ursula Cotta, l'épouse du maire d'Eisenach, qui, séduit par la voix juvénile de l'adolescent qui un jour chante à sa fenêtre (Martin gagne sa vie en faisant l'enfant de choeur), l'accueille chez lui quelques années. 

 

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Billet d'urgence de la ville d'Eisenach de 1921 : « Martin Luther chante en tant qu'étudiant avec Mme Cotta »

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Martin Luther chantant devant Frau Cotta quand il était étudiant à Eisenach (Wilhelm Ferdinand Pauwels, 1872) 

 

C'est à cette époque qu'il trouve son chemin de Damas en lisant dans saint Paul que « le juste vivra par la Foi ». Aucune bonne œuvre qui vaille – non pas qu’il ne faille en faire mais si l’on en fait, ce n’est pas pour gagner quelque chose mais pour rendre grâce à celui qui nous a sauvés. Dans le protestantisme, c'est ce qu'il faut comprendre, tout arrive toujours avant. Election, damnation. Il suffit d’y croire. Tout est grâce efficace et non plus suffisante. Ca posera de vrais problèmes mais proposera de vraies solutions. 

« Aussitôt, je me sentis renaître. Les portes s'ouvrirent toutes grandes. J'entrais dans le Paradis. L'Écriture toute entière me révélait une autre face. »

Le paradis protestant, eh oui !

La face bienheureuse de la Parole. La justice de Dieu : non plus jugement mais justification. La liberté comme conscience de soi – et non plus comme « arbitre » qui ferait des choix hors d'elle. Dans le protestantisme, je suis rendu à ma liberté réelle, celle-ci ne provenant que de la conscience que j’aie de moi-même, de mes forces, faiblesses, limites, possibilités. Pour cela, il faut que je m'examine.

Le libre examen plutôt que le libre-arbitre.

La défense radicale des droits indescriptibles de la conscience individuelle – quel que soit le dogme, le catéchisme, l'ordre. Ce qui prime, c’est mon propre – ce propre qui faisait horreur à Claudel.

« Il n’y a rien de si opposé à l’esprit chrétien que la préférence du sens propre. Cela est protestant, c'est-à-dire abominable à tout coeur catholique », écrivait ce dernier à Charles Péguy à propos de Notre jeunesse.

Le propre de Luther, c’est le courage et un certain sens de la provocation. Le 18 avril 1521, à la fameuse Diète de Worms, devant les prélats romains qui l’adjurent à se rétracter, il lance avec hardiesse sa célèbre réponse :

« Rétracter quoi que ce soit, je ne puis ni ne veux... car, agir contre sa conscience, ce n'est ni sûr ni honnête », 

que l’on résumera en une formule plus simple :

« je ne peux pas faire autrement ».

« Paroles immortelles », commente Lucien Febvre et qui proclament comme jamais « l'incomparable dignité humaine », celle d'être soi envers et contre tout – position forcément insupportable pour les tartuffes de Sodoma.

Dès lors, haro sur le baudet. À son époque comme à la nôtre, on ne cessera de le diffamer. En 1904 paraît un ouvrage monumental qui fera date, Luther et le luthérianisme, commis par un certain Denifle, théologien catholique d'envergure et qui, tout en admettant « la riche nature » du fondateur du protestantisme, son incontestable génie, ne l'enferme pas moins dans l'hérésie intégrale et le portrait à charge, « puisant à pleines mains dans un arsenal trop bien garni : Luther et la polygamie, Luther et la boisson, Luther et la scatologie ».

Luther, ses « burp » et ses « prout ».

Luther et son désespoir, surtout.

Luther délirant de désespoir, ne sachant plus à quel saint se vouer pour éviter la pénitence nécessaire au salut, la grâce méritoire, l'humilité réelle.

Et du coup, exagérant la chute pour exagérer le salut.

Punir la punition. Abolir la loi pour de bon.

C'est cela le vrai crime du protestantisme : avoir dramatisé le péché pour ne plus avoir à l'affronter. S'être refugié dans le désespoir commode pour ne pas avoir à agir. Se contenter d’être un damné qui serait immanquablement sauvé par sa seule foi. Et c'est cela qu'on reprochera toujours au protestantisme : trop facile, la Sola GratiaTrop facile, cette confiance aveugle en la parole qui dispense du reste ! Et tellement orgueilleux ! Voici Luther l'orgueilleux qui refuse le dogme, Luther le paresseux qui refuse la repentance via l'Église, Luther le concupiscent qui refuse l'abstinence sous prétexte qu'elle est inutile.

Du reste, Lucien Febvre entérine la critique de Denifle mais en la retournant contre elle-même. Le génie de Luther est dans son tempérament, sa subjectivité, son élan intime.

« Un homme du tempérament de Luther, s'il ouvre un livre : il n'y lit qu'une pensée, la sienne. Il n'apprend rien qu'il ne porte en lui. Un mot, une phrase, un raisonnement le frappent. Il s'en empare. Il le laisse descendre en lui, profond plus profond, jusqu'à ce que, par-dessous les surfaces, il aille toucher quelque point secret, ignoré jusqu'alors du lecteur lui-même, et d'où, brusquement, jaillit une source vive – une source qui dormait, attendant l'appel et le choc du sourcier : mais les eaux étaient là, et leur force contenue. »

Comme le dira plus tard Kierkegaard, il s'agit toujours de se reprendre, de (se) recommencer, de comprendre enfin ce que l'on était depuis le début et qu'on n'avait pas vu ou entendu jusqu'à présent parce qu’on croyait, pour des raisons morales et extérieures à soi, qu’on était autre. Alors que l’on peut être catholique et se découvrir protestant – ou l'inverse. Pour cela, savoir s'écouter, s'ausculter, s'examiner. Libre-examen, encore et toujours. S’entendre pour entendre le Dieu qui bat en soi.

Et comprendre certains mystères qui a priori horrifient comme celui de la prédestination.

Quoi de plus abominable, a priori, que cette croyance en un Dieu qui élit ou damne de manière totalement arbitraire, selon son seul bon vouloir comme le dernier dieu grec venu ? Mais quoi de plus libérateur que ce Dieu qui se place au-dessus de la morale courante et nous évite les tergiversations humaines ? Et si ce Dieu est un dieu d'amour, et il l’est, pourquoi craindre une mauvaise prédestination – alors que si l’on a un peu d’imagination et de confiance, on peut se rendre compte que la bonne peut prendre mille et mille formes ? Que tout ce qui nous arrive de mauvais peut être bon vu d’un autre angle ? Que la prédestination est une question d’angle, de point de vue, de lueur (d’espoir), de monade. En vérité, rien de plus leibnizien que la prédestination, cette « harmonie pré-établie » en laquelle ma place n'est peut-être pas si mauvaise. Encore plus que chez les catholiques, les voies de Dieu sont, chez les protestants, plus impénétrables que jamais. Il suffit de se connaître un peu, d'aimer Dieu, d’avoir confiance en lui et tout ira bien.

Le protestantisme comme lâcher-prise de l’esprit dans l’Esprit, détente ontologique, insouciance eschatologique.

Même la veille de la fin du monde, on peut planter un pommier.

Encrier et latrines

Bien sûr, les choses ne sont pas si simples, surtout pour Luther qui voit le diable partout, notamment dans sa chambre à la forteresse de la Wartburg.

Un soir d'hiver 1522, excédé par le démon qui l'empêche de traduire la Bible, il « lui » envoie son encrier à la gueule, tâchant une large partie du mur. Tâche dont on dit qu'elle se rétrécissait ou grossissait selon le passage de certains pèlerins. 

 

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Chambre de Luther au Château de Wartburg, où l'on voit, paraît-il, encore la tâche d'encre sur le mur près du poelle.

 

Néanmoins, l'anecdote la plus savoureuse, et qui pour les anti-protestants est bien la preuve que le protestantisme est d'essence diabolique, fécale, reste celle des latrines sur lesquelles Luther aurait eu sa révélation. Pleurs de joie aux chiottes ! Divin caca ! Seigneur, me voici devant ton trône !

 

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Les latrines de Luther, infos ici

 

La dialectique est grossière mais imparable. De l'abîme, on passe direct au ciel. Des latrines aux étoiles. Du désespoir absolu à l'espérance absolue. La lutte acharnée et volontariste ne menait à rien, la passivité exaltée mène à tout. C'est la défaite qui assure la victoire, la résignation qui conditionne l'élection, l’attente qui prépare l’espérance. Et sans effort « moral » de l’homme. Dans le catholicisme, la grâce aidait la morale. Dans le protestantisme, elle s’y substitue.  D’où le reproche qu’on n’a cessé de faire à Luther – qu’il méprisait tout effort humain, toute volonté, toute morale. Alors que c’est juste le contraire – preuve, les pays protestants connus pour leur sens de l’action, de la responsabilité, de la morale, et aussi leur rigueur puritaine. Rien de plus effrayant qu'un pasteur protestant !

 

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Fanny et Alexandre (Ingmar Bergman avec Jan Malmsjö dans le rôle du terrible pasteur, 1982.)

 

Sotériologie, mon beau souci

Non, ce qui est vrai, c’est que le protestantisme va procèder à une inversion sotériologique.

C’est parce que j’ai confiance en Dieu, que je crois en lui, que je me remets à lui, que je ferai le bien. Non pas pour mériter quoi que ce soit (pour être « récompensé » , l'horrible chose !), mais pour lui (et peut-être aussi me) rendre grâce. Exactement comme un enfant qui fait des dessins à ses parents non pas pour que ces derniers l’aiment mais parce que justement ils l’aiment et lui les aime ! Pas de calcul de l’amour ni de donnant-donnant chez Luther. La justice de Dieu n’est en aucun cas justicière ou juridique.

« Dans les rapports de l’homme avec Dieu, rien de juridique. Tout est amour, un amour agissant et régénérateur, témoigne à la créature déchue par la Majesté redoutable. Un amour qui l’incline, non point à pardonner à l’homme ses péchés, mais à ne point les lui imputer. »

Ainsi, « tout pécheur qui, se réfugiant au sein de la miséricorde divine, sent sa misère, la déteste, et proclame par contre sa confiance en Dieu : Dieu le regarde comme juste. Bien qu’il soit injuste ; plus exactement, bien qu’il soit à la fois juste et injuste. »

Reconnaître mon injustice, c’est cela être juste.

En vérité, la justice de Dieu, incompatible avec la justice des hommes, y est encore plus surnaturelle que dans la religion romaine. Dans le protestantisme, et c’est le grand scandale, on est sauvé avant d’être sauvé et damné avant d’être damné ! Et c’est pour cela qu’un véritable chrétien ne peut pas douter de son salut : « Christianum oportet semper securum esse » :  « UN CHRÉTIEN NE PEUT DOUTER DE SA SÉCURITÉ », allant jusqu’à « taxer d’erreur la scolastique qui nie la possibilité de cette certitude ». 

Dès lors, la confiance en Dieu devient une jouissance. « Oui, le chrétien jouit de Dieu ». Et après, se sert de lui. Dieu est là pour que tu te serves de lui. Dieu est à ton service. Dieu te justifie.

« Justification par la foi : cette formule d’apparence inerte, on voit en réalité ce qu’elle renferme d’énergie et de dynamisme. » 

Rien de plus apparemment passif, amoral, désespérant que le protestantisme alors que rien de plus agissant, éthique, exaltant que lui – excessif aussi.

« L’âme excessive de Martin Luther ! Il va, il saute plutôt de contrastes en contrastes, il bondit avec une aisance, une vivacité, une effrayante hardiesse, du pessimisme le plus désespéré à l’optimisme le plus confiant, d’une acceptation exaltée de l’enfer à l’abandon le plus doux dans les bras de la divinité : de la terreur à l’amour, de la mort à la vie. Rien de plus pathétique, de plus personnel aussi et de moins livresque. » 

 

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Lucas Cranach l'Ancien - Luther (1526)

 

 

La liberté dans la contradiction

Richesse des contradictions humaines que le protestantisme embrasse tout son saoul, prenant en compte « les joies surhumaines et les désolations sans limite, tout monde de pensées et de sentiments qui, sous le choc des circonstances, débordent et s’étalent en vagues puissantes, pressées, irrésistibles. Chacun suivant sa marche, selon son rythme, sans souci des précédents ni des suivants. Chacune emportant avec elle une part aussi riche, aussi légitime, du cœur et du cerveau dont elle provient. Chacune reflétant un des aspects de Luther. »

Au caractère impersonnel du catholicisme se substitue le caractère personnel du protestantisme. Et cela, j’en atteste. Quand je vais à l’Oratoire écouter Béatrice ou à Molitor chez James Woody, je me sens concerné. Alors que j’ai tant baillé aux messes cathos ! Non, chez les prot, on existe en tant que sujet, individu, conscience propre – ce propre qui faisait horreur à Claudel, je ne me lasse pas de le dire.

« Unus quisque robustus sit in conscienta sua » / « Que chacun se tienne ferme dans sa propre conscience ».

Et cela en dehors de la Loi s’il le faut. Non pas que la Loi soit mauvaise en soi, mais le soi compte plus qu’elle. La Loi ne saurait être une croix. Comme le Paul de l’Aurore de Nietzsche, Luther est d’abord ce chrétien révolté contre la Loi, le Dogme, la Morale – et tout ce qui a conduit Paul à d’abord persécuter les Chrétiens jusqu’il y renonce sur son chemin de Damas. La Loi comme ce qui engendre le sang, le supplice et surtout le péché – un peu comme la prison engendre la délinquance. Luther, foucaldien avant la lettre !

« Je suis en dehors de la Loi, continue le Paul aurorien ; si je voulais maintenant confesser de nouveau la Loi et m’y soumettre, je rendrais le Christ complice du péché. »

C'est peut-être cela, le péché irrémissible. 

Et ne plus persécuter, c'est peut-être cela être chrétien – ou juif. 

 

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L'immense Erland Josephson dans Fanny et Alexandre.

 

 

2 – L’ÉPANOUISSEMENT

« L'exécrable éthique aristotélicienne »

« L’homme, transformé en un arbre pourri, arbor mala factus, ne peut vouloir et faire que le mal. Sa volonté n’est pas libre ; elle est serve. Dire qu’il peut, par ses propres moyens, parvenir à ce sommet, l’amour de Dieu par-dessus-tout : mensonge et chimère (terminus fictus, sicut Chimera). Par nature, l’homme ne peut aimer Dieu qu’égoïstement. Tout ceci, répudiation fort nette par Luther des doctrines scotistes et gabrielistes. (…) Ensuite venaient les thèses philosophiques. Avec la même vigueur sans ménagements, Luther proclamait sa haine d'Aristote, de sa métaphysique, de sa logique, de son éthique : “l'exécrable éthique aristotélicienne est tout entière l'ennemi mortel de la grâce. Il est faux que la théorie du bonheur d'Aristote ne soit pas opposée radicalement à la doctrine chrétienne. Un théologien qui n'est pas logicien est un monstre d’hérésie : voilà une proposition elle-même monstrueuse et hérétique !“. Après quoi Luther concluait en développant son thème favori, l'opposition fondamentale de la loi et de la grâce : “Toute œuvre de la loi sans la grâce a l'apparence d'une bonne action ; vue de près, elle n'est qu'un péché. – Maudits, ceux qui accomplissent les œuvres de la loi ; bénis, ceux qui accomplissent les œuvres de la grâce. – La loi bonne qui fait vivre le chrétien, ce n'est pas la loi morte du Lévitique, ce n'est pas le Décalogue, c'est l'amour de Dieu répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit“. » 

L'homme choral

L’Allemagne en 1517 : pays sans unité, plein de passions contradictoires, anarchique, sans roi – et contrairement à tous les autres pays européens qui s’organisent. « Allemagnes contradictoires, ennemies souvent » – et dont lui, Luther va devenir le choral.

31 octobre 1517 – le placard des 95 thèses affiché sur la porte latérale de la chapelle du château de Wittemberg.

 

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 Lucas Cranach l'Ancien - Portrait de Luther (1528)

 

Caractère de Luther

Luther, habité par son Dieu personnel, mais manquant d’esprit critique, sa grande faiblesse.

«…  incapacité radicale d'entrer dans la pensée, dans le sentiment d'autrui. Irritation contre toute objection. Colère et fureur bientôt contre les opposants : des adversaires, des ennemis de Luther sans doute, mais de la vérité surtout, puisque Luther, ici-bas, c'est le hérault inspiré de la Vérité divine (…) Et un torrent d'injures jaillit vers eux, des profondeurs d'un cœur sensible, doué, sentimental, à l'allemande... Des injures violentes, brutales, sans mesure et sans esprit, d'une grossièreté qui bientôt passera toutes les bornes, à mesure que la contrainte des mœurs monastiques cessera, petit à petit, de faire frein sur Luther…Grossièreté d'homme du peuple, celle d'un fils de mineur grandi dans un milieu sans élégance, portant en lui les tares héréditaires d'une race toute proche, d'origine assez basse.  Peut-être aussi, dans quelques mesures, au début tout au moins, truculence de moine mendiant habitué aux prises à partie directes, aux invectives débridées des prêcheurs en vogue : mais de bonne heure, vraiment, il exagéra...»

Avec un caractère pareil, difficile de s’entendre avec les humanistes – qui pourtant eux aussi rêvaient d’une réforme. Mais comment s'entendre avec ce Saxon grossier et schismatique ? Entre la « chrétienté savante » d’Érasme, pleine de compromissions, et la foi furibarde de Luther, le courant ne pouvait passer, même si au début les deux hommes ont essayé de s’entendre.

 

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Érasme, par Quentin Metsys (1517).

 

« Pour moi, mon dissentiment d’avec Érasme vient de ceci : je préfère, lorsqu’il s’agit d’interpréter les Écritures, Augustin à Jérôme dans la mesure exacte où Érasme préfère, lui, Jérôme à Augustin. » 

Pour autant, Luther n’est en rien sectaire. Au contraire, il aime tout s’approprier. Aucune contradiction ne lui fait peur.

« Luther, dans sa complexité vivante, se prête à beaucoup, ne se donne à personne, emprunte à tous et se retrouve lui-même dans sa conscience enrichie. »

Il procède par bonds. Sauts, dira un jour Kierkegaard.

« Polémiste-né, impatient de toute contradiction, insoucieux du scandale, son allure favorite, c'est le bond. On le rejoint ? D'un brusque élan, le voilà projeté loin, et qui rit de voir, en arrière, des essoufflés penauds. Mais on le rejoint encore ? Alors, nouvel élan, si violent, celui- là, que l'audacieux demeure seul, tout chargé d'une stupeur, d'un effroi dont il jouit. Même lorsqu'il est en paix et que nul ne le presse, il procède par saut aussi vif et déconcertant que possible. Ces procédés nous laissent stupéfaits. » 

 

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Saint Augustin et le diable - Michael Pacher (XV ème siècle)

 

« Pecca fortifer » – Pèche fortement.

Cette obsession qu’il aura toujours de narguer le diable.

Sa fameuse lettre à son ami Mélanchton dans laquelle, pour lui prouver la souveraineté de la grâce, il exhorte celui-ci à pécher… de bonne grâce. 

« Si la grâce est réelle, il faut qu'elle enlève des péchés réels : Dieu ne sauve pas les pêcheurs imaginaires. Sois donc pêcheur et pêche fortement ! Mais, plus fortement, mets ta foi, ta joyeuse espérance en Christ, le vainqueur du péché de la mort ! » Et plus loin : « Allons, accepte ! Sois pêcheur ! Esto peccator ! Et ne pèche pas à moitié : pèche carrément, à fond, PECCA FORTIFER ! Des péchés pour rire ? Non ; mais de vrais, solides, énormes, péchés. » 

Faustien, Luther ? Plutôt falstaffien. Et même si cela lui joue des tours. Avec ses excès, Luther prête le flanc. Le nerveux est toujours un danger pour lui-même. Il faut bien reconnaître que « ce mode outrancier de raisonnement » non seulement déroute, heurte mais surtout peut se retourner contre lui. Et c'est ce dont ne vont pas se priver ses ennemis, prendre Luther au pied de la lettre, le piéger dans ses énormités, se servir de ses propres mots pour le déconsidérer – oubliant que celles-ci sont toujours mises au service de l’humanisme, du libéralisme. De l’idée capitale de ne plus forcer personne, de laisser aller, de laisser venir

« Celui qui veut se passer de communion en a le droit. Le droit aussi, celui aussi qui ne veut pas de se confesser (…) On ne peut forcer les cœurs même en se mettant en quatre ».

Tant pis si l’on se trompe ! L'erreur est moins grave que le bûcher. Et l’important, c’est la vie. On aime la vie chez les protestants. Péché suprême.

« Vivre dans le monde, oui. User des biens qu'ils nous offrent librement, honnêtement, en toute tranquillité d'âme : oui, encore. Joie des sens et du cœur. Plaisirs et affections de la nature :  un verre de vieux vin ensoleillé, les grâces bondissantes et flexibles d'un jeune animal, l'éclat profond à un regard vivant, le col d'une femme ployée sous un baiser, la tendresse bavarde et spontanée d'un enfant. Dans ses trésors qu'un Dieu prodigue met à sa portée, que le chrétien puise à discrétion, sans remords. Qu'il use des dons du père en toute sérénité. Mais qu'il soit prêt toujours à s'en détacher. Qu’au moment de se désapproprier il y renoncer intérieurement. »

 

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Lucas Cranach l'Ancien - La Nymphe à la source (1537)

 

Et faire confiance en Dieu, encore et toujours. Amour de Dieu au sens d’Amor Fati. Quiétisme et abandon – à mille lieux du dolorisme catholique.

Et toujours la hargne contre le libre-arbitre (comme Spinoza !) – c’est-à-dire contre cette idée que l'on peut aller contre sa conscience. Alors que non, évidemment. On ne peut « faire autrement » qu’être en conscience.  Le protestantisme, c’est la conscience avant tout. Le libre examen plutôt que le libre-arbitre. Être libre, c’est savoir qu’on ne « choisit » pas sa liberté, son être, son caractère, sa nature, sa naissance – sa chance. Tout nous est donné, à nous de faire avec. Comme notre cœur qui a ses raisons etc.

« L'âme humaine, avait dit cent fois Luther : rien ne la lie. Éternelle, c'est elle qui domine le monde. Comment se laisserait elle ligoter du dehors ? Comment écouterait-elle d'autres voix que la sienne ? Papes, conciles, docteurs, rien ne vaut. La lettre même du livre sacré ne compte pas. Si l'âme cherche en elle et en elle seule sa vérité, elle la trouvera. Et qu'à cette âme humaine ainsi magnifiée, Luther refusât toute initiative, toute intelligence et toute volonté proprement personnelle ; que pour lui, elle dominât les choses de ce monde dans la seule mesure où Dieu venait l'habiter et l’animer. Les théologiens ont raison de le faire remarquer. » 

 

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František Kupka (1871-1957) Autour d'un point  (1920-1925)

 

« Point de douane pour les pensées » ("Gedanken sind Zollfrei")

Aucune douane de la pensée, aucune lettre de l'esprit, aucun arbitre de la liberté. « Point de douane pour les pensées » (Gedanken sind Zollfrei). Il faut les laisser vagabonder, comme dirait Diderot. Aller au bout de sa subjectivité. Ne pas avoir peur du délire. Se perdre pour se connaître et connaître le monde. « La foi donne la maîtrise royale du monde. » Au fond, se laisser mener par Dieu par le bout du nez. Et c’est là en effet, le point commun entre protestantisme et islam. « Eine feste Burg ist unser Gott » (« c’est une forteresse notre Dieu »). Mektoub my love. Vaillance et joie – notamment à Worms. « Je ne peux pas faire autrement. » Et de sortir triomphalement de cette épreuve. « Ich bin hindurch » (« j’en suis sorti »), cria-t-il en rentrant à l’auberge.   

Le lendemain, il était un héros national. Et avec le risque qu’on fasse de lui un chantre du nouveau nationalisme – et comme le voulut Ulrich von Hutten qui, lui, en appellait à une « Église d’Allemagne ». À son corps défendant, Luther deviendra ce père de la nouvelle Allemagne.

Les grands péchés de Luther dont il avait plaisir à se noircir. Les désirs sensuels dévorants, les appétits féroces, la paresse tyrannique, le plaisir de l'oisiveté, l'amour du sommeil. La tendresse aussi, le besoin le plus inavouable, le plus terrible, le caché. Luther souffre au carré, au cube même, de ce dont tous les hommes souffrent. Il a besoin de vivre au milieu de créatures « dont le souffle spirituel se mélange au sien ». Surtout, il a besoin de le dire, de le faire savoir, de montrer, de se montrer. 

 

 

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Max Ernst - La Vierge etc. (1926)

 

Ce besoin si protestant de s'exhiber (Rousseau bien sûr) contre celui, si catholique, de se cacher.

« Car Luther ne serait pas l'homme allemand qu'il est s'il ne trouvait, ancré au fond de lui, un goût un peu maladif de dévoiler des tares cachées, le besoin à moitié sensuel, à moitié morose, de les exhiber nues au grand jour. Et, pour tout dire, un souci obsédant d'aller chercher, au fond d'un amas de souillures étalées et remuées sans pudeur, une virginité neuve et le sentiment libérateur d'une totale justification. »

Faire de l'innocence avec de la souillure. Combattre sans trêve l'adversaire (lui-même ?). Affaire de l'encrier jeté contre le diable, etc. « Ce pauvre Luther au cerveau peuplé de six noires coquecigrues ».

 

 

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Carnet de Luther (à voir ici)

 

La littérature de Luther.  

Le protestantisme, affaire de parole, donc de langue, de style.

« Le style de Luther ! quel admirable sujet d’études ! Mais il n’y faudrait pas un philologue statisticien, un pédant de grammaire. Un homme, oui, et qui sente. »

Son style olfactif, acoustique, musical (le protestantisme étant le christianisme de l’ouïe plutôt comme le catholicisme étant celui de la vue).

Ses assauts aux procédés brusques, ses dialogues pathétiques, sa véhémence à l’endroit du lecteur comme à ceux du Christ – et du diable.

Ses tutoiements.

Sa façon de tout mettre à vif – «  incarnation d'idées qui deviennent des êtres et des êtres qui se battent. Tout se bat chez Luther, c'est plus fort que lui. Il s'en excuse parfois : “ Ce n'est pas ma faute, je suis ainsi fait, voué à me battre sans cesse contre les diables. C'est vrai, mes bras sont trop combatifs, trop belliqueux, qui puis-je ?“ »

Pour autant, rien de moins violent, à l'origine, que Luther. Le protestantisme comme écoute, méditation, poème. Non pas du tout action politique. Pas de douane de la pensée, mais à condition que la pensée ne sombre pas dans l’acte mauvais. C'est toujours le même problème : la liberté qui se retourne contre elle-même. La liberté qui suscite la connerie et la violence. Témoins de Jéhovah, Thomas Muntzer. 

Le problème de la réforme, c'est qu'elle peut amener à la révolte et la révolte à la révolution. Et rien de plus anti-luthérien que la révolution. Hélas, Luther est dépassé par sa doctrine. Un peu comme le Christ finalement. Incidents et émeutes de 1521. Et c'est là que Luther devient violent – contre la violence. Contre les révolutionnaires mais aussi contre les révoltés, les paysans, les gilets jaunes. Le monde qui change trop vite et, qui plus est, en récupérant sa doctrine. Les agitateurs n'en font qu'à leur tête. Comme d'habitude, Satan suscite le zèle. A son corps défendant, Luther se rend compte que l’Église revient et que cette fois-ci c’est la sienne – alors que lui clamait justement « pas d’Église visible ! ». Adieu le poème protestant. 

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3 – LE REPLI 

« L'histoire traditionnelle de Martin Luther avait un grand mérite : sa simplicité. Elle ne s'embarrassait point de subtilités. Luther s'était dressé contre les abus. Séquestré à la Wartbourg, il avait perdu la direction du mouvement. Des énergumènes avaient tout brouillé. Si bien que, pour dominer une situation devenue inquiétante, Luther jetant du lest s'était contredit. Ou même démenti. Contradiction, le mot des gens polis ; démenti, celui des adversaires. »

C'est que la Réforme n'a jamais voulu être une révolution. La réforme est dans son essence anti-révolutionnaire tout comme elle est anti-sectaire. Hélas ! On ne contrôle jamais ses devenirs et ceux de la Réforme ont pu être, à son corps défendant, à la fois révolutionnaire et sectaire. Drame de toute religion, du protestantisme en général. De l'islam, plus que nul autre. Sans hiérarchie, on est tenté par le nawak. Trop de contradictions et c'est le chaos. Tout le monde, n'est pas Kierkegaard (« la contradiction, c'est la liberté ») ni même André Gide (« je suis un être de dialogue, tout en moi combat et se contredit. ») Luther s'est vu rapidement dépassé par ses propres ouailles et s'est retrouvé du côté des conservateurs, des seigneurs, de la police – contre les paysans. Luther, c'est un peu saint Paul qui vire Adolphe Thiers ! Zigouillez-moi tout ça ! Mort aux rebelles, aux libres penseurs, aux émeutiers !

Le zèle, c'est Satan.

Anti-violent à l'origine, Luther se fera ultra-violent contre la violence (une définition du conservatisme – tout comme du progressisme ?) « Pas de douane à la pensée » mais à la condition expresse que la pensée ne sombre pas dans l'action, l'agitation, la révolution. Parole toute mais sans politique ! Or, le danger, comme toujours, c'est la politique, « l'horreur de la politique », comme disait Simon Leys à propos d'Orwell. Et qui commence dans le zèle – qui est toujours d'essence satanique.  Le zèle, c'est Satan. Cela fait peur à Luther dont l'idéal, tout fulminant qu'il soit, était au fond méditatif, pacifique, poétique.

« Car ce qui sort de l'âme ardente de ce grand visionnaire, de ce grand lyrique chrétien, c'est un poème. Ce n'est pas un plan d'action. »

Sauf que ça le devient au grand dam de Luther qui se retrouve bientôt accusé de trahir sa propre doctrine – y compris par les historiens qui vont voir dans sa réaction une volte-face. C'est là le problème des historiens, « ces guichetiers des faits », qui ne comprennent pas que le successif « objectif » va de pair avec le simultané « subjectif ».

Encore Gide : « On ne dessine pas sans choisir. Mais le plus gênant, c'est de devoir présenter comme successifs des états de simultanéité confuse. »

Ce que je pense maintenant (et qui paraît surprenant ou contradictoire), je le pensais déjà avant – même si cet « avant » ne m'en donnait pas l'occasion. Il a fallu cette situation pour que le catholique se retrouve protestant puis le réformé, conservateur. Il a fallu ces événements pour que le mec de droite se retrouve de gauche – ou en tous cas, « plus de droite » comme je l'étais et comme eux le sont restés, mes anciens camarades révélés par le néo-fascisme. Les « objectifs » diront que j'ai changé d'avis alors que c'est l'époque qui m'a contraint de le faire. Je soutenais telle opinion par rapport à telle situation. La situation change, je change d'opinion – sans changer moi-même. J'étais anti-woke, je le suis toujours mais je ne peux pas l'être comme le sont Donald Trump ou JD Vance... qui d'ailleurs ne sont pas si « anti-woke » que ça, remplaçant le wokisme de gauche (pléonasme) par un wokisme de droite (oxymore). Harvard me fait horreur mais ce n'est pas une raison pour le liquider comme tente de le faire Trump. La peste contre le choléra, pas vraiment mon truc. La censure d'Etat contre la censure universitaire,  doublement gerbant.

Donc, comme Luther, comme tous ceux qui tentent de tenir les deux bouts, je me retrouve dans la mouise. La contradiction nous a eus. La contradiction est devenue la rhétorique du diable et le diable est toujours plus fort que nous. Le diable est ce qui se cache dans l’expression « à notre corps défendant ».

Du reste, et Lucien Febvre le fait remarquer, « Luther et Faust sont des contemporains. »

 

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Gravure de  Christoffel Van Sichem de 1608 

 

Thomas Münzer

Ce que l'on a reproché à Luther dès son époque ? De ne pas aller jusqu'au bout de sa doctrine, d'être contre toute attente un modéré, un centriste, un opportuniste. Et pire, un libéral. Alors que pour les partisans de la Réforme radicale, le protestantisme pouvait (devait !)  aboutir à une sorte de pré-communisme, pas moins.

En mai 1520, à Zwickau, un prêtre illuminé, Thomas Münzer, tente d'établir « un royaume du Christ » sur terre : « royaume sans roi, sans magistrat, sans autorité spirituelle ou temporelle, sans loi non plus, ni Église ni culte, et dont les libres sujets, ressortissant directement à l'Écriture, éprouveraient les bienfaits d'un communisme dont le rêve édénique hantait les esprits simples. »

« Esprits simples », le mot est lâché. Le protestantisme devient le lieu des esprits simples, des « illuminés sans diplômes », des mystiques incultes, des littéraux régressifs, des sociaux compulsifs – tous se réclamant de Luther mais tous le rejetant au nom de sa propre doctrine, accomplissant celle-ci contre celui-ci.

« Regarde [ce que nous faisons]. C'est bien toi. Toi dans tes jours d'audace. Comment nous blâmerais-tu ? Ce que nous disons, tu l'as dit avant nous. Seulement, plus logiques, plus indépendants aussi, nous allons jusqu'au bout. Toi, lâchement, tu t'assieds sur les côtés de la route pour regarder passer en haussant les épaules. »

Luther lâche, inconséquent, passif, antipolitique (ou trop politique, à la solde des princes), traître à sa cause. Tant pis pour lui. Au nom de la lutte contre l'idolâtrie, on se met à saccager les églises, on démolit les statues, les vitraux. On s'en prend également à la science, « génératrice d'inégalité », aux lettrés, aux érudits. L'humanisme est un truc d'happy few, de bourgeois. Il faut en finir avec tout ça. A la place, apologie de la vie simple, du travail manuel, du « communisme sans restriction » quoiqu'ultra-individualiste et c'est là tout le paradoxe des mouvements évangélistes, anti-système et sectaire, « non-contractants » et fascisants. Cela tourne à la sédition, aux menaces, aux jets de pierre sur la voiture de Luther un 24 août 1522 : « va-t-en à tous les diables et casse-toi le cou avant de sortir d'ici ! »

Luther est sans doute « un hérault de la parole » mais aussi « un petit bourgeois aux idées courtes » qui ne comprend rien au fonctionnement social et n'a aucun souci d'équité, « un contemplatif » qui exècre l'action politique autant que juridique, un relativiste qui dédaigne juger les choses de ce monde – toutes lui semblant « indifférentes », « adiaphora ». Ainsi, quand on lui demande de légiférer sur les images, leur interdiction ou non, et qu'il ne répond que par ce mot : « minuties, détails sans intérêt » et un peu plus tard : « vapeurs et fumées » (« Rauch und Dampf »), citant Paul à la rescousse : « “|si] Nous savons que les idoles ne sont rien en ce monde“ , pourquoi pour ce rien, emprisonner, martyriser, la conscience des chrétiens » ? Oui, pourquoi agir ? Luther déteste l'action réelle.

Non, ce qu'il est avant tout et sera pour toujours, c'est un LIBÉRAL, anti-prosaïque au possible (un comble quand on accuse le protestantisme d'être terre à terre) qui ne veut surtout pas se faire « chier » (mot ô combien luthérien) avec les choses humaines :

« Je tiens pour libres les images, les cloches, les vêtements liturgiques, les ornements d'église, les cierges d'autel et toutes choses semblables. Celui qui le désire peut les laisser de côté, quoique les images tirées de l'Écriture et des bonnes histoires me semblent très utiles, entre que libres et laissées à l'appréciation de chacun ; car je n'ai rien à faire avec les iconoclastes. »

Vivent les belles images, donc !

 

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Lucas Carnach - Le Christ et la femme adultère (1520)

 

La seule chose qui lui fait horreur, qu'elle soit catholique ou anabaptiste, c'est la contrainte, c'est-à-dire la violence. Et c'est pour cela qu'il s'en prend tant au « libre-arbitre » qui est la violence faite à l'âme par excellence – qui te fait croire que tu voudrais (ou pourrais faire) des choses que tu ne veux pas, qui force ta nature, braque ton être, nie avec acharnement ce que tu es et ce que tu veux.

Il ne cesse de le répéter :

« La confession est bonne quand elle est libre et non contrainte. »

Luther ne veut aucune éviction, aucune sanction – ni contre les moines que les rebelles veulent éjecter ni contre les rebelles que les juges veulent châtier. Et le voilà à plaider pour ces derniers qui voulaient sa peau à lui ! Ok, ce sont des abrutis, des débiles, des fanatiques, du reste manipulés par Satan (satanisme = fanatisme, le contraire de la modération divine) et qu'il faut sans doute dénoncer, confondre, punir même, mais pas de sang ni de supplice !

Hélas, les rebelles ne vont pas lui donner le choix. Et il va finir par céder à la violence.

En attendant, Thomas Münzer est arrêté, torturé, décapité et sa tête empalée sur les remparts de la ville. 

 

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Grien, ville assiégée pendant la guerre des paysans, Hans Baldung (1525)

 

La guerre des paysans. 

« La guerre des paysans : le grand reniement de Martin Luther. Ainsi le veut la tradition. Peut-être oui, peut-être non ? »

Entre 1524 et 1525 ont lieu une série de révoltes qui conduisent à un soulèvement des paysans contre les princes. Gilets jaunes de l'époque. Dès le début, Luther est mis en cause des deux côtés. Pour les uns, il est à l'origine de la sédition : sa doctrine funeste, ses prédications, sa personne ont précédé la révolte. Pour les autres, il est celui qui a trahi la Réforme, refusant d'en tirer les conséquences, aller jusqu'au bout – et la preuve, ce texte scandaleux de soumission qu'il écrit à cette époque, Exhortation à la paix à propos des douze articles des paysans de Souabe, et aussi, contre l'esprit de meurtre et de brigandage des autres paysans ameutés, et avant de se rapprocher des princes.

Contre les paysans qui prétendent être les porte-paroles de l'Evangile, Luther rétorque que « l'Evangile ne justifie pas mais condamne la révolte. Toute révolte ». 

Alors, certes, les princes sont ceux qu'ils sont – et souvent des crapules mais aussi exécrables qu'ils soient, « Dieu les veut ainsi ». Et c'est à lui de les faire expier, pas aux hommes. Toute tentative de justice humaine trop humaine est blasphématrice, satanique.

De plus, les princes servent la cité. On en a besoin pour faire régner l'ordre.

« Ces personnages hautains et antipathiques sont nécessaires, légitimes et, quelles que soient leurs tares, respectables. Dans l'ordre temporel du moins, le seul où les princes soient princes et où il faut bien que les bons les supportent, avec résignation, par esprit de charité, en pensant à ces mineurs irresponsables : les criminels, les inconscients, les malfaisants, qui ont besoin, eux, des verges et des cachots. (...) Dans le royaume terrestre, ce n'est point la charité, la miséricorde, la grâce qui mènent toutes choses – mais la colère, et la stricte justice, et le droit humain fondé sur la raison. » 

 

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Lucas Carnach l'Ancien - Henri de Saxe et sa femme (1514)

 

Luther raisonne comme Goethe et au fond comme tout conservateur : mieux vaut un ordre injuste qu'un désordre juste. La seule liberté est intérieure, spirituelle. La seule attitude légitime sur le plan social est la soumission aux grands. S'ils ne veulent pas être vraiment damnés, les damnés de la terre ont intérêt à renoncer et s'incliner. Hélas ! Comment persuader des rustres, des incultes, des rebelles qui ont pris les armes ?  À son corps défendant, Luther a inventé le bolchévisme – et en 1526 demande, dans un pamphlet sanguinaire qui est un peu son Bagatelles pour un massacre, Contre les bandes meurtrières et pillardes des paysans (Wider die Mordischen und Reubischen Rotten der Bawren), qu'on le réprime de la manière la plus sauvage. Tant pis si des innocents périssent dans le lot, Dieu reconnaîtra les siens.

« Mon sentiment est net, écrit-il à Amsdorf le 30 mai 1525, mieux vaut la mort de tous les paysans que ces princes et des magistrats. »

Et de comparer Thomas Münzer à Satan lui-même.

« Qui a vu Münzer peut bien dire qu'il a vu le diable incarné, dans sa plus grande furie ! O Seigneur Dieu, s'il règne un tel esprit parmi les paysans, il est grand temps de les égorger comme des chiens enragés. »

Et de supplier les princes d'agir :

« Pour toutes ces raisons, chers Seigneurs, déchaînez-vous, sauvez-nous, aidez-nous, ayez pitié de nous, exterminez, égorgez et que celui qui en a le pouvoir agisse ! »

Sa conclusion :

« Nous vivons en des temps si extraordinaires qu'un prince peut mériter le ciel en versant le sang, beaucoup plus aisément que d'autres en priant. »

Luther ? Un saint Jean-Baptiste qui aurait tourné Adolphe Thiers !

Dès lors qu'on refuse la Révolution, qu'on la condamne, qu'on la réprime, la Réforme a trouvé ses limites. Elle n'a été le fait que d'un homme qui avait peur d'aller en enfer, a voulu s'autonomiser par rapport à l'Église mais sans du tout vouloir renverser le « Système ». De contestataire et d'ultra-provocatrice qu'elle était, la Réforme était au fond un mouvement individualiste et conservateur – en un mot « bourgeois » pour qui le salut ne passe que par la foi, l'élection, la petite affaire personnelle et non pas du tout la grande action politique et collective. Car si l'oeuvre est mauvaise, alors l'oeuvre révolutionnaire est ultra-mauvaise. 

Le monde est mauvais, inréformable – il faut faire avec. Alors, on peut le fuir dans le catholicisme et devenir moine. Mais on peut aussi l'accepter, jouer le jeu et y être plus ou moins heureux. C'est l'alternative protestante.

« N'essayons pas de fuir. Vivons dans le siècle. Remplissons, princes ou marchands, juges, bourreaux ou soudards, les fonctions qui nous seront confiées. Acceptons-les, pour l'amour de ceux qui en bénéficient. »

 

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Lucas Carnach l'Ancien - Princesse saxonne (1517)

 

« Restons immobiles, écrit Luther. Tout briser, tout démolir pour reconstruire une maison plus large : à quoi bon ? Plions-nous, au prix, d'une perpétuelle contrainte, aux dures nécessités du monde terrestre. Qu'importe, puisque notre âme, elle, notre âme de chrétien et de croyant, s'évade librement hors de la cage ? Dans l'éther subtil de ce monde spirituel où il n'y a ni lois, ni douanes, ni frontières, qu'elle s'enivre de sa puissance et savoure sa liberté royale. Se mouvant sans crainte de la cime des vertus à la l'abîme des vices, qu'elle atteigne à travers les immondices et les souillures, à la jouissance candide de la paix intérieure. Au terme de ses expériences, enfin, qu'elle entre en communication directe et immédiate avec le foyer de toute énergie créatrice, avec l'animateur souverain, Dieu. (...) C'est la libération parfaite et le pardon, l'entrée dans cette sphère où, la loi abolie, le péché anéanti, la mort vaincue, l'âme se trouve au-delà du bien et du mal. C'est le salut par la foi. » 

 

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Lucas Cranach l'Ancien - La loi et la grâce (1529)

 

Prétendants

« À Wittemberg, à Worms, à la Wartbourg, à Wittemberg encore lors de son retour, Luther s'était grisé, il avait grisé les autres de son idéalisme intransigeant. Sans souci des contingences, sans égard pour les puissances du monde, il avait crié sa foi. Il avait développé le beau, l'héroïque et vivant poème de la liberté chrétienne. Projetant sur les foules d'abord étonnées, puis conquises, les rayons et les ombres romantiques de son espoir et de désespoir en Dieu, il avait fait chanter tour à tour, en chants violemment contrastés, l'omnipotence souveraine de la grâce et l'abjecte impuissance du vouloir humain. Lui, le moine demeuré solitaire, haut et pur dans son froc symbolique. Et voilà : des envieux étaient venus. Des rivaux. Des adversaires dont il avait délié la langue et qui profitaient de la liberté qu'ils lui devaient pour le dénigrer, le railler, à coup de surenchères ruiner son crédit. À leur appel, sous leur influence, de pauvres gens incultes et grossiers s'étaient dressés, en révolte contre les princes, les lois et les moeurs établies. De la liberté chrétienne, si radieuse en 1520, ils avaient donné d'affreuses créatures... Oui, Lutjer auraît dû mourir avant d'assister à de tels spectacles : n'avait-il pas dit tout ce qu'il avait à dire ? »

Il doit alors se battre des deux côtés. Contre les radicaux, les purs, les forcenés, les illuminés, les révolutionnaires à la Münzer ou à la Carlsadt, les insurgés. Mais aussi contre les humanistes qui donnent à sa pensée un tour trop raisonnable, tiède, « suisse ». Chez les premiers, la foi devient prétexte à émeutes, chez les seconds, rationalisme vide. « Mais si on consulte la raison, on ne croira plus aucun mystère ! »

 

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Lucas Cranach l'Ancien - Marie-Madeleine (1525)

 

Du Serf-arbitre

Érasme, surtout, attise sa fureur. Érasme qui, tout en s'appropriant une partie de la Réforme, refuse néanmoins ce joug de la grâce totale sous lequel Luther veut nous tenir. Érasme croit au libre-arbitre et l'écrit. Luther réagit avec une violence extraordinaire dans son fameux Serf-arbitre – tout en reconnaissant à Érasme qu'il tape dans le mille.

« Toi, tu ne me fatigues pas avec des chicanes à côté, sur la papauté, le purgatoire, les indulgences et autres niaiseries qui leur servent à me harceler. Seul, tu as saisi le nœud, tu as mordu à la gorge. Merci, Érasme ! »

Car l'enjeu est bien là : entre le libre-arbitre rationnel, humaniste, progressiste et qui n'a besoin que d'une grâce « suffisante » et le serf-arbitre qui fait que l'homme ne peut rien sans grâce « efficace » (comme diraient les jansénistes). Entre la religion plus ou moins naturelle et sociale, où chacun a sa chance, et la religion « surnaturelle » qui n'est faite que pour les élus, il faut choisir. La vérité, dit Lucien Febvre, est que Luther s'est piégé dans cette question et ce faisant nous a piégés. Sa négation totale et complète du libre-arbitre est trop polémique, trop mystique, pour être honnête. Au nom de la grâce, il liquide la liberté. Au nom de la foi, il dénie l'espérance – ou plus exactement l'amalgame à la première. Son « seule la foi sauve » est grandiose mais apparaît plus comme une méthode Coué qu'un credo, disons, adulte. Il y a de la pensée magique dans le sola gratia. Surtout, il risque de séparer définitivement la pensée humaniste du sentiment chrétien.

Et pourtant, il y a quelque chose d'exaltant dans l'acceptation du serf-arbitre, soit de la grâce totale, de l'élection absolue. Quelque chose qui relève du gain infini, comme dirait Pascal. Quelque chose qui peut à la fois insécuriser comme nulle autre (car si mon salut ne dépend en aucune manière de moi mais de Dieu seul, il relève du loto spirituel) mais qui, paradoxalement, peut aussi rassurer comme personne (car si mon salut ne dépend que de Dieu, eh bien, je n'ai plus à culpabiliser. Faisons confiance à l'Éternel et on verra bien ! Mieux, j'ai le droit de vivre comme je l'entends. J'ai le droit d'être moi. Il est là, je crois, le charme secret du protestantisme : avoir la liberté d'être ce que l'on est - et qui va avec ce courage d'être, dont parle Paul Tillich.)

 

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Lucas Cranach l'Ancien - Catharina von Bora (1525)

 

Narguer le diable. 

L'idéaliste est devenu conservateur. Le réformateur, pragmatique. Et l'homme libre, marié ! En juin 1525, Martin Luther épouse Catherina von Bora, jeune nonne défroquée. « Dieu sait pourtant s'il avait dit qu'il ne se marierait pas ! » Mais, c'est ainsi, la liberté est dans la contradiction et Luther est l'homme le plus libre du monde, libre de lui-même. Et se marier pour se sécuriser un peu, se replier.

Car Luther a fait son temps : la révolte paysanne, le duel avec Érasme, l'exécution de Thomas Münzer (« qui lui pèse sur le cœur », avouera-t-il), les attaques des évangélistes d'un côté et des catholiques de l'autre, ont fini par l'épuiser. Le mariage est un refuge – et la dernière provocation antivaticane de l'ancien moine.

« Je l'ai fait pour narguer le diable et ses écailles, les faiseurs d'embarras, les princes et les évêques –

puisqu'ils sont assez fous pour défendre aux clercs de se marier ! »

« Narguer le diable », encore une fois. La grande affaire de sa vie. Dans une lettre célèbre à Jérôme Weller, il expose une méthode de traitement du diable par l'alcool et la joie : 

« Il y a des fois où il faut boire un coup de trop, et prendre ses débats, et s'amuser, bref commettre quelque péché en haine et mépris du diable, pour ne pas lui laisser lieu de nous faire un cas de conscience de niaiseries minuscules... Donc, si le diable vient te dire "ne bois pas !", réponds-lui aussitôt "précisément je boirai, puisque tu le défends, et même je boirai un bon coup ! " Il faut toujours faire le contraire de ce que Satan défend ! »

Et plus loin : « quelle autre raison crois-tu que j'aie, pour boire de plus en plus mon vin pur, tenir des propos de moins en moins retenus, de plus en plus souvent faire de bons dîners ? C'est pour moquer le diable et le vexer, lui qui naguère me vexait et me moquait ! »

Et enfin le cri célèbre : « Oh ! Si je pouvais enfin imaginer quelque énorme péché pour décevoir le diable et qu'il comprenne que je ne reconnais aucun péché, que ma conscience ne m'en reproche aucun ! »

Pauvre Luther dont Mélanchton disait avec un gros soupir : « ah s'il pouvait seulement se taire ! ».

 

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Lucas Cranach l'Ancien - Loth et ses filles (1525)

 

Et Lucien Febvre de commenter :

« Ainsi faisait-il, l'un des premiers, au nom d'une immense famille d'esprits pareils au sien, la confession publique des hommes qui, angoissés de scrupules imprécis, hantés de remords vagues et de craintes sans objet, tendent un effort de damné pour projeter hors d'eux leur angoisse, l'incarner dans quelque péché classé, tangible, bien connu des hommes - puis, se roulant en lui avec une espèce de joie libératrice, cherchent dans l'excès même le moyen d'échapper au bourreau, exténuer leur démon et de regagner l'azur par-delà. »

Non, le vrai drame de Luther à la fin de sa vie, c'est la crainte du vulgaire. Lui, si grossier, scato, obscène, se défie comme de la peste du vulgaire, de celui qui va prendre sa parole à la lettre, faire de la réforme une révolution et d'une harangue une émeute. « Pas de douane pour les pensées » devient la porte ouverte au n'importe quoi. Luther voulait affranchir les esprits, il se retrouve avec des non-contractants ! C'est la merde. Lui qui exhortait les chrétiens à être au-dessus des lois, le voilà qui se réfère l'Ancien Testament, la Loi, la Lettre ! « Pour les têtes dures et les gaillards grossiers, il faut avoir recours à Moïse et à sa loi, à Maître Jean et à ses verges ! »

Luther parle désormais comme Bossuet. Les supérieurs sont des émissaires de Dieu. Toute autorité, même la plus tyrannique, est socialement légitime. Toute rébellion, méphitique. Il faut rendre à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César. Le pire, c'est la plèbe.

« Les princes du monde, des dieux ; le vulgaire, Satan. »

Aucune internationale pour les damnés de la terre. 

« Mieux vaut que les tyrans commettent cent injustices contre le peuple une seule injustice contre les tyrans. »

Au fond, tiraillé de tous côtés, Luther ne sait plus où il en est. Il voulait libérer le monde mais le monde l'a déçu. « C'est un nerveux, un inquiet, un instable, qui demeure enfermé en lui ; mais devant les difficultés, les protestations des uns, les exagérations des autres, l'épaisse sottise de la masse, il connaît de brusques révoltes, des défaillances, des colères brutales. »

Lui-même est devenu un mari vulgaire, ventripotent, obligé de travailler pour gagner sa pitance (il sera jardinier, horloger) et nourrir ses enfants – car en plus, il a enfanté !

 

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Lucas Cranach l'Ancien - Philippe Melantchon (Philippe Mélanchthon, 1543)

 

Mélanchton, le modérateur

C'est Mélanchton qui a pris le relai, fournissant bientôt dans Lieux communs (1521) un résumé fidèle de la doctrine du maître. Plus diplomate, il sait ménager la chèvre et le chou, renouer avec Érasme et surtout en finir avec ce livre monstrueux qu'est le Serf-arbitre – mystique incompréhensible pour le commun des mortels et plutôt dangereuse sur le plan social. Ce qui l'effraie est de constater l'état dans lequel le luthérianisme a jeté certains hommes : irresponsabilité, immaturité, criminalité même (puisque le salut ne dépend pas de moi, je peux faire n'importe quoi !). Non, il faut revenir à une coopération humaine, une synergie entre l'homme et dieu. La grâce seule ne suffit pas, il faut y mettre un peu du sien. Dieu ne sauve pas qui il veut mais qui le veut. Le pélagianisme a du bon. Bref, Mélanchton apaise, modère, corrige, atténue la doctrine luthérienne. La rend plus humaine, acceptable, bourgeoise. Étrangement, Luther accepte tout ça. Comprend qu'un autre luthéranisme se forme contre son propre luthérisme. Mais à quoi bon lutter ? C'est toujours comme cela que ça se passe dans l'histoire des religions, des idées, des politiques. Filiations toujours bâtardes pour le meilleur et pour le pire. Moïse et Aaron. Jésus et saint Paul. Socrate et Platon. Une oeuvre n'appartient jamais à son auteur. C'est la foi qu'on met en elle qui compte.

 

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Lucas Cranach l'Ancien - Le Christ et Marie (1516)

 

En conclusion

Luther, écrit Lucien Febvre en conclusion, a échoué. Il était parti, joyeux, confiant, pour « changer les les bases spirituelles de l'Église chrétienne » et il a aura surtout fait exploser le saint empire germanique. Autour de lui, que des ruines, du chaos, de la confusion. « Le pape expulsé, totalement ou partiellement, de dix pays de vieille obédience. L'empereur, réduit de plus en plus à une activité locale dans un Empire moins unifié que jamais. Les divisions religieuses exaspérant les antagonismes politiques, surexcitant les oppositions nationales. » 

Le religieux qui tourne politique (comme le vin, vinaigre), le spirituel qui dégénère en social, la liberté de pensée qui devient surtout celle des cancres, des imbéciles, des brutes. Aurait-il pu en être autrement ? Toute grande idée s'avilit au contact du réel. Ce qui était censé émanciper les foules les abrutit encore plus. Il est vrai que le serf-arbitre était une croyance trop radicale pour convaincre les ouailles - ni du reste les intellectuels. Des gens aussi différents qu'Erasme, Rabelais, Giordano Bruno ou Campanella ne suivront pas Luther sur ce point. N'est-pas Maître Eckhart qui veut. Quand on est pris par une mystique (et le Sola Gratia en est assurément une) mieux vaut ne pas la diffuser hors des murs d'un cloître ou d'un cercle d'érudits. Pareil pour le génial « pas de douane pour les pensées », porte ouverte aux sectes de tout poil, au nawak confusionniste, aux premiers « non-contractants » - et qui donna beau jeu à Bossuet pour écrire ses Histoire des variations des Églises protestantes. Le protestantisme apparaîtrait non seulement comme une hérésie mais aussi comme une spiritualité individualiste amenant immanquablement à l'athéisme.

Comme l'écrivit plus tard Jacques Maritain, « en affranchissant les communautés chrétiennes de la "tyrannie romaine" et de l'autorité spirituelle du vicaire du Christ, [Luther] les arrachait en réalité à l'unité du corps du Christ pour les incarcérer malgré lui dans le corps temporel de la communauté politique ou nationale, et les soumettre finalement à l'autorité de ces princes qu'il détestait. »

Sans compter que la vieille Église était toujours là, prête à contre-réformer, à se re-thomiser sévère, à se corrompre et corrompre encore plus.

Et pourtant... « Qui a bu le vin grisant de l'absolu, que lui importent vos petites vendanges terrestres ? » Luther fut le père de l'esprit moderne, du libéralisme et de la plus haute philosophie. Hegel, Kierkegaard, Nietzsche lui doivent énormément. Nous lui devons énormément. « Il ne s'était pas trompé : il n'y a pas de douanes, pas de prisons pour les idées. Elles sont insaisissables et proprement indestructibles. »

Alors oui, évidemment, on peut toujours voir dans le protestantisme une sorte de pacte faustien.

Mais Faust est sauvé à la fin.

 

A part ça, vingt ans de blog ce mois-ci

 

 

 

 

 

 

 

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