Anonyme, Vierge à l'Enfant, peinture qui fut attribuée tour à tour au Caravage et à Orazio Gentileschi, fin XVIe-début XVIIe siècle (Galleria nazionale d'arte antica, Rome).
Faisons le point. Ecriture et Tradition contiennent assurément la menace de l'enfer. Pour autant, « à supposer que ces menaces et ces images aient un sens, alors, c'est tout d'abord celui de me mettre sous les yeux la responsabilité qui m'est donnée par ma liberté. » Qu'il existe ou non, l'enfer est donc bien une menace, une méthode, un moyen. Mais ce n'est pas parce que l'Ecriture et la Tradition me parlent d'un enfer où vont les méchants que je suis autorisé à penser qu'il y en ait pour de bon. Si l'enfer est une possibilité, cette possibilité concerne moins les autres que moi-même. La possibilité de l'enfer n'est en fait que pour moi. A moi de voir si je veux y aller ou non (et même si je doute qu'on trouve des gens qui veulent y aller). Mais que je me garde bien de croire que c'est pour les autres et qu'il y en a qui y sont. Là-dessus, Balthasar, si affable et prudent d'habitude, ne mâche pas ses mots :
« ... quiconque envisage la possibilité ne fût-ce que d'un seul réprouvé en dehors de lui-même, celui-là sera difficilement capable d'aimer sans réserve. »
Si tu veux être le gardien de ton frère, alors commence par avoir confiance en lui comme tu as confiance en Dieu et ne désespère jamais de son salut. Ne te fais pas commandeur des autres - ce qui est toujours du plus détestable effet et provoque les effets inverses que tu cherchais. Sois patient.
Donc, ça s'éclaire. La possibilité de l'enfer est peut-être réelle, mais moins que l'espérance pour le salut pour tous - et qui, comme le dit un certain Karl Rahner cité par Balthasar, est le devoir du chrétien. En bref, il s'agit de n'envisager l'enfer que pour soi tout en espérant le paradis pour tous. « Il faut maintenir à hauteur égale » risque de la damnation et risque du salut (si j'ose dire.)
Cette espérance totale pour tous était justement l'espérance paulinienne. Et comme le dit l'exégète Joachim Gnilka :
« Je ne puis me défendre de l'impression que Paul était habité, du moins par moments, de l'espérance ardente que tous les hommes seraient sauvés ; plus tard, cette idée s'est répandue sous le nom d'apocatastase, et comme doctrine, elle a été condamnée. Mais aujourd'hui encore, il est permis de nourrir cette espérance, à condition de présupposer que la solidarité avec tous les hommes exprimée par cette espérance soit objet d'efforts, de lutte, de passions, comme elle l'a été dans l'existence de l'Apôtre. »
Cette passion salvatrice semble être plus le fait de la femme que l'homme. Mais peut-être parce que la femme connaît mieux l'homme que lui-même.
« Comment supporterais-je, Seigneur, qu'un seul de ceux que tu as faits comme moi à ton image et ressemblance, aille se perdre et s'échappe de tes mains ? Non, en aucun cas je ne veux qu'un seul de mes frères se perde, un seul de ceux qui me sont unis par une identique naissance pour la nature et pour la grâce. Je veux que tous ils soient arrachés à l'antique Ennemi, que tu les prennes tous pour l'honneur et pour la plus grande gloire de Ton nom. (...)
L'amour ne saurait demeurer en enfer, il détruirait l'enfer de fond en comble ; on le supprimerait plus facilement qu'on ne laisserait subsister l'amour en lui (...)
[L'amour pulvérise l'enfer.]
Si seulement ta vérité et ta justice se révélaient, je désirerais tant qu'il n'y ait plus d'enfer ou du moins que nulle âme n'y descende. Si je pouvais demeurer unie à Toi tout en me tenant à l'entrée de l'enfer pour en empêcher l'accès au point que personne ne puisse plus y entrer, ce serait la plus grande des joies, car ainsi tous ceux que j'aime seraient sauvés. »
CATHERINE DE SIENNE.
Sainte Thérèse d'Avila, par Rubens (sur Wikipédia.)
« J'aimerais souffrir avec la joie la plus vive mille morts pour que même une seule âme échappe ainsi à un châtiment si effrayant. »
THERESE D'AVILA.
Le cas de Thérèse d'Avila est hautement significatif. Comme Jean de la Croix, elle a vécu une expérience d'enfer personnelle. Elle y est allée, a été atrocement effrayé mais n'a vu aucun damné. Au contraire de Dante qui se vantait d'en avoir vu plein. Mais Dante est un poète crâneur et Thérèse une sainte déclarée Docteur de l'Eglise.
Mieux: même dans les cas où des damnés apparaissent aux élus (comme à Fatima), « prédomine pourtant chez eux (et c'est le but de la révélation) le désir de s'opposer à ce qui apparaît, de le rendre pour ainsi dire caduc ; ILS SONT TRES LOIN DE L'IDEE QU'AU VU DE LA PERDITION CONTEMPLEE PAR EUX, IL N'Y AURAIT PLUS RIEN A FAIRE. »
Loyola aussi médite en ce sens. L'enfer existe peut-être mais il ne saurait avoir le dernier mot.
En fait, tout se passe comme si l'hypothèse de l'enfer n'était là que pour arracher les damnés de celui-ci. L'enfer n'est là que pour qu'on lui résiste. C'est le paradoxe chrétien absolu - et qui relève quasiment de la gnose, c'est-à-dire de la féminité.
La gnose n'est-elle pas en effet d'essence féminine ? Car ce sont les femmes qui sont en première ligne dans cette guerre contre l'enfer. Ce sont les femmes qui rêvent d'apaiser les souffrances des damnés en souffrant pour ou avec eux : Adrienne von Speyr, Mechtilde de Kackeborn, Angèle de Foligno, Julienne de Norwich. Quoi de plus féminin que de vouloir résoudre le contradictoire... masculin ?
Quant à EDITH STEIN, c'est très simple, la grâce peut s'insinuer en nous par secret. « [La grâce] peut venir à l'homme sans qu'il la cherche, sans qu'il en veuille ». Bien sûr, celui-ci peut toujours dire non car il est libre et blablabla mais la probabilité de s'auto-exclure de la miséricorde quand celle-ci se présente à nous est difficile à imaginer.
« L'Amour dont la miséricorde s'étend à tous peut se pencher sur chacun. Nous croyons qu'il le fait. Et il y aurait alors des âmes qui durablement se ferment à Lui ? AU TITRE D'UNE POSSIBILITE DE PRINCIPE, impossible de l'exclure. Factuellement, il se peut qu'elle soit infiniment improbable. »
L'enfer comme possibilité de principe, on ne dira jamais mieux.
Et même... À ceux qui ne font pas attention, la grâce
« peut alors s'insinuer à leur insu dans leurs âmes et les investir petit à petit. Plus s'élargit l'espace qu'elle accapare si ILLEGITIMEMENT, plus il devient improbable que l'âme se ferme à elle. Désormais, elle voit déjà le monde à la lumière de la grâce. Elle voit la sainteté quand elle la rencontre et se trouve attirée par elle. Elle s'aperçoit aussi du mal et se met à en avoir horreur, et tout le reste pâlit au regard de ces qualités. À cette évolution correspond, au sein de l'âme, une tendance à se comporter dans le sens de la grâce, conformément à la raison qui est propre à la grâce et non plus à celle du mal ou à la raison naturelle. »
Alors, certes, l'âme rebelle peut se battre contre cette grâce qui se répand en elle, et en vertu de son principe de liberté, mais
« plus la grâce gagne de terrain sur ce qui avant elle emplissait l'âme, plus elle enlève de force aux actes dirigés contre elle. Et pour ce refoulement, il n'y a pas de frontières établies de principe. Lorsque toutes les impulsions opposées à l'Esprit de lumière sont expulsées de l'âme, alors une libre décision contre lui est devenue infiniment improbable. Alors la foi en l'amour et la grâce illimitées de Dieu justifie aussi l'espérance en une universalité de la Rédemption, bien que la possibilité, demeurant par principe ouverte, de résister à la grâce laisse aussi subsister la possibilité d'une damnation éternelle. »
En d'autres termes, rien ni personne ne saurait résister à la grâce. Edith Stein a beau dire in extremis que la liberté humaine ne saurait être dupée par la grâce divine, qu'est-ce donc que la grâce sinon justement quelque chose qui l'emporte sur la liberté humaine et qui peut s'insinuer dans l'âme malgré elle et comme Stein l'a quand même dit ? Fascinant de lire ces textes où la sainte comme le théologien tentent de garder les deux bouts de la grâce et de la liberté, faisant semblant de ne pas choisir théoriquement, mais faisant sentir au lecteur leur sensibilité profonde.
« Nous n'avons connaissance pour notre part que des possibilités de principe, et sur la base des possibilités de principe, nous comprenons les faits qui nous sont accessibles. »
Et c'est ainsi que la possibilité théorique de l'enfer se dissout dans son improbabilité pratique. Sans doute suis-je en train de forcer le texte de ces saintes. Mais Balthasar aussi.....
Enfin, il ne faut jamais oublier le verset de l'Epître de Pierre qui donne sa version définitive du salut des hommes par les femmes - c'est-à-dire de l'humanité par elle-même :
Jean-Louis Gérôme, La vérité sortant du puits armée de son martinet châtier l'humanité, 1896